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La Russie, acteur majeur de la guerre pour l'information
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Bonnes feuilles

Extrait du livre "La cyberdéfense, politique de l'espace numérique" de Stéphane Taillat, Amaël Cattaruzza et Didier Danet aux éditions Armand Colin. (1/2)

Julien Nocetti

Julien Nocetti

Julien Nocetti est chercheur à l'Institut français des relations internationales (Ifri) depuis 2009. Ses recherches actuelles portent sur la diplomatie du numérique et de l'intelligence artificielle, la gouvernance de la cyversécurité et les manipulations de l'information.  

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On connaît l’appétence de la Russie pour le recours aux technologies numériques dans sa diplomatie publique, ou plutôt dans la « guerre de l’information » à laquelle elle se livre avec les Occidentaux. La crise en Ukraine, dès 2014, puis la campagne présidentielle américaine de 2016 ont montré sinon la sophistication, du moins l’étendue des techniques russes de propagande, de désinformation et de manipulation de l’information à des fins stratégiques. Dans une vie politique internationale où l’on assiste depuis quelques années à un « retour » de la géopolitique (Mead, 2014), la rivalité pour le « récit » et les idées pèse fortement dans la balance stratégique. « Post-vérité » aidant, la Russie ambitionne de contribuer au reformatage d’un ordre international en voie accélérée, selon elle, de désoccidentalisation, ou du moins dans lequel la prééminence de l’Occident est remise en question grâce aux potentialités des outils numériques.

Il y a toutefois un versant de la «  guerre informationnelle  » de Moscou, complémentaire, qu’il est fréquent d’occulter, au profit d’une analyse qui, en Occident, met l’accent sur la myriade de censures visant les médias et le Web russes depuis le retour de Vladimir Poutine au Kremlin en 2012. Or les manœuvres informationnelles russes sont tout aussi largement motivées par des considérations de politique intérieure, que nous replacerons ici dans le cadre de la double volonté du Kremlin de maintenir et renforcer la légitimité du régime – donc de Vladimir Poutine – et d’empêcher tout scénario analogue aux « printemps arabes », qui verrait la population se liguer contre les autorités via une utilisation politique du numérique. Le maître-mot de la politique numérique russe est donc celui de souveraineté, laquelle doit s’appréhender sous le double angle informationnel et économique, le Kremlin souhaitant amoindrir la dépendance du pays à l’égard des principales plateformes américaines. 

Une quête de stabilité à tout prix

La politique numérique de la Russie traduit une crainte sécuritaire vivace, ce qui ne doit guère surprendre. État-nation relativement jeune, la Russie a traversé une transition particulièrement chaotique vers l’économie de marché et le pluralisme politique dans les années 1990, d’où un puissant sentiment d’insécurité, qui trouve en partie son origine dans les interactions complexes entre les autorités politiques et l’écosystème médiatique depuis les années 1980, lorsque les dirigeants soviétiques ouvrirent partiellement l’information aux masses. Au cours de la décennie 2000, alors que la Russie tentait de recouvrer sa pleine souveraineté et luttait contre la « perméabilité » de son voisinage, Vladimir Poutine a commencé à voir en la révolution de l’information – portée par la croissance très rapide de l’accès à l’Internet – un des composants les plus intrusifs de l’expansionnisme américain dans l’espace postsoviétique.

