L’instabilité politique, la faute aux Français ? Voilà pourquoi Emmanuel Macron inverse un peu vite la responsabilité<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Le président Emmanuel Macron, photo d'illustration AFP
Le président Emmanuel Macron, photo d'illustration AFP
©Dimitar DILKOFF / AFP

Perspective

La déstabilisation de la scène politique française, dont le président de la République actuel porte une part de responsabilité, mais dont il est aussi le produit, engendre un théâtre politique et parlementaire fracturé, éclaté.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

Voir la bio »

En 2024, la société française, plus que jamais, fractale d’un monde fracturé et éclaté ?

S’il est un constat que font la plupart des géopolitologues aujourd’hui, penchés sur le fonctionnement du monde, c’est bien celui d’une multipolarité. A l’inverse de la longue période de la Guerre froide, ou, plus largement jusqu’en 1991, où l’affrontement bipolaire entre les deux grands blocs (capitalistes occidentaux vs communistes soviétiques et chinois) se traduisait par une très grande stabilité des relations internationales, la multipolarité actuelle est synonyme d’instabilité, de remise en cause des grandes puissances et de conflits ouverts consécutifs à l’éclatement de tous les repères. Gérard Araud, ambassadeur de France, l’une des références en matière de géopolitique aujourd’hui, a parfaitement analysé la situation contemporaine sur ce plan. D’autres, comme Frédéric Encel, illustrent par leurs écrits et leurs commentaires, cette situation. Une émission extrêmement bien faite comme « Le Dessous des Cartes », grâce au travail remarquable de sa rédactrice en chef Emilie Aubry et de toute son équipe, appuyée sur un solide réseau de spécialistes et de chercheurs, argumente très régulièrement dans ce même sens.

La société française a été scrutée au microscope par Jérôme Fourquet dans sa trilogie sociologique et politologique. « L’Archipel français : une nation multiple et divisée » (Seuil, février 2019) ; « La France sous nos yeux » (Seuil, 2021 avec J.L. Cassely) et son dernier opus « La France d’après : tableau politique » (Seuil, octobre 2023) (cf : https://www.mollat.com/videos/jerome-fourquet-la-france-d-apres-tableau-politique2). Trois ouvrages absolument passionnants, extrêmement documentés, associant tout à la fois les études de science électorale et les sondages puisque Jérôme Fourquet est à la tête du département « Opinion » de l’IFOP. Que ressort-il de ces spectrographies minutieuses de la France contemporaine ? Essentiellement le fait que la société française est parcourue de lignes de forces qui ressemblent de plus en plus à des lignes de fractures et que le modèle d’une France stable et quasi-invariante depuis au moins le dernier quart du XIXème siècle a largement disparu dans les deux premières décennies du XXIème siècle.

Il est tentant de rapprocher l’état du monde à l’état de la France.  On constate qu’à la manière des figures fractales, l’éclatement de la « société monde », la multipolarité qui caractérise notre monde contemporain, trouve, dans la situation de la France, tant au plan de sa scène politique qu’à celui de la société dans sa globalité, une « reproduction structurale » qui mérite réflexion. En tous les cas c’est dans cette lecture que l’on peut inscrire une analyse prospective de la France en 2024.

L’éclatement : principale caractéristique du monde et de la France

On le voit bien : rien n’indique que la fracturation géopolitique du monde contemporain va se réduire en 2024. Même si, face aux enjeux climatiques et géostratégiques, des conférences mondiales (COP, etc.) ; des « clubs internationaux » (du G7 au G20) ; des conférences régionales (Asie-Pacifique, etc.) se multiplient au fil des mois et dans le monde entier, il est manifeste qu’à l’image de l’ONU (que le général de Gaulle, qui n’en « manquait pas une » qualifiait déjà, en son temps, dans les années 60 de « machin »), aucune de ces instances de régulation internationale n’est réellement efficace ou, encore, est en situation de prétendre recoller, à l’échelle du monde, les morceaux d’une porcelaine éclatée. Il n’y a plus d’ordre mondial (si tant est qu’il y en eût…), en tous les cas il y a surtout du désordre, du « chacun pour soi » et une forte prégnance des forces centrifuges qui tendent à multiplier les conduites divergentes. Certaines personnalités politiques européennes considèrent, avec raison désormais, que la réévaluation des conséquences du Brexit pour le fonctionnement de l’Union Européenne n’a jamais eu lieu. C’est la position de Jean-Louis Bourlanges (MODEM), président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, l’un des esprits parmi les plus déliés et les plus intelligents en matière de relations internationales et de questions européennes en France aujourd’hui. C’est aussi l’analyse d’un Bernard Guetta, autre excellent observateur du monde depuis plus de 40 ans et parlementaire européen (Renew) depuis 2019.

