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La simplicité des promesses en politique ne garantit pas la simplicité de leur mise en œuvre : les retraites en sont la preuve
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Bonnes feuilles

Ce livre apporte un regard neuf sur le fonctionnement des pouvoirs publics et le comportement d'entreprises ou de particuliers qui nous compliquent la vie. Dans le mythe grec, Thésée est sorti vainqueur du labyrinthe, symbole de la dictature appuyée sur la complication, et a doté Athènes de la première législation démocratique. L'auteur propose de suivre sa voie. Extraits de "Le Labyrinthe" de Jacques Bichot, aux éditions Les Belles Lettres 1/2

Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Il est plus facile d’arriver au pouvoir, puis de l’exercer, en brouillant les pistes, en allant dans des directions divergentes de façon à donner satisfaction à des électeurs dont les préférences, les opinions et les intérêts sont divers et difficilement conciliables. La théorie de l’électeur moyen, selon laquelle il conviendrait de gouverner « au centre » pour s’attirer un maximum de suffrages, est simpliste : les hommes politiques ont bien compris que dans l’espace multidimensionnel des opinions et des intérêts ils pouvaient tirer parti de leur aptitude à promettre et, dans une certaine mesure, à faire, sinon « tout et le contraire de tout », du moins quantité de choses allant dans des directions divergentes. Pour « ratisser large » il ne faut pas viser la simplicité ; le « non » doit souvent se transformer en « oui, même s’il faudra aller un peu moins loin ou prendre un chemin légè- rement détourné ». Pour conquérir le pouvoir et pour le conserver, la cohérence n’est pas forcément la qualité la plus efficace. Si le cheval est la plus noble conquête de l’homme, la plus efficace monture des politiciens est plutôt le cheval de Troie – la prise du pouvoir par la ruse, grâce à des apparences trompeuses.

Il ne s’agit pas ici de condamner toute duplicité et toute complication au nom d’un moralisme étroit. La fin ne justifie pas tous les moyens, mais garder à tout prix ses mains immaculées conduit, en politique, à n’avoir pas de mains. Deux des meilleurs souverains qu’ait eus la France, Henri de Navarre et Charles de Gaulle, ont respectivement simulé une conversion et dissimulé une conviction (l’absence de viabilité de l’Algérie française). Il n’en reste pas moins que l’usage à haute dose de la complication, efficace pour accéder au pouvoir et pour le conserver, n’est pas le signe annonciateur d’un règne bénéfique.

Compliquer pour arriver au pouvoir : les promesses mirifiques

Il est de bon ton de dire qu’un candidat aux élections doit avoir un langage simple et proposer des mesures compréhensibles. Ce n’est pas toujours le cas, mais en sus la simplicité des promesses ne garantit nullement la simplicité de leur mise en œuvre. Soit par exemple la promesse de la « retraite à 60 ans » faite en 1980 et 1981 dans le Projet socialiste pour la France2 et dans les 110 propositions pour la France qui contribuèrent au succès électoral de François Mitterrand et de l’Union de la gauche. La proposition 82 s’énonce : « Le droit à la retraite à taux plein sera ouvert aux hommes à partir de 60 ans et aux femmes à partir de 55 ans. » En apparence, voilà une promesse d’une grande simplicité. Et comme le traitement privilégié promis aux femmes sera oublié lors du passage à l’acte, il s’agira tout bonnement de l’ouverture pour tous du droit à la retraite à 60 ans : encore plus simple ! Pourtant, c’est la mise en œuvre de cette promesse simplissime qui a inextricablement compliqué la retraite de la Sécurité sociale.

En effet, appliquer purement et simplement la promesse aurait coûté trop cher, même après avoir renoncé à donner aux femmes des droits encore plus mirifiques. Il a donc fallu trouver un moyen pour limiter l’accès à la retraite à taux plein à 60 ans qui avait été imprudemment promis. Ce moyen, ce fut la décote : le taux plein (50 % du salaire de base) ne fut accordé qu’aux travailleurs ayant validé 150 trimestres d’assurance vieillesse ; pour les autres, cette somme fut affectée d’un coefficient, appelé décote, basé sur le minimum de deux différences : celle entre 150 et le nombre de trimestres validés ; et celle, exprimée en trimestres, entre 65 ans et l’âge atteint lors de la liquidation de la pension. Par exemple, pour une femme ayant 63 ans et 140 trimestres d’assurance lors de la liquidation, on retenait le minimum de 10 trimestres (150 trimestres exigés moins 140 trimestres validés) et de 8 trimestres (65 ans exigés moins 63 ans, donc 2 ans, soit 8 trimestres). Le nombre de trimestres manquants pour le taux plein dans notre exemple est le plus petit des deux entiers 10 et 8, en notation mathématique Min (10 ; 8). Malheureusement, quand une fonction de plusieurs variables (ici, la pension, fonction des salaires perçus, de la durée d’assurance et de l’âge à la liquidation) est construite à l’aide de la fonction Minimum, Min en abrégé (Min (x ; y) désignant le plus petit des deux nombres x et y), ses propriétés sont rarement simples. Et c’est ce qui se passe pour le calcul de la pension : la réforme de 1982 l’a rendu à la fois difficile à comprendre pour les assurés sociaux, et malcommode pour gouverner l’assurance vieillesse.

Voyons cela plus concrètement. La pension était réduite, par rapport au « taux plein », de 1,25 % par trimestre manquant. L’assurée sociale de 63 ans ayant validé 140 trimestres se voyait donc appliquer une décote de 8 fois 1,25 % soit 10 %. Sa sœur jumelle ayant validé 144 trimestres avait un déficit de durée d’assurance inférieur, 6 trimestres, et voyait le montant de son taux plein amputé de seulement 7,50 % (6 fois 1,25 %, le nombre de trimestres retenu pour la décote étant cette fois celui des trimestres d’assurance faisant défaut pour arriver à 150). Même si elle avait au total nettement moins travaillé, ayant passé une dizaine d’années à mi-temps. Bonjour la justice, si présente dans le discours de l’Union de la gauche !

La complication qu’entraîne cette décote pour la gestion du système de retraite dépasse celle que subissent les assurés sociaux. Elle rend par exemple quasiment impossible de mettre en place une retraite à la carte avec neutralité actuarielle, comme il en existe aux États-Unis, en Allemagne, en Suède et dans quelques autres pays qui ont moins d’ennuis que nous avec leurs retraites par répartition. En effet, pour offrir ce libre choix aux assurés sociaux sans risquer de mettre en péril l’équilibre financier, il faut qu’il existe un âge officiel de la retraite unique, souvent appelé « âge pivot » : la caisse calcule la pension comme si elle allait être liquidée à cet âge pivot, puis elle applique une décote ou une surcote dépendant exclusivement de l’âge effectif à la liquidation. Mais la France, à la suite de cette promesse « toute simple » faite pour gagner des suffrages en 1981, est dotée de deux âges officiels de la retraite, 60 et 65 ans à l’époque, évoluant du fait de la loi retraite 2010 vers les valeurs 62 et 67 ans qui seront atteintes pour la génération née en 1955. De ce fait, il est impossible d’équiper notre pays d’un système de retraites par répartition de bonne qualité sans « détricoter » la réforme stupide réalisée en 1982, ce qui n’est pas une tâche facile (ni simple !) comme l’ont fort bien compris les majorités de droite, qui ont multiplié les réformettes sans s’attaquer à ce point névralgique.

Ainsi une promesse très simple a-t-elle débouché sur un mode de calcul des pensions compliqué, et surtout facteur de complication pour toute la suite des opérations, parce que la simplicité initiale n’était pas compatible avec les contraintes financières. Il s’agit là d’un phénomène très classique : les personnes ayant conquis le pouvoir grâce à des promesses simples mais irréalistes sont le plus souvent amenées à les mettre en œuvre de manière partielle et bien plus complexe. Autrement dit, le simplisme des promesses ne garantit nullement la simplicité des réalisations : c’est au contraire le point de départ d’une course à la complication. Les promesses simples destinées à attirer des voix en promettant monts et merveilles à la majorité de la population (les attrape-mouches des candidats, en quelque sorte) sont généralement trop dispendieuses pour être applicables en l’état. Les mesures prises pour les tenir en partie sont inévitablement compliquées, puisqu’il faut avoir l’air de ne pas se dédire tout en accomplissant beaucoup moins que ce qui était annoncé. Le pire est que, une fois dans le fruit, le ver de la complication est souvent très difficile à déloger, comme c’est le cas dans l’exemple des retraites. 

Extraits de "Le Labyrinthe", de Jacques Bichot, aux éditions Les Belles Lettres, 2015

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