La BCE semble nettement privilégier le climat à l’emploi dans ses objectifs de politique monétaire. Est-ce bien raisonnable ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le siège de la Banque centrale européenne, à Francfort.
Le siège de la Banque centrale européenne, à Francfort.
©Daniel ROLAND / AFP

Choix stratégique

La Banque centrale européenne a entamé une "review" stratégique de sa politique monétaire en décembre 2019. Ses conclusions devraient arriver dans les prochains mois. Elles devraient montrer que ses priorités n'ont rien à voir avec celles de la Fed aux Etats-Unis.

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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Atlantico : Que peut-on tirer des rapports et des déclarations de la BCE sur sa politique monétaire qui « privilégie l’emploi » ou qui « tient compte des inégalités », et de ses ambitions en matière de maitrise des émissions de carbone, à quelques mois des conclusions de sa « review » stratégique ?

Don Diego de la Vega : Une « Review » entamée en décembre 2019, rien ne presse, ce n’est pas comme s’il y avait une crise en zone euro… La FED, qui avait commencé son travail de refonte méthodologique au même moment, a rendu l’essentiel de sa copie fin août 2020, ce qui lui permet d’être plus accommodante et de passer plus au calme l’année compliquée qu’est 2021 ; passons.

Globalement, ce que fait une Banque Centrale, c’est agir à court terme (même si cela peut avoir un impact sur le moyen terme) : elle ne va pas impacter directement des variables structurelles, réelles ; elle va choquer des variables nominales (les taux d’intérêt, les taux de changes, etc.). Ce n’est déjà pas mal, beaucoup de choses dans une économie sont très nominales, ou fonctionnent à l’illusion nominale : à commencer par les salaires, le crédit, etc. Les variables réelles ne sont touchées qu’à la marge par la politique monétaire : le nombre d’enfants par femme, la qualification de la main d’œuvre ou le nombre de puits de pétrole dans des pays amis ne sont pas des sujets sur lesquels la FED et a fortiori la BCE ont une prise directe.

J’ajoute qu’en politique monétaire vous êtes plutôt sur des variables domestiques. Indirectement vous affectez le monde, mais la plupart de vos canaux de transmission sont assez domestiques. A commencer par les banques commerciales, qui sont très domestiques. Enfin la politique monétaire est homogène, aveugle, elle ne fait pas trop de distinctions comme les budgétaires et fiscales. On ne peut pas trouver un taux d’intérêt différent selon les individus, quand vous en avez 400 millions. Ce caractère aveugle n’est pas un problème, c’est un des attributs de la justice ; aux autorités budgétaires de faire de la redistribution, elles adorent ça.

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Résumons : la politique monétaire est plutôt courte, homogène, nominale et domestique.

Prétendre agir depuis Francfort sur des variables réelles, de long terme et globales (par exemple, les questions climatiques), c’est se moquer du monde en Dolby Surround. Vous pouvez me croire, je passe le plus gros de mon temps depuis 15 ans à combattre l’idée défendue à Francfort selon laquelle la politique monétaire n’est pas si importante que cela.

Dans le domaine où la BCE est attendue, parce que c’est sa mission, parce que c’est le Traité, et parce que c’est sa cible (définie par elle-même !), elle n’y arrive pas : je veux parler bien entendu d’une inflation proche de 2% par an. Au départ, cela était censé être sa seule raison d’être, sa « seule boussole » comme disait Jean-Claude Trichet. La BCE a même longtemps critiqué les institutions qui prétendaient pouvoir faire plusieurs choses à la fois, comme la FED avec son triple objectif depuis 1978 (la maximisation de l’emploi, la minimisation de l’inflation et la minimisation des taux d’intérêt). En « off », en interne, la BCE avait pris l’habitude de dire, un peu à la manière des juifs ou des musulmans face aux chrétiens : nous sommes les vrais monothéistes ; à travers la Trinité, vous essayez de réinstaller un système polythéiste. La BCE faisait cette critique vis-à-vis de la FED en alertant sur le fait qu’il puisse y avoir à court terme une certaine contradiction entre les objectifs, et maintenant c’est elle qui cherche à noyer le poisson, en plein dans ce que les spécialistes des organisations nomment un « syndrome du Pont de la rivière Kwaï » : un déplacement insidieux de la norme ou une perte de vue de l’objectif final.

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Que fait donc maintenant la BCE alors que depuis 12 ans elle échoue lamentablement, dans une forme de japonisation ? Elle tente de se disculper, avec la bonne vieille technique de la diffraction du blâme. Puisque je rate ma cible, et au fond ma mission, je vais me créer d’autres objectifs. Un objectif intermédiaire sur le crédit, par exemple. En plus d’un objectif implicite de santé des banques, vu l’OPA que la BCE a réalisé sur la supervision bancaire il y a bientôt une décennie. Et des sujets sociétaux, de plus en plus.

La BCE s’occupe de la liquidité, du maquillage des stress-tests, et de plus en plus du crédit. On l’a vu faire pression sur des dividendes et des bonus de traders. Elle va bientôt demander d’investir dans tel ou tel domaine, de prêter à telle ou telle contrepartie. Elle s’occupe parait-il maintenant des moyens de paiement (l’euro digital). Et le changement climatique, parce qu’il le vaut bien. Techniquement, il est vrai que la BCE a participé à la modération climatique de la zone euro puisqu’elle y a créé des millions de chômeurs par le sabotage systématique de l’économie et de l’industrie européenne depuis 15 ans ; et les chômeurs, c’est bien documenté, émettent moins de Co2. Mais peut-on imaginer qu’elle fasse cela plusieurs décennies de suite ?      

J’attends la prochaine étape, en 2022 peut-être, un nouvel objectif contre les discriminations vis-à-vis des transsexuels, et en 2023 un panel sur le respect des bébés phoques.

L’une des réponses possibles des shoguns de la BCE consisterait à dire : nous sommes une sorte de proto-Etat fédéral. Comme nous n’arrivons pas à faire les Etats-Unis d’Europe d’un point de vue politique, nous le faisons à notre niveau, technocratique, il est donc normal que l’on s’empare d’un certain nombre de thèmes. Problème n°1 : cela ressemble moins à un proto Etat fédéral qu’à un proto Etat fasciste. Personne n’est élu dans ce système. Et ils n’ont de comptes à rendre à personne (« indépendance »). Problème n°2 : ils échouent. Un track record affligeant. Ils n’ont même pas la légitimité technocratique : je ne vois aucun vrai spécialiste de politique monétaire au sein du Board de la BCE. Même dans le cadre de l’inter-minable revue stratégique, je n’ai pas eu connaissance d’une seule invitation à Francfort des cadors de politique monétaire, ne serait-ce que pour une vague discussion de panel. Ni Lars Svensson, ni Scott Sumner, ni Christina Romer, ni Adam Posen, etc. Ce n’est pas le gouvernement des meilleurs, qui nous consolerait un peu du caractère satrapique de toute l’entreprise. Problème n°3 : ils s’emparent donc de sujets éminemment politiques, mais ce faisant ils se tirent une balle dans le pied ; sur ces sujets, la BCE n’a aucun moyen d’action véritable du point de vue de l’analyse économique, elle peut juste faire des chèques et prêter sa réputation. Elle va passer au dessus du radar médiatique, ce qu’elle évite habituellement. Elle se dit qu’il vaut mieux guider les choses plutôt que de les subir un jour, vue la prolifération des activistes, mais le calcul est très hasardeux, même pour elle. Que l’on m’explique la logique qu’il y a à refuser l’effacement des dettes dans le bilan de la BCE et à faire en sorte que cette dernière participe à toutes les bonnes causes qui passent ?

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De temps en temps, la BCE parle d’emploi, un peu maladroitement. Elle refusait de s’en occuper à l’époque de Trichet. Mais en zone euro nous connaissons des marchés du travail fragmentés ; et cela ne va pas changer de si tôt. Rares sont les Allemands qui viennent travailler en France. S’il y a bien quelque chose qui relève des Etats, c’est bien le marché du travail. Les réglementations ne sont pas les mêmes, il y a très peu d’harmonisation. La BCE pourrait avoir plus d’impact avec un réel marché du travail transeuropéen, mais ce ne sera pas au XXIe siècle. Tout ce qu’elle peut faire à ce stade consiste en une admonestation auprès des Etats pour qu’ils fluidifient les marchés du travail. Mais ce n’est pas une bande de gens non élus qui est la mieux placée pour forcer à des réformes structurelles. La réforme est plus facile à dire qu’à faire ; plus facile dans un symposium que lorsque l’on doit gérer quelques conséquences sociales. J’ajoute que la BCE n’est pas vraiment en position de donner des leçons : son recrutement est très consanguin, avec des gens qui restent longtemps aux affaires et qui sont recasés à la BRI ou dans des banques même en cas d’échec total. La flexibilité, oui, mais pour les autres !

Aux USA c’est assez différent. Il y a un vrai marché du travail américain, unifié ; une vaste bassine. L’idée que la Banque centrale doive rendre des comptes sur ce critère là aussi est quelque chose d’ancien et d’admis. La FED comme annexe de la sécurité sociale, en amont au moyen d’une politique monétaire contra-cyclique, en aval par le QE et divers efforts de policy-mix. On le voit bien depuis 15 mois, ce n’est pas très propre ; mais c’est assumé, et ils règleront leurs comptes entre eux.

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Par quels phénomènes justement est-il possible d’expliquer l’inefficience de la BCE à ce sujet ?

L’inefficience de la BCE concerne tous les sujets. Il est justement possible de la dédouaner un peu sur la question de l’emploi, face aux différentes normes et cadres en vigueur dans chaque pays (même si par sa politique d’euro trop cher elle fait beaucoup de mal à l’emploi, en particulier dans l’industrie de moyenne gamme).

Mais la BCE doit être attaquée sur d’autres sujets, ses sujets. Elle est théoriquement en charge de l’ancrage des anticipations d’inflation, très approximatif après une décennie perdue. A défaut d’une cible de croissance du PIB nominal qui ferait sens, elle pourrait dire que l’on va faire du « price level targeting » sur une base temporaire ; mais elle n’en veut pas non plus. Même l’Average Inflation Targeting de la FED lui semble bien trop osé. Sans décision sur l’objectif, obtiendra-t-on au moins une discussion sur les instruments ? La BCE préfère dire : nein à toutes les initiatives (la monnaie hélicoptère, les taux ultra négatifs, une remise des dettes dans son bilan). Sans rien de concret en politique monétaire pour faire face aux futurs chocs déflationnistes, peut-on au moins rêver à un renforcement de la transparence et de la responsabilité de l’institution monétaire ? Pas du tout. Refus des transcripts (publiés après 5 ans aux USA, après 50 ans en zone euro). Refus de communiquer sur les votes. Circulez. Jean-Claude Trichet écrivant récemment un article sur la question (dans « Commentaire »), c’est un peu comme si le généralissime Gamelin venait nous faire un cours sur l’interopérabilité et la réactivité des armées.             

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Il faut voir tout le reste comme des diversions. Par rapport à l’importance de la politique monétaire, la question de l’euro digital est une anecdote. Epsilon à Lilliput.

Dans l’article est évoqué la question des minorités : ils tentent de faire un lien entre la politique monétaire et l’amélioration des conditions de vie des minorités ?     

Il s’agit là encore d’une influence catastrophique en provenance des Etats-Unis. C’est vraiment dommage car il y a des choses qui fonctionnent très bien outre-Atlantique et on ne les importe jamais. On récupère par contre ce qu’il y a de pire sur les campus américains, souvent avec 25 ans de retard, en y mêlant nos propres fantasmes, et on prend cela pour le summum de la modernité. Les Américains rencontrent beaucoup de difficultés avec leur politique raciale, de quotas, de discrimination positive ; la facture est sans cesse croissante, pour des résultats qui ne sont pas fameux. Une fois que vous rentrez dans ce genre de schéma, vous n’en sortez pas. Les minorités ont besoin d’un marché du travail ouvert, pas d’aides budgétaires ou monétaires.

Thomas Piketty a indiqué qu’il fallait donner 30 milliards d’euros à Haïti pour se faire pardonner de tout le mal qu’on a fait à ce pays il y a plus de deux siècles. Je ne sais pas s’il pensait à un chèque de la BCE, il pensait plus probablement à un chèque de la France ou des européens. Mais l’idée que la BCE va maintenant devoir faire des chèques pour un certain nombre de minorités organisées ou pour un certain nombre de syndicats de victimes est une idée qui progresse. Si vous faîtes des panels sur tout, des discriminations homme-femme à la question des émissions de carbone en 2100, vous vous exposez à ce genre de chantage.

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Les gens commencent à comprendre que ceux qui ont l’argent sont les banquiers centraux. Eux qui dominent les marchés financiers, eux qui dominent les banques, eux qui peuvent mettre dans leurs bilans autant de trillions qu’ils veulent. Les politiques n’ont plus les poches suffisamment pleines, leur effet de levier rencontre des limites. Si la conscientisation progresse sur ce que peut faire la politique monétaire, il faudra retrouver le sens de ce qu’elle doit faire.

La BCE devrait se comporter de façon digne : reconnaitre que la croissance nominale a été en dessous de tout depuis 13 ans, que l’euro a été maintenu trop cher, que toutes les méthodes d’analyse et d’intervention doivent être revues de fond en comble. Au lieu de cela, avec une Banque centrale dans la cité, une Banque centrale citoyenne, ou verte, ou numérique, elle se place et elle nous place dans une situation délicate, sans réelles limites. Si vous commencez à placer des taux d’intérêts selon les origines ethniques ou sociales, on appelle cela du crédit bonifié, ou brésilien. Ces techniques ont partout fait la preuve de leur nocivité. Quand la FED a voulu s’amuser à faire ce genre de choses, cela ne s’est pas très bien passé. Je pense notamment à sa complicité dans les mécanismes de crédit hypothécaire qui avaient permis à un certain nombre d’Américains qui n’avaient pas les moyens de devenir propriétaires. C’est aussi la porte ouverte à tous les conflits d’intérêts. Et à Francfort, avec une BCE peuplée d’anciens ou de futurs banquiers commerciaux, il y en a déjà un paquet, pas besoin d’empiler des conflits d’intérêt sur des conflits d’objectifs.

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