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L’étude qui montre comment Thomas Piketty a largement surestimé le creusement des inégalités
©JACQUES DEMARTHON / AFP

Méthodologie

Selon un rapport réalisé par l'économiste du travail de l'Université Georges Washington, les travaux de Thomas Piketty et d’Emmanuel Saez reposent sur une méthodologie déficiente qui tendrait à en maximiser les résultats concernant les inégalités (mais sans nier leur progression).

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Selon un rapport réalisé par l'économiste du travail de l'Université Georges Washington, et publié par l'ITIF (Information Technology & Innovation Foundation), les travaux de Thomas Piketty et d’Emmanuel Saez reposent sur une méthodologie déficiente qui tendrait à en maximiser les résultats concernant les inégalités (mais sans nier leur progression) ce qui aurait une incidence sur le choix des politiques publiques que ces résultats impliquent.

Quels sont ces problèmes de méthodologie qui pourraient venir invalider les thèses de Piketty et Saez concernant la progression des inégalités ?

Michel Ruimy D’une manière générale, il n’existe pas d’étude « clés en main » avec des indicateurs prêts à l’emploi. Chaque enquête a ses objectifs, son public, ses intervenants, son contexte local mais aussi ses faiblesses. Si elle est une action en soi et s’organise comme telle, avec une planification, une réalisation, des résultats et, la plupart du temps, des préconisations, au plan pratique, la conception et la mise en œuvre d’enquêtes quantitatives soulèvent des problèmes statistiques spécifiques.

En effet, l’idéal est, en théorie, de réaliser la collecte des données auprès de la totalité de la population cible. Toutefois, ce n’est souvent pas possible, pour des raisons de coût, de logistique voire de faisabilité et ce, au détriment d’une certaine efficacité statistique. C’est pourquoi, en amont d’une enquête quantitative, se pose la problématique de la méthode du sondage c’est-à-dire du mode de sélection - échantillonnage ou recueil exhaustif - et de la taille de l’échantillon à interroger.

Pour un échantillonnage, les questions à se poser portent notamment sur la taille de l’échantillon à interroger et sur le mode de tirage adapté aux contraintes financières et logistiques. Puis, une fois l’enquête réalisée, se pose la question de l’estimation c’est-à-dire la manière de produire, à partir de l’échantillon obtenu, des grandeurs valables pour l’ensemble de la population. Ainsi, trois types d’« erreurs » peuvent survenir dans une enquête : les erreurs de sondage, les non-réponses et les erreurs de mesure.

Pour ce qui concerne les travaux de Piketty et Saez, et pour bon nombre d’autres, il y a toujours un risque que je nommerai « opérationnel ». Il s’agit des problèmes de retranscription des données dans les feuilles du tableur - aujourd’hui, on tend à limiter l’intervention humaine dans la saisie de chiffres en privilégiant des processus automatisés -, d’insertion de chiffres extrapolés à côté de données observées. C’est une des faiblesses relevées en 2014 par le Financial Times qui avait déjà remis en cause les thèses défendues par Thomas Piketty. Or, le problème de la statistique est d’obtenir et de travailler sur de « vrais » chiffres c’est à dire des chiffres qui représentent la « vraie réalité » et non des chiffres calculés. Il convient également de bien distinguer les variables explicatives de celles à expliquer, etc. Outre ces risques, il peut s’agir aussi de la prise en compte d’hypothèses contestables. Par exemple, Piketty considère le taux d’épargne relativement stable au cours du temps alors que d’autres experts mettent en avant son caractère « cyclique ». Ainsi, tout un panel de facteurs risquent, au final, de biaiser les résultats et donc les conclusions que l’on peut tirer.

Quelles sont les implications, en termes de politiques publiques, que peuvent avoir ces déficiences méthodologiques ? En quoi l’exagération du constat de la progression des inégalités peut-elle modifier la réponse politique apportée au phénomène inégalitaire ?

Aucune question n’est plus naturellement politique que celle de l’inégalité. En effet, les inégalités et les politiques de redistribution font partie des enjeux majeurs des controverses et des débats politiques, en particulier dans nos démocraties où le poids de l’État est important. Dans ce contexte, on peut imaginer que l’exagération du constat de la progression des inégalités puisse impacter la réponse politique apportée au phénomène inégalitaire.

Or, le lien qui lie inégalités et politique publique est complexe. En effet, sans même évoquer les multiples dimensions de l’inégalité, la dialectique de l’inégalité et du politique n’a aucune raison de se résoudre simplement. Il se peut que les politiques publiques, elles-mêmes, façonnent les inégalités, et en particulier la distribution des revenus ou des opportunités. Elles peuvent donc agir sur elles. Cet impact se fait sentir sur une longue période et par la succession des générations. Dans ce cas, l’inégalité serait considérée comme « seconde ». Mais, nous pouvons tout aussi considérer que l’inégalité précède voire nourrit les conflits d’intérêt et les luttes politiques et, au final, peut être considérée comme « première ». Toutefois, tant de mutations et de changements se produisent au cours du temps que le repérage d’un effet de causalité permanent et structurant est particulièrement difficile à observer.

Sans trancher sur le fond, je prendrai deux exemples non techniques pour illustrer l’impact de certaines faiblesses des enquêtes sur les politiques publiques.

Tout d’abord, dans les années 1970, aux États-Unis, maintes recherches empiriques ont montré notamment que les classes moyennes noires étaient victimes de mécanismes inégalitaires les empêchant d’accéder à une meilleure réussite socioéconomique. À cette époque, il s’agissait de savoir si les inégalités de race étaient aussi intenses et déterminantes que les inégalités de classe. Ainsi, la non prise en compte du facteur racial est une des causes qui pourraient expliquer une faible redistribution opérée par les programmes publics et le maigre engagement pour la création de biens collectifs.

Autre exemple, la segmentation communautaire. Un sentiment de solidarité entre les membres de la communauté est souvent associé au fait communautaire. Plus une société est divisée en communautés différentes, plus cette segmentation diminuera l’ampleur des politiques redistributives. Les individus seront d’autant plus réticents à ce que l’État assume des politiques de transfert, qu’ils auront le sentiment que ces politiques serviront à des communautés autres que la leur. Ceci peut s’expliquer par divers mécanismes. L’altruisme d’un individu est circonscrit aux membres de sa communauté ; les communautés ont des intérêts économiques ou politiques divergents voire opposés, et la politique de redistribution sert de façon disproportionnée une communauté plutôt qu’une autre, ce qui fait que la décision politique conduit à une redistribution réduite. Enfin, il se peut que certaines ou toutes les communautés composant une nation aient leurs propres mécanismes