Il est indiscutable que les « printemps arabes » de l’année 2011 ont eu un impact profond et durable chez les élites politiques russes. Après avoir observé le rôle moteur des technologies numériques – microblogs comme Twitter, plateformes de vidéo comme YouTube, réseaux sociaux comme Facebook – dans les mobilisations populaires en Tunisie, en Libye et en Égypte, le Kremlin et les « structures de force » (ministère de l’Intérieur, services de contre-espionnage, etc.) commencèrent à porter une attention soutenue aux usages politiques du numérique. Les révoltes arabes furent suivies, quelques mois plus tard, par une séquence électorale en Russie – élections législatives en décembre 2011 et présidentielle en mars 2012 – qui réactivèrent rapidement l’anxiété des responsables russes envers le « pouvoir des réseaux », craignant un effet boule de neige dans le pays, alors que les manifestations de masse furent largement coordonnées et facilitées par une utilisation très étudiée du numérique (Nocetti, 2012). À cette époque, l’opposition politique trouve un refuge bienvenu en ligne par manque d’espace dans la vie politique traditionnelle. Se développent de nouvelles formes d’activisme via le Web, qu’une personnalité comme l’avocatblogueur Alexeï Navalny a par exemple finement appréhendé, en contraignant les autorités politiques et les milieux économiques à rendre des comptes par un décodage permanent et collaboratif. Une brèche s’est ouverte dans la vie politique russe – que les hautes autorités tenteront de colmater progressivement et de façon sophistiquée sous la présidence de Dmitri Medvedev, et plus brutalement depuis le retour de Vladimir Poutine au Kremlin en mai 2012. En d’autres termes, Moscou perçoit Internet comme politiquement nuisible puisqu’il permet à n’importe quel citoyen de contourner les médias dits traditionnels, très majoritairement contrôlés par le gouvernement, comme la télévision.

Depuis le troisième mandat de Vladimir Poutine au Kremlin, l’arsenal législatif à l’encontre d’Internet se renforce. Les parlementaires russes ont depuis lors fait montre d’un activisme législatif certain. Certaines lois adoptées ont trouvé un écho médiatique en Occident, comme celle annonçant la création d’un «  registre unique  » de sites web interdits faisant l’apologie de la pédopornographie, de l’usage de drogues et du suicide (novembre 2012) ou celle réprimant le piratage en ligne, censément protéger les propriétaires de droit d’auteur, qui inquiète fortement l’industrie locale du Web.

L’après Snowden et la « souveraineté de l’information »

Ce sont cependant les révélations d’Edward Snowden, à partir de juin 2013, sur les pratiques de surveillance de la National Security Agency (NSA) qui ont permis aux autorités russes de légitimer leurs propres pratiques et d’imposer de nouvelles législations contraignantes à l’égard de la sphère numérique. L’une des justifications apportées est que les politiques en matière de respect de la vie privée adoptées par les géants du Net (Google, Facebook, Twitter, etc.) menacent la souveraineté numérique de la Russie et, partant, la sécurité nationale. Plusieurs parlementaires (à la Douma et au Conseil de la Fédération) ont alors suggéré que l’ensemble des serveurs sur lesquels sont stockées les données personnelles des citoyens russes devraient être transférés en Russie. Les mêmes ont entamé une campagne médiatique dans le but de placer les grandes plateformes numériques sous juridiction russe – soit en exigeant qu’elles soient accessibles en Russie sous l’extension .ru, soit en les obligeant à être hébergées sur le territoire russe.

Bien que non spécifiques à la Russie, les projets visant à promouvoir les technologies numériques nationales, à créer une messagerie souveraine sécurisée et à rediriger le routage vers le territoire russe sont bien dans l’esprit du temps à Moscou, où réduire la dépendance du pays envers les technologies occidentales, principalement américaines, demeure un objectif significatif. L’affirmation selon laquelle Internet est utilisé par l’Occident pour renverser des régimes dans des pays où l’opposition est trop faible pour mobiliser les masses est ainsi l’approche des dirigeants russes vis-à-vis du numérique. S’y greffe une sorte de malaise sur la vulnérabilité de la culture nationale russe envers les « influences extérieures ».

Les propos de Vladimir Poutine qualifiant, en 2014, Internet de « projet de la CIA » ne sont, dans ce contexte, pas fortuits : ils font consensus chez l’écrasante majorité des élites politiques et sécuritaires du pays. Contrer l’hégémonisme perçu des États-Unis sur Internet constitue ainsi l’alpha et l’oméga d’une politique numérique qui, depuis le mandat de Dmitri Medvedev (2008-2012), vise à « russifier » l’Internet « national ». Le développement de technologies et de services « nationaux » – moteur de recherche, système d’exploitation mobile, alternatives russes à Wikipédia et YouTube, etc. – doit selon cette vision servir à légitimer un discours souverainiste et… à encadrer les usages, via des plateformes non soumises au droit californien.

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