La théorie postcoloniale : déconstruire l’Occident pour sauver l’autre<!-- --> | Atlantico.fr
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Un membre algérien du FLN représente des drapeaux algériens le 29 juin 1962 dans la casbah d'Alger avant le référendum d'autodétermination de l'Algérie.
Un membre algérien du FLN représente des drapeaux algériens le 29 juin 1962 dans la casbah d'Alger avant le référendum d'autodétermination de l'Algérie.
©AFP

Bonnes feuilles

Helen Pluckrose et James Lindsay publient « Le Triomphe des impostures intellectuelles » chez H & O éditions. La prolifération incontrôlée des croyances anti-Lumières constitue une menace non seulement pour la démocratie et la liberté de penser mais aussi pour la modernité elle-même. Tout en reconnaissant la nécessité de poursuivre le combat pour une société plus égalitaire, les auteurs analysent comment cette fuite en avant d'activistes souvent radicaux fait plus de mal que de bien, notamment aux communautés marginalisées qu´elle prétend défendre. Extrait 1/2.

Helen Pluckrose

Helen Pluckrose

Helen Pluckrose est une auteure et écrivaine britannique connue pour ses critiques de la justice sociale. Elle est rédactrice en chef d'Areo.

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James Lindsay

James Lindsay

James Lindsay est un auteur, critique culturel et mathématicien américain. Il est connu pour son implication dans l'affaire des études de griefs avec Peter Boghossian et Helen Pluckrose, avec qui il a co-écrit le livre Cynical Theories.

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La Théorie postcoloniale cherche à déconstruire l’Occident, tout au moins l’idée qu’elle se fait de l’Occident. Cet ambitieux projet de démolition fut sans aucun doute la première émanation du postmodernisme appliqué. Contrairement aux Théories de la race et du genre qui présentaient déjà des axes de réflexion et une recherche universitaire bien établis avant la mainmise du postmodernisme sur les études culturelles, la Théorie postcoloniale est un pur produit de la pensée postmoderne. Elle a par ailleurs été conçue dans un but précis: la décolonisation, à entendre comme la destruction systématique du colonialisme dans toutes ses manifestations et tous ses effets.

Alors que le postmodernisme considérait qu’il avait aussi bien dépassé que démonté les composantes essentielles de la modernité, le postcolonialisme restreint la portée de cette même entreprise aux questions coloniales. La Théorie postcoloniale est animée par le principe de connaissance postmoderne, où la vérité objective est rejetée en faveur du constructivisme culturel, et le principe politique postmoderne, où le monde est perçu comme une construction des systèmes de pouvoir et de privilèges déterminant ce qui peut être connu. Les quatre thèmes principaux de la pensée postmoderne (le brouillage des frontières, un pouvoir démesuré conféré au langage, le relativisme culturel, l’abandon de l’individu et le déni de l’universel) imprègnent tout autant le postcolonialisme. Les chercheurs postcoloniaux n’ont pas tous adopté la perspective postmoderne, mais les figures de proue étaient et sont toujours toutes incontestablement postmodernes. Leur approche domine aujourd’hui le monde académique et l’activisme postcolonial de la Justice Sociale.

Le postcolonialisme et la Théorie qui s’y rapporte sont issus d’un contexte historique bien spécifique: l’effondrement moral et politique du colonialisme européen qui avait dominé la politique mondiale plus de cinq siècles durant. Le colonialisme européen à proprement parler débuta vers le XVe et se poursuivit jusqu’au milieu du XXe siècle. Il s’appuyait sur la prétention des puissances européennes à étendre légitimement leurs territoires et à exercer leur autorité politique et culturelle sur d’autres peuples et régions. Ce type d’impérialisme se retrouve dans beaucoup, sinon la plupart, des cultures d’avant le XXe siècle, ce qui n’a pas empêché le colonialisme européen de vouloir proclamer et légitimer son droit à le faire par autant d’histoires et d’explications : les fameux métarécits. Le colonialisme français aura ainsi une « mission civilisatrice » et les États-Unis une « Destinée manifeste » (Manifest Destiny) — des concepts fondamentaux dans la production de connaissances et l’organisation politique d’avant les Lumières jusqu’à la période moderne.

Au milieu du XXe siècle, le colonialisme européen commença à chanceler avant de rapidement s’effondrer. Les efforts de décolonisation s’étaient particulièrement accélérés après la Seconde Guerre mondiale tant sur le plan matériel que politique, si bien qu’au début des années 1960, l’enjeu moral du colonialisme agitait autant le monde universitaire que le grand public, en particulier la gauche radicale. Le postmodernisme a ainsi émergé d’un milieu social et politique fortement marqué par l’effondrement du colonialisme, en particulier dans les universités d’Europe continentale.

Les Théoriciens postcoloniaux finirent par s’imposer et rejetèrent les métarécits colonialistes, ce qu’ils firent en examinant les discours (manières de parler des choses) du colonialisme. Le postcolonialisme est en quelque sorte un postmodernisme qui ne traiterait que d’un élément spécifique de la modernité — le colonialisme — en y appliquant la Théorie postcoloniale, l’outil de la Théorie adapté à ce domaine. Les Théoriciens postcoloniaux ont ainsi étudié les discours du colonialisme, autrement dit les discours qui visent à protéger les intérêts des puissants et des privilégiés, notamment le prétendu droit de dominer d’autres cultures que les discours hégémoniques « civilisés » occidentaux (et chrétiens) considéraient comme « non civilisés » et « barbares ».

Le postcolonialisme comme projet postmoderne appliqué

Le colonialisme continuait à secouer les esprits en ce milieu du XXe siècle qui vit paraître les travaux du psychiatre Frantz Fanon, des ouvrages qui allaient connaître une influence grandissante.

Son essai de 1952, Peau noire, masques blancs est une critique véhémente du racisme et du colonialisme. L’an V de la révolution algérienne paru en 1959 décrit les changements de culture et de politique pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie. En 1961, avec Les Damnés de la Terre, il ouvrit la voie au postcolonialisme et à la Théorie postcoloniale; la thèse qu’il y développe entraîna en effet un profond changement dans la façon de penser le colonialisme. Pour Fanon, en 1961, le colonialisme représentait avant toute chose un déni systématique de l’humanité des peuples colonisés. Cette idée imprègne toute son œuvre consacrée à l’effacement de l’identité et de la dignité des peuples. Il faut, pour Fanon, que les peuples colonisés opposent une résistance violente afin de préserver leur santé mentale et conserver une estime d’eux-mêmes. Son livre était à la fois profondément critique et ouvertement révolutionnaire — deux attitudes qui ont, depuis, façonné le postcolonialisme et influencé les aspects les plus radicaux de l’activisme de gauche.

Mort en 1961, Fanon n’était cependant pas postmoderne. Son approche, bien qu’elle soit marquée par un profond scepticisme autant que par une dimension nettement critique et radicale, est généralement considérée comme moderniste. Fanon reprend en effet en grande partie les critiques marxistes de Lénine à l’égard du capitalisme; ses analyses s’appuient fortement sur la théorie psychanalytique, et sa philosophie est essentiellement humaniste. Cela n’a pas empêché les penseurs qui l’ont suivi, dont Edward Saïd, le père de la Théorie postcoloniale, de s’inspirer des études de Fanon sur les impacts psychologiques de l’assujettissement d’une culture, d’une langue et d’une religion. Fanon explique qu’il faut perturber et, si possible, inverser la mentalité colonialiste des individus soumis ou ayant été soumis à la domination coloniale et à la vision du monde colonialiste qui l’a justifiée.

Une telle importance accordée aux mentalités, préjugés et discours se concilie parfaitement avec le postmodernisme. Les chercheurs qui envisagent le postcolonialisme d’une façon postmoderne — les Théoriciens postcoloniaux — considèrent également leurs travaux comme un projet visant à combattre certaines mentalités supposées légitimer le colonialisme (plutôt que de s’intéresser à ses effets pratiques et matériels). Ils s’appuient principalement sur les idées postmodernes faisant des connaissances une construction du pouvoir perpétuée par les discours. La Théorie postcoloniale repose fondamentalement sur l’idée que l’Occident se construit en opposition à l’Orient à travers ses discours. « Nous sommes rationnels, ils sont superstitieux. » « Nous sommes intègres, ils sont trompeurs. » « Nous sommes normaux, ils sont exotiques. » « Nous sommes des êtres avancés, eux des primitifs. » « Nous sommes libéraux, ce sont des barbares. » L’Orient est construit comme le faire-valoir de l’Occident. Le recours à des termes comme autre ou altérisé exprime ce dénigrement d’autrui pour se sentir supérieur, ce que Saïd appelait l’«  orientalisme  » — une dénomination qui lui permettait de jeter le discrédit sur les orientalistes, autrement dit les chercheurs contemporains qui étudiaient, selon d’autres perspectives, l’Extrême-Orient, l’Asie du Sud et surtout le Proche-Orient.

Saïd présenta ses idées inédites dans L’Orientalisme publié en 1978. Cet essai a non seulement jeté les bases du développement de la Théorie postcoloniale, mais il a également fait connaître aux États-Unis une application de la Théorie postmoderne. Théoricien palestino-américain, Saïd s’est principalement inspiré des travaux de Fanon et des œuvres de Foucault. Malgré les nombreux griefs qu’il finit par avoir à l’égard de Foucault, Saïd considérait que la connaissance du pouvoir était essentielle pour comprendre l’orientalisme, d’où son intérêt pour le concept foucaldien de « savoir-pouvoir ». L’idée que la façon dont nous parlons construit la connaissance, et que les groupes de pouvoir de la société parviennent à diriger le discours et donc à définir ce qui constitue la connaissance, joue un rôle fondamental dans le travail de Saïd:

La notion de discours définie par Michel Foucault dans l’Archéologie du savoir et dans Surveiller et Punir m’a servi à caractériser l’orientalisme. Je soutiens que, si l’on n’étudie pas l’orientalisme en tant que discours, on est incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique qui a permis à la culture européenne de gérer — et même de produire — l’Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique et imaginaire pendant la période qui a suivi le siècle des Lumières.

Saïd affirme que l’orientalisme est sous-tendu par un discours occidental, discours qui a construit l’Orient en lui imposant une image à la fois méprisante et exotique. L’influence du postmodernisme est tellement patente que l’on n’aurait pas eu besoin du témoignage de Saïd pour nous dire que l’orientalisme « ne peut pas » être compris sans les idées de Foucault.

Ce désir de déconstruire l’Occident prétendument hégémonique domine depuis lors la Théorie postcoloniale. La grande partie des travaux postcoloniaux consiste à repérer l’orientalisme dans les textes occidentaux. Cela tient en partie au fait que le projet de Saïd consistait en une démarche entièrement littéraire — il avait particulièrement pris ombrage du roman de 1899 de Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres, une œuvre allégorique soulevant des questions importantes sur le racisme et le colonialisme. Plutôt qu’un examen des éléments thématiques des textes, Saïd préférait en faire une « lecture attentive » afin de mettre en lumière les différentes manières dont les discours occidentaux construisent, perpétuent et renforcent le binarisme orientaliste.

Saïd propose une analyse postmoderne appliquée du discours qui s’attache d’une part à repérer les déséquilibres de pouvoir dans les interactions entre les groupes culturels dominants et marginalisés (régionaux), et qui vise de l’autre à réécrire l’histoire du point de vue des opprimés. Une telle réécriture salutaire permettra de faire entendre des voix perdues et de mettre en avant des perspectives écartées afin de donner une image historique plus complète et plus nette, mais cela servira également souvent à récrire l’histoire afin de la conformer à des récits locaux ou politiques, ou bien à mettre sur un pied d’égalité différentes versions contradictoires de l’histoire, ce qui revient implicitement à rejeter toute prétention à une connaissance objective.

Saïd reprend également l’idée postmoderne que la connaissance est quelque chose que l’on fabrique. Il écrit ainsi dans son introduction à L’Orientalisme:

l’histoire est faite par les hommes et les femmes, mais elle peut également être défaite et réécrite, à coups de silences, d’oublis, de formes imposées et de déformations tolérées, de telle sorte que « notre » Est, ou « notre » Orient, devienne vraiment « nôtre », que nous puissions le posséder et le diriger.

Il ne s’agit donc pas simplement d’une déconstruction, mais d’un appel à la reconstruction. La Théorie postcoloniale inclut un programme politique (généralement radical) dont était dépourvu le postmodernisme originel. L’éminente chercheuse féministe postcoloniale, Linda Hutcheon, le dit elle-même très bien: « [Les recherches féministe et postcoloniale ont] toutes les deux des visées politiques distinctes et souvent une théorie de l’agence qui leur permet de dépasser les limites postmodernes de la déconstruction des orthodoxies existantes tout en gagnant les domaines de l’action sociale et politique. » Comme la plupart des Théoriciens critiques qui ont suivi les postmodernes et cherché à appliquer leurs idées, Hutcheon plaide en faveur d’une Théorie postmoderne à même d’animer un activisme politique. La Théorie postcoloniale, explicitement orientée vers le militantisme, est ainsi l’une des premières manifestations du postmodernisme appliqué.

Deux autres chercheurs sont, avec Saïd, considérés comme les fondateurs de la Théorie postcoloniale: Gayatri Chakravorty Spivak et Homi K. Bhabha. Leurs travaux, tout comme ceux de Saïd, sont entièrement et explicitement postmodernes, tant dans leur origine que dans leur orientation, mais l’influence de la déconstruction du langage par Jacques Derrida rend leurs écrits linguistiquement et conceptuellement difficiles à appréhender, pour ne pas dire sibyllins. La contribution la plus significative de Spivak à la Théorie postcoloniale reste probablement son essai de 1988, « Les Subalternes peuvent-elles parler ? », un texte qui se focalise sur le langage et le rôle préoccupant des structures de pouvoir pour le contraindre.

Spivak soutient que les subalternes — les peuples colonisés de statut subordonné — n’ont pas accès à la parole, bien qu’en apparence ils soient pourvus d’une représentation d’eux-mêmes. Il faut y voir, toujours selon cette chercheuse, la conséquence directe de l’imprégnation du discours par le pouvoir qui empêchera à ceux qui se trouvent en dehors des discours dominants d’accéder à la communication. Dans ce même essai, Les Subalternes peuvent-elles parler?, Spivak, s’appuyant sur Saïd et Foucault, forge le concept de violence épistémique afin de décrire le préjudice causé aux colonisés lorsque les discours dominants marginalisent leurs savoirs aussi bien qu’eux-mêmes en tant que porteurs de savoirs.

L’approche postmoderniste de Spivak est particulièrement manifeste dans son idée déconstructrice, reprise à Derrida, d’un pouvoir subversif consistant à maintenir les stéréotypes au sein d’oppositions binaires porteuses de pouvoir, tout en inversant leur hiérarchie. C’est ce qu’elle appelle « l’essentialisme stratégique ». L’essentialisme, nous dit-elle, est un instrument linguistique de domination. Les colonisateurs justifient leur oppression du groupe subordonné en en faisant un « autre » monolithique aisé à stéréotyper et donc à dénigrer. L’essentialisme stratégique reprend ce même sens d’identité de groupe monolithique mais en le transformant en un acte de résistance où la suspension de l’individualité et la diversité au sein du groupe subordonné serviront à promouvoir des objectifs communs à travers une identité commune. L’essentialisme stratégique est ainsi un type particulier de politique identitaire, délibérément construit autour du principe de deux poids deux mesures.

Nous avons là une parfaite illustration de l’influence de Derrida sur Spivak qui le préfère à Saïd et Foucault — Foucault étant, pour elle, trop politique dans sa démarche. Les travaux de Derrida mettent l’accent sur l’ambiguïté et la fluidité du langage et sont rédigés dans une prose très difficilement compréhensible qui s’oppose par principe à énoncer quoi que ce soit de concret. On ne s’étonnera donc pas que les études de Spivak soient, elles aussi, profondément ambiguës et confuses. Elle explique ainsi:

Je trouve sa morphologie [de Derrida] beaucoup plus élaborée et utile que ne l’est l’engagement, plus direct et substantiel, de Foucault et Deleuze dans des questions plus « politiques » — que l’on pense à l’invitation de ce dernier à « devenir femme » —, qui peut rendre leur influence plus dangereuse pour l’universitaire américain, dans son enthousiasme radicaliste. Derrida marque dans la critique radicale le danger de s’approprier l’autre par assimilation. Il lit la catachrèse à l’origine. Il appelle à une réécriture de l’impulsion structurale utopique qui fait « délirer la voix intérieure qui est la voix de l’autre en nous ».

Les idées d’impénétrabilité et l’impraticabilité étaient particulièrement à la mode chez les Théoriciens de l’époque, en particulier parmi les postcoloniaux. Homi K. Bhabha est un autre illustre représentant du postmodernisme. Il exerça une grande influence sur le terrain pendant les années 1990 avec une prose rivalisant d’obscurité avec celle de Spivak. Bhabha est sans doute le plus déconstructeur des chercheurs importants postcoloniaux, ayant été principalement influencé par Lacan et Derrida. Ses études portent tout particulièrement sur le rôle du langage dans la construction du savoir.

© H&O éditions, 2021

Extrait du livre d’Helen Pluckrose et James Lindsay, « Le Triomphe des impostures intellectuelles », publié chez H&O éditions

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