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Des manifestants participent à un concert de casseroles à Paris pour protester lors du discours télévisé d'Emmanuel Macron, le 17 avril 2023.
Des manifestants participent à un concert de casseroles à Paris pour protester lors du discours télévisé d'Emmanuel Macron, le 17 avril 2023.
©Geoffroy Van der Hasselt / AFP

Débat public

Que ce soit avec des concerts de casseroles, des interpellations ou avec la manière dont le président de la République choisit de se mettre en scène, le débat public s’enlise dans un mix de provocations et de narcissisme.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : Une jeune femme a interpellé Élisabeth Borne sur l’abstention, pendant les "Rencontres jeunesse de Matignon". Que ce soit avec des concerts de casseroles, des interpellations ou avec la manière dont le président de la République choisit de se mettre en scène, le débat public semble s’enliser dans un happening permanent. A quel point est-ce devenu la "norme" ?

Luc Rouban : Il faut en effet s’arrêter sur l’épisode de l’interpellation de la Première ministre par une jeune femme lors de ces « Rencontres ». La forme, insolente, de cette interpellation vient accompagner un fond particulièrement vindicatif. L’argument est le suivant : « vous êtes des vieux, vous ne pouvez pas comprendre la jeunesse, laissez votre place car nous sommes au moins aussi compétents que vous. Nous nous sommes abstenus car on ne peut rien attendre de vous ». On a là une belle séquence de mise en scène du conflit intergénérationnel qui se résume à des dates de naissance sans tenir compte ni du savoir, ni de l’expérience ni de la professionnalité qu’exige aujourd’hui la vie politique. On ne se retrouve nullement dans une quelconque volonté de participation ou de co-construction. On se trouve dans une relation clairement agonistique, non plus dans un conflit idéologique mais dans une rivalité interpersonnelle : « vous êtes vieille, vous avez trois fois mon âge, il faut partir ».

On tient ici un début d’explication. La relation politique se résume à une relation interpersonnelle. La représentation politique, impliquant d’agir pour le bien commun, doit faire place à une prise en main directe de leurs intérêts par les citoyens concernés. C’est le discours des Gilets jaunes peut-être même en plus radical. Il ne s’agit même plus de démocratie directe mais de self-service aux accents insurrectionnels. Le « jeune » sait ce qui est bon pour lui. Il aurait fallu demander à cette intervenante si les intérêts et les préoccupations d’un jeune mécano de banlieue sont ceux d’un jeune étudiant d’une grande école.

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La question de fond que posent ces épisodes à répétition de « communication » finalement mal maîtrisés c’est de savoir s’ils ne font pas disparaître la distance sociale avec les institutions. La Première ministre est interpellée en tant que femme, pas comme titulaire d’une charge publique. Le Président, lorsqu’il chante dans la rue, sans doute pour démontrer sa proximité avec les citoyens ordinaires, devient l’objet de ricanements car il perd son statut institutionnel : ce n’est pas lui qui se rapproche du peuple, c’est le peuple qui se met à son niveau symbolique. C’est la mort de la représentation et donc une erreur politique. Cette nouvelle « norme » est dangereuse car elle rend les personnages publics vulnérables et avec eux la démocratie. Le pouvoir a besoin d’une mise en scène non pas de la proximité mais de la distance. Cela est encore plus vrai pour les démocraties que pour les régimes autoritaires. Car en démocratie on représente l’ensemble des citoyens et pas les intérêts d’un groupe de pression, d’une famille, etc. comme c’est souvent le cas des dictateurs. 

Comment expliquer que l’on ait laissé le débat public s’enfermer dans ce mix de provocations et de narcissisme, y compris de la part de gens n’ayant pas d’autre légitimité que celle qu’ils se donnent ? Qu’est-ce qu’il l’y a conduit ?

On a vu le respect pour les institutions disparaître, à l’égard des enseignants, des élus locaux et notamment des maires, des ministres, du Président. Cela débouche sur des violences, physiques ou verbales comme lors de ces interpellations. On peut penser que la culture consumériste a débordé du registre économique pour envahir le registre politique. Dans cette perspective, mes désirs, transformés en besoins, doivent être satisfaits rapidement au moindre coût. Toute intermédiation est rejetée, le travail politique consiste seulement à servir et donc à se servir. On retrouve donc les deux côtés de la médaille de la défiance : d’un côté, les élus sont corrompus et ne satisfont que des intérêts personnels, de l’autre, je vais en faire autant, je n’ai pas besoins d’eux. Les « autres » disparaissent de l’horizon, on est dans l’égoïsme. Et pour légitimer ces demandes, on crée des catégories qui sont des ectoplasmes sociologiques : les « jeunes », les « vieux », les « minorités », les « femmes », etc. autant de groupes qui ne sont pas différenciés par le niveau de diplôme, de revenu ou la trajectoire professionnelle de leurs membres mais au nom desquels on parle, on crée des associations (subventionnées). En fait, il s’agit de créer des clientèles, leur donner forme et les doter d’une représentation professionnelle exigeant un certain savoir-faire, pouvant intervenir dans les réseaux sociaux ou organiser des happenings dans les médias. On retrouve ici la politique à l’américaine adaptée à une société communautarisée. Mais cela colle mal avec la logique républicaine, ses ors et ses pompes, qui ont leur utilité dans la mise en forme de l’échange politique.

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Quelle est la responsabilité de la société elle-même (dans son immaturité et son narcissisme) et celle de nos responsables politiques (qui oublient parfois que la fonction oblige) ?

On paie sur ce terrain les effets du capitalisme financier qui monétarise tout et transforme l’échange politique en échange marchand, d’où l’omniprésence de la culture économique et des économistes pour parler de politique. Mais les responsables politiques ont également un rôle dans cette évolution. Ils ont joué simultanément sur deux registres. Le premier est celle de la grande politique internationale où l’on traite avec des dirigeants publics ou privés, où les décisions se prennent dans un entre-soi d’affranchis qui connaissent la règle du jeu qui est celle des conférences internationales, des agences de notation, de Bruxelles, etc. Le second, c’est la volonté de faire la charité de quelques gestes de bienveillance envers les citoyens par des échanges « spontanés ». Cela est souvent interprété comme du mépris, de la condescendance : il faudrait faire un petit geste à ces pauvres gens pour montrer qu’on les comprend. C’est le défaut des dirigeants politiques qui n’ont pas de véritable culture politique et notamment d’ancrage territorial. Le « contact » avec le peuple peut vite se transformer en numéro d’hypocrisie alors que l’expérience du local apprend la modestie dans la recherche de solutions concrètes. Ici, pas de réponses concrète à des demandes qui le sont de plus en plus.

À quel point est-ce mortifère pour la démocratie représentative ?

J’ai déjà répondu à cette question. La représentation n’est pas une projection de la société dans la politique. Elle en est une traduction, c’est le sens du travail politique qui exige de la pédagogie, le sens du compromis et de l’écoute. On retrouve du reste toujours la même erreur d’analyse : les députés ou les ministres ne « ressemblent » pas à la population. Mais dire que le représentant doit être porteur des seuls intérêts de pseudo-groupes particuliers (les « jeunes ») c’est nier l’existence du travail politique. Et c’est oublier que la Constitution interdit les mandats impératifs.

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Comment renouer avec un débat public qui soit moins dans l’interpellation de tous par tous et, par là, normalement plus serein et constructif ? Et ainsi revitaliser la démocratie représentative ?

Les dirigeants politiques doivent comprendre qu’ils ne sont pas comme les autres. Ils incarnent une institution, un rôle social particulier, ils doivent donc séparer strictement cette fonction de leur vie privée, de leurs affects, ce qu’avaient très bien compris les rois sauf Louis XVI, et on a vu comme cela lui a réussi. Que l’on soit de gauche, de droite, du centre ou au-delà de la gauche et de la droite, on se doit de tenir son rang car on ne respecte que ce qui est respectable. Or il faut bien admettre que cette séparation entre ce qui est public et ce qui est privé souffre par ailleurs d’une volonté de confondre les deux : pantouflage des hauts fonctionnaires, vie privée étalée dans les médias, intervention de cabinets privés dans la préparation des politiques publiques. Or c’est bien cette confusion entre public et privé qui crée la défiance : on ne sait plus qui prend les décisions. Il faudrait être très ferme sur ce point. Autrement, le soupçon de conflits d’intérêts, d’interventions illégitimes (du style « le collier de la reine »), d’arrangements dans un entre-soi indéfini, nourrit une réaction en chaîne de méfiance appelant à son tour des tentatives de rattrapage dans la communication qui nourrissent les interpellations…

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