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L’ordolibéralisme allemand ou le retour de l’économie politique
©Reuters

Bonnes feuilles

Crise grecque, prospérité qui ne se dément pas outre-Rhin, orientations économiques de Bruxelles : sans cesse l'actualité rappelle l'influence toujours agissante, louée ou critiquée, des ordolibéraux allemands. Cet ouvrage vient donc à son heure pour faire, avec toute la rigueur nécessaire alliée à un grand souci de clarté pédagogique, un point inédit et actualisé sur le sujet. Extrait de "Les Ordolibéraux", de Patricia Commun, éditions Les Belles Lettres 2/2

Patricia Commun

Patricia Commun

Patricia Commun est professeure d'études germaniques à l’université de Cergy-Pontoise où elle participe aux recherches du laboratoire Agora.

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L’ordolibéralisme ou le retour à l’économie politique

L’ordolibéralisme est né d’une réflexion historique menée sur les fondements du libéralisme économique. Cette réflexion fut poursuivie par des économistes allemands, en révolte, à l’origine, contre une science économique, soit historicisante, soit purement théorique, ou encore conjonc- turelle et faussement prédictive, en tous les cas impuissante à résoudre les grandes crises des années 1920-1930. Les ordolibéraux ont donc entrepris de remettre l’économie politique à l’honneur. Pour ce faire, ils ont essuyé le feu roulant des critiques anticapitalistes et antilibérales, et ont soumis leur pensée à l’épreuve de l’immense désordre économique, social, moral et politique qui a bouleversé l’Allemagne dans toute la première moitié du xxe siècle. Par la mise en pratique de leur pensée économique, ils ont pu prouver qu’un libéralisme économique bien pensé était générateur non pas de désordre, comme il leur était reproché, mais d’ordre politique et social libéral.

Pour les ordolibéraux, la remise en ordre de l’économie ne demande pas sa mise au pas par le pouvoir politique, comme le prétendait le pouvoir national-socialiste, ou comme le prétend encore aujourd’hui tout pouvoir poli- tique dirigiste, mais suppose l’établissement d’un cadre juridique permettant le bon fonctionnement de l’économie de marché concurrentielle. En donnant, dès 1937, à leur publication annuelle le nom d’Ordo, les économistes et juristes libéraux de l’école de Fribourg ont courageuse- ment a rmé, en pleine dictature, leur volonté de lancer une ré exion interdisciplinaire, ayant pour objectif le rétablissement d’un ordre économique, qui ne soit pas soumis au « primat du politique ». 

Intégrant un point central de la critique anticapitaliste et antilibérale allemande, les ordolibéraux ont identi é le monopolisme, c’est-à-dire la constitution de groupes de pouvoirs privés bloquant l’accès au marché, puis entrant en collusion avec l’État, comme le fossoyeur de l’économie de marché concurrentielle. Ils ont, ce faisant, dépassé le déterminisme de la critique anticapitaliste marxiste, qui voyait le capitalisme condamné à une mort certaine et à une évolution inéluctable vers le socialisme. Ils ont identi é la cause principale de sa déviance comme étant la constitution des monopoles, et l’ont placée au centre de leur programme de rénovation du libéralisme. Ils prônent alors une sorte de démocratisme de marché, censé garantir et pérenniser l’égalité d’accès au marché pour tous. 

Les ordolibéraux ont également démontré, à l’aune de leur expérience de la dictature, mais aussi avec des outils transposables à notre actualité économique, que l’ordre économique instauré par une économie dirigée et centralisée menait obligatoirement à un ordre poli- tique dictatorial, puis au chaos de la guerre et à la faillite d’État. Ayant à la fois vécu et étudié les interactions entre dirigisme économique et dictature, les ordolibéraux ont, a fortiori, entériné le lien fondamental entre libéralisme politique et libéralisme économique pérenne, qu’ils ont théorisé par le biais de la notion de cohérence des ordres politique et économique. Cette cohérence systémique entre le politique et l’économique est également l’un des sens pris par la notion d’ordre dans l’ordolibéralisme. La mise en pratique de ce lien s’est concrétisée, parallèlement à la mise en place d’une démocratie anticommuniste militante, par un libéralisme économique. Au même titre que la démocratie est une construction historique, ancrée constitu- tionnellement, l’économie de marché, qui est son pendant sur le plan économique, doit, elle aussi, se construire sur la base de règles de fonctionnement juridiques, si possible ancrées constitutionnellement. Le bon fonctionnement d’une économie de marché doit, en tout cas, être assuré par un ordre juridique contraignant. 

Le fonctionnement de l’ordre économique libéral a été, dans les années 1950, assuré par des mises en garde permanentes à l’encontre des dérives collectivistes, dange- reuses pour l’économie de marché. Même si le concept de troisième voie est parfois fuyant et contradictoire dans les écrits des ordolibéraux, l’ordolibéralisme ne fut en aucun cas une troisième voie de compromis, entre capitalisme et socialisme, mais un libéralisme sociétal, conquis en opposition permanente contre les résistances corpora- tistes et les théories keynésiennes, et contre les politiques d’État-Providence, qui gagnaient du terrain par ailleurs en Europe. La mise entre parenthèses des ré exes corpo- ratistes permit en grande partie le « miracle économique » ouest-allemand des années 1950. Ce miracle économique se matérialisa par la création de millions d’emplois qui permirent, entre autres, d’intégrer quelque huit millions de réfugiés d’origine allemande chassés des territoires restitués aux pays vainqueurs. Ce retour à l’économie de marché orchestré par les ordolibéraux eut donc un e et intégrateur magistral dans une société meurtrie par le nazisme, par la guerre et déséquilibrée, mais aussi redy- namisée par l’arrivée massive de migrants sur le marché du travail. Ce n’est qu’à partir de la n des années 1950 que l’économie de marché commence à devenir sociale. L’économie sociale de marché allemande se meut alors depuis la n des années 1950 entre deux pôles : celui d’un État-Providence assurant une protection sociale généreuse, et celui de retours réguliers aux fondamentaux du libéra- lisme économique, permettant les adaptations nécessaires aux chocs externes multiples, chute du Mur et réuni cation allemande, globalisation, crises nancières et aujourd’hui, potentiellement, crise migratoire. 

Cette construction libérale qu’est l’ordolibéralisme n’est cependant pas uniquement d’ordre juridique et économique. L’idée d’ordo incarne également le nécessaire ressourcement de la pensée économique dans une pensée à la fois méta- physique et éthique. Le libéralisme économique ne peut fonctionner que s’il s’appuie sur des valeurs partagées, constituant une culture libérale commune. Cette culture libérale est celle d’une responsabilité morale, économique et sociale partagée par l’ensemble des acteurs économiques, telle qu’on la trouve dans l’éthique protestante, mais aussi dans la pensée catholique sociale dès le xixe siècle. Les ordolibéraux ont largement prouvé que le libéralisme ne peut e ectivement pas fonctionner, sans un minimum de valeurs morales largement partagées qui le dynamisent. Cette culture ordolibérale fut ensuite complétée et pondérée par une culture du partenariat social, à laquelle une majorité d’ordolibéraux se sont, à l’origine, largement opposés, mais qu’ils ont ni par intégrer.

Extrait de "Les Ordolibéraux - Histoire d'un libéralisme à l'allemande", de Patricia Commun, éditions Les Belles Lettres, mai 2016. 

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