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Le nouveau président Lula a affirmé que les actes de violence qui ont eu lieu au Brésil le week-end dernier étaient des "actes de terrorisme".
Le nouveau président Lula a affirmé que les actes de violence qui ont eu lieu au Brésil le week-end dernier étaient des "actes de terrorisme".
©CARL DE SOUZA / AFP

Crise de la démocratie

Des soutiens de l’ancien président Jair Bolsonaro, opposés au retour au pouvoir de Lula, ont investi et saccagé le dimanche 8 janvier le Congrès, la Cour suprême et le palais présidentiel à Brasilia. La crise de la démocratie est profonde.

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

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Stéphane Rozès

Stéphane Rozès

Stéphane Rozès est président de Cap, enseignant à Sciences-Po Paris et auteur de "Chaos, essai sur les imaginaires des peuples", entretiens avec Arnaud Benedetti.

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Atlantico : Des soutiens de l’ancien président Jair Bolsonaro, opposés au retour au pouvoir de Lula, ont investi et saccagé le dimanche 8 janvier le Congrès, la Cour suprême et le palais présidentiel à Brasilia. Après des événements similaires au Capitole (Washington) il y a deux ans, comment expliquer ces phénomènes antidémocratiques ? Comment peut-on expliquer que des gens raisonnables mais mécontents en viennent à s'associer à des minorités prenant d'assaut des lieux de pouvoir ?
Chantal Delsol : La démocratie réclame un esprit très civilisé : accepter de perdre. Regardez l'apprentissage difficile qu'on impose à l'enfant pour qu'il ne se roule pas par terre après avoir perdu au jeu. Il s'agit d'une disposition d'esprit qui comprend la notion d'adversaire, différente de celle d'ennemi, qui regarde le bien et le vrai chez celui qui ne pense pas pareil. Qui entreprend une démarche d'objectivité, autrement dit : qui se met en dehors de soi. C'est un processus de civilisation. Aussi, il y a très peu de peuples qui sont démocratiquement mûrs. L'Athènes de Périclès l'était. Ou l'Angleterre d'aujourd'hui. Mais la France, sûrement pas : regardez ce qu'il s'est passé aux présidentielles de 2002 quand Jean-Marie Le Pen a passé le premier tour : une partie de la gauche est descendue dans la rue, et certains enseignants y emmenaient même leurs élèves ! Quel déni démocratique !
Stéphane Rozès : Le chaos politique se répand dans le monde pour des raisons profondes. Le Brésil, première puissance latino-américaine, et les États-Unis, première puissance occidentale, se disloquent politiquement de l’intérieur. Le paradoxe est que c’est au nom de la démocratie - le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple - que les populistes défaits électoralement investissent après une élection les lieux de pouvoir de leurs institutions représentatives. Ils le font de la même façon au sein de deux puissances culturellement, politiquement et au développement économique différents.
Ailleurs le chaos prend des formes différentes. J’en donne une explication précise dans mon dernier livre. Les sociétés se disloquent car on y conteste de façon croissante leurs institutions chargées de les faire tenir ensemble. Avec la globalisation économique, financière, numérique, les gouvernants ont laissé la maitrise du cours des choses à des instances de gouvernances néolibérales. Cela déstabilise l’imaginaire de chaque peuple, leurs us et coutumes et les institutions politiques qui les faisaient tenir ensemble. Les entrepreneurs populistes, en général issus de la droite ou de l’extrême-droite, en profitent. Il s’agit d’occupations spectaculaires pour dire que "le peuple, c’est nous".

Comment peut-on expliquer que des gens raisonnables mais mécontents en viennent à soutenir des figures comme Bolsonaro ou Trump qui, par leur outrance, provoquent des situations où une minorité prend d'assaut des lieux de pouvoir ?

Stéphane Rozès : Les peuples sont animés par des inconscients collectifs, leurs Imaginaires, des façons d’être et de faire pérennes qui remontent loin et embarquent les individus. Quand les institutions internationales et nationales ne sont plus conformes aux communautés humaines et intérêts nationaux essentiels, les peuples se replient et régressent au caractère archaïque de leurs imaginaires. Cela se fait de façon chaotique et violente en cherchant ce qui est premier au sein de chaque peuple.

A Washington, à Sao Paulo et ailleurs, les lieux de pouvoir semblent aujourd’hui pour eux vidés de toute légitimité et donc de symbolique. Les tabous démocratiques sautent. Les populistes occupent alors de façon spectaculaire les lieux de pouvoir. La crise de représentativité a comme fondement une crise de la représentation et de souveraineté.

L’impuissance politique ressentie en raison des blocages institutionnels ou sociologiques pousse les gens soit dans l’abstention et le retrait, soit à l’activisme radical. L’absence de véritable action politique est-elle la seule cause ?
Chantal Delsol : Il est vrai qu'aujourd'hui nous avons un problème supplémentaire : un essouflement démocratique qui se traduit par l'impuissance des gouvernants, due principalement à mon avis à leur manque de courage pour accomplir les réformes qui s'imposent. Les citoyens sont fatigués de voter pour des gouvernants qui sont les uns et les autres, et quelle que soit leur couleur, incapables de répondre aux problèmes. Cela engendre des révoltes qui sont parfois bien légitimes. Pourquoi les gouvernants manquent-ils de courage ? Ce sont juste des gens de leur époque, armés de douceur et de bienveillance, ne voulant heurter personne, ayant peur de déplaire. Le courage n'est pas la qualité principale d'une époque qui vit depuis si longtemps dans le confort, la paix et la liberté.
Stéphane Rozès : L’absence d’action politique indexée sur les peuples est la cause principale. Quel que soit le régime politique - démocratie libérale, régime autoritaire, totalitarisme religieux ou politique -, les peuples veulent décider de leur futur. C’est la souveraineté. Cette souveraineté a deux dimensions liées. D'une part, la souveraineté populaire, les bons rapports et le contrôle des gouvernés sur les gouvernants. D'autre part, la souveraineté nationale : le fait que les gouvernants dans leurs décisions dépendent de leurs nations du point de vue de leur imaginaire, de leur façon d’être et de faire et de ses intérêts vitaux. Le contournement de la souveraineté nationale par la globalisation néolibérale assèche puis disloque la souveraineté populaire. Les peuples alors rentrent en dépression, certains se retirent du jeu politique institutionnel, d’autres font des jacqueries, comme les Gilets jaunes, se révoltent ou souhaitent une révolution.

Attention, les peuple ne peuvent supporter les affrontements en leur sein bien longtemps, la guerre aux autres nations ou empires est souvent la voie de sortie de la crise de souveraineté et d’absence de maitrise de leurs destins.

En France, le gouvernement semble vanter toute parole officielle – vraie et indubitable – et diaboliser toute parole dissidente. N’y a-t-il pas un problème de crédibilité politique, qui tend à diluer la légitimité politique et la parole publique ? Si l’on souligne souvent les impacts dangereux des populistes sur la démocratie, oublie-t-on trop souvent la responsabilité des élites, du ‘cercle de la raison’?
Chantal Delsol : Nos gouvernants, français et surtout européens, pensent que le gouvernement est une affaire technique ou scientifique, menée par des spécialistes : il n'y a donc qu'une politique possible - c'est ce que disait Thatcher : il n'y a pas d'alternative. Avec ce genre de certitude, ceux qui ne pensent pas dans le cercle de la raison sont des diables et des idiots, à rejeter. C'est une manière de voir profondément anti-démocratique, ce qui explique les colères populaires à son encontre.
Stéphane Rozès : Vous avez raison. Nous insistons précisément là-dessus dans le livre. Dans le chaos mondial, la France en est l’œil du cyclone. Nous sommes les plus pessimistes au monde non pour des raisons économiques et sociales mais politiques et culturelles. Notre imaginaire est universaliste et projectif. Nous avons besoin, pour faire tenir ensemble la France, de visions politiques qui procèdent de disputes politiques communes.

Or l’Union européenne, relayée par l’État, demande au contraire à la nation de respecter des disciplines économiques et procédures décisionnelles, justifications de réformes structurelles. Cette façon de faire néolibérale est contraire à notre façon d’être et de faire et conforme à l’imaginaire allemand ordolibéral. Pour nous, empêcher le débat et la dispute politique commune, c’est saper la démocratie. En réalité, c’est le contournement de la souveraineté nationale ou la prétention de la dépasser au travers d’institutions européennes supranationales et technocratiques qui sapent la souveraineté populaire et l’effectivité de la promesse républicaine. Telle est la raison de notre déclin économique et de notre effondrement dans tous les domaines.

Comment expliquer qu’aucune majorité politique ne réussisse à intégrer l’insatisfaction de la population à l’égard de la démocratie ?

Chantal Delsol : Il faudrait pour cela que les courants dits populistes puissent se donner des chefs intelligents, calmes et compréhensifs. Ce n'est pas le cas : ils sont en général pris en main par des excités qui profèrent n'importe quoi, voire par des fous. C'est là-dessus qu'il faudrait réfléchir : pourquoi ce courant ne parvient-il pas à être correctement représentés ?  

Dans quelle mesure les réseaux sociaux ont-ils leur part de responsabilité dans les mouvements de contestation ?
Chantal Delsol : Les réseaux sociaux sont des moyens techniques qui permettent cette contestation, parce que l'information avance vite et partout, et parce que l'anonymat permet de se livrer à des abus de langage. Il est évident que les réseaux permettent aux révoltes de se déployer plus vite au grand jour. Autrefois, elles auraient mis davantage de temps.
Stéphane Rozès : Les réseaux sociaux ne sont pas responsables de ce qui advient, mais sont l’illustration de la période et l’amplificateur des mobilisations. Le néolibéralisme et la postmodernité disloquent les solidarités traditionnelles et le caractère démocratique de nos sociétés.

L’individu se déploie horizontalement sur les réseaux sociaux affranchis des anciennes verticalités politiques avec les corps intermédiaires et les institutions représentatives. Il s’informe, dit ses émotions, affiche ses convictions et se mobilise dans toutes les parties du monde : des mouvements altermondialistes aux printemps arabes, en passant par le mouvement des Gilets jaunes ou les mobilisations écologiques. Mais ils sont toujours animés inconsciemment par des imaginaires différents.

Les pouvoirs et institutions peuvent se déliter verticalement, les individus peuvent se déployer horizontalement selon apparemment les mêmes procédés techniques, mais ils sont toujours mus inconsciemment par leurs différences d’investissement qui procèdent eux d’imaginaires pérennes. 

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