Les explications de l’éclatement du monde contemporain sont multiples. Elles tiennent tout à la fois à la mondialisation et au retour des nations. Paradoxe qui conduit à une forme de prise en étau des sociétés contemporaines. Le monde est réellement devenu un « village global », confirmant avec 60 ans de recul, les intuitions du Canadien Marshall Mc Luhan. A la faveur des « social medias » et autres GAFAM mondiaux, les fake news se multiplient et circulent à la vitesse de la lumière tout autour du globe quand, comme l’écrivait déjà Mark Twain au milieu du XIXème siècle « la vérité à peine eu le temps de nouer ses lacets de chaussure pour s’élancer ». Le transport aérien mondial, après la « pause Covid » n’a jamais véhiculé, dans le monde entier, autant de passagers. Le monde n’a jamais été autant abordable et poreux. Mais il n’a jamais autant suscité de tensions transfrontalières, de dérèglements géopolitiques et de conflits de plus en plus violents. Pas seulement d’ailleurs entre Etats mais aussi entre groupes religieux, entre pauvres, voire entre supporters sportifs… C’est là que surgit l’autre mâchoire de l’étau : celui des nations ; des « identités meurtrières » pour reprendre l’expression du nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie française, Amin Maalouf, qui a développé ce concept analytique il y a déjà 25 ans (« Les Identités meurtrières », Grasset, 1998). Les « petites nations » sont les produits naturels de la mondialisation. La « parochial culture » (l’une des trois « cultures politiques » qu’Almond et Verba ont identifiées dans les années 60), que l’on traduit en français par « culture paroissiale » est une forme de clanisme qui ne cache même pas son nom. Le monde est devenu un conglomérat d’entités antagonistes qui parviennent à se regrouper « contre ». Parfois heureusement : contre l’impérialisme agressif russe ; contre les tentations hégémoniques chinoises… et encore !... Parfois de manière tragique : contre Israël par exemple au mépris de la véracité établie des massacres opérés le 7 octobre 2023 par les terroristes du Hamas contre des femmes, des enfants, des vieillards où l’ONU ne reconnaît toujours pas viols perpétrés.

En regard de cette situation mondiale, la société française connaît une situation, en tous points homologique. La déstabilisation de la scène politique française, dont le président de la République actuel porte une part de responsabilité, mais dont il est aussi le produit (syndrome de la poule et de l’œuf), engendre  un théâtre politique (et parlementaire) fracturé, éclaté, au point que l’on ne compte pas moins de 11 groupes parlementaires à l’Assemblée nationale, y compris les 5 députés non-inscrits (dont Nicolas Dupont-Aignan). Encore ne s’agit-il là que de la scène parlementaire. Si l’on élargit le spectre, et on l’a vu lors des élections européennes de 2019, il en ira de même certainement, voire plus encore, en juin 2024,  lorsqu’il n’y a pas de « parrainages » nécessaires pour se présenter à une élection nationale, la multiplication des listes de candidats est quasi-illimitée. Ainsi aux européennes de  2019 : 34 listes se sont portées candidates à ce scrutin national. Ce sont ainsi 2.607 candidates et candidats qui se sont présentés aux suffrages des Français. Il est manifeste que la multiplication des candidatures à une quelconque élection n’’est pas le signe d’une bonne santé démocratique. Dans les Etats où sont organisées des élections libres et concurrentielles (on l’a vu dans les Pays d’Europe centrale et orientale, en 1990-1991 après la chute du communisme, on le constate régulièrement dans les pays du Tiers-monde après la chute d’une dictature et le retour à la « démocratie »), l’absence d’une culture politique mature et structurée génère une efflorescence de partis politiques, souvent amusante d’ailleurs. Il en est allé ainsi du « Parti polonais des amis de la bière » (Polska Partia Przyjaciół Piwa – PPPP) fondé en Pologne en 1990 par l’humoriste polonais Janusz Rewinski et disparu trois ans plus tard. Rewinski était, en quelque sorte, un disciple de Coluche et de sa « candidature » présidentielle de 1981, en France…

Cette fracturation hydraulique de la scène politique française est à l’image de la société française de plus en plus parcourue de tensions identitaires et communautaires Il s’agit-là d’une évolution à l’identique de la société monde. Au-delà de la dichotomie intéressante au plan analytique du sociologue anglais David Goodhart entre ceux qui sont des « anywhere » (les tenants d’une mondialisation-globalisation heureuse et assumée et qui sont « citoyens du monde ») et les « somewhere » (ceux qui sont inscrits quelque part et qui n’en bougent pas), on mesure combien les Français sont souvent, « en même temps », « dans le monde et dans leur village ». Autrement dit s’ils sont dans la société planétaire, vivant au rythme des histoires de telle ou telle vedette américaine, des grandes vagues planétaires de #MeToo à Greta Thunberg, s’ils n’ignorent rien de ce qui se déroule dans le monde, ils sont aussi jaloux de leur modèle social, soucieux de protéger leurs identités culturelles locales, leurs pratiques religieuses (quand ils en ont une…) ou leur habitat individuel (quand ils en ont un ou qu’ils aspirent à en avoir un…)..

L’impossible projet collectif face au repli hyper-individualiste

Tout le montre : le triomphe de la sphère individuelle, intime, « nucléaire » est absolu et rend hypothétique tout projet collectif. Le « chacun pour soi » et le « chacun sur soi » l’emportent. Aussi bien au niveau macro (planétaire) que micro (conduites individuelles, cellules familiales, vie politique locale, etc.). C’est là l’une des conséquences premières de la « globalisation » des relations internationales ou sociales. Certains (naïfs ? idiots utiles ? cyniques ? manipulateurs ?) ont cru que les réseaux sociaux allaient permettre une fluidité des rencontres, des échanges et des contacts, à l’échelle du monde. C’est exactement l’inverse qui s’est produit. Les réseaux sociaux, comme le montre parfaitement Bruno Patino dans ses différents ouvrages, sont des successions de « bulles » qui ne communiquent pas entre elles. Quand elles n’éclatent pas comme leurs cousines de savon…

Alors quel sera l’état du monde et de la société française en 2024 ou dans les années suivantes ? Tout porte à croire, dans une vision pessimiste qui, hélas, est lucidement probable, que le « vivre ensemble » va encore régresser, que les violences immédiates, fulgurantes, à la manière des « effets de blast » dans les incendies, ou encore des « feux de savane », brutaux, soudains, vont encore se multiplier. A l’identique des conflits transfrontaliers sur la planète, sans aucune possibilité pour les « gendarmes » de stopper ces affrontements interétatiques souvent, au demeurant, interethniques..

Le président Macron a coutume de dire (il l’a répété à plusieurs reprises lors de la dernière séquence politique sur la loi « immigration ») : « Il n’y a qu’une majorité relative à l’Assemblée nationale aujourd’hui et depuis juin 2022, c’est un fait… c’est une réalité politique. Les Français l’ont voulu ainsi. Je suis bien obligé d’en tenir compte ». Manière à peine habile de rendre responsable l’ensemble des Français de l’instabilité politique et parlementaire actuelle. Car quand on y réfléchit, à peine plus de deux minutes, on voit bien que l’argument présidentiel est purement rhétorique et ne repose sur aucune réalité objective. Comment, avec un mode de scrutin législatif d’arrondissement, uninominal, majoritaire à deux tours dans 577 circonscriptions (autant dire 577 « petites présidentielles ») avec, de surcroit un seuil de maintien de candidature au second tour fixé à 12,5% des électeurs inscrits dans une circonscription), imaginer que les Français ont « choisi quoi que ce soit ». Il est sans doute plus juste de considérer que si le Président Macron, réélu pour un second mandat présidentiel fin avril 2022, avait un peu plus « mouillé sa chemise » pour faire que son camp l’emporte aux législatives ; s’il n’avait pas été proche du ridicule dans le choix de sa première ministre ; s’il n’avait pas laissé un Jean-Luc Mélenchon enfourcher le baudet de la démagogie en demandant aux Français de « l’élire à Matignon » (belle ineptie…), et on pourrait multiplier les facteurs, le résultat des urnes législatives aurait été différent… Il est vrai que cette explication est nettement moins en faveur du Président Macron lui-même.

Reste que la France n’avait pas besoin d’une telle séquence parlementaire pour développer sa schizophrénie politique structurelle… L’année 2024 sera-t-elle celle d’une réduction des fractures de l’archipélisation française ? Hélas non ! Verra-t-elle la société française ne plus être une fractale des fractures du monde : sans doute que non aussi… Encore hélas !

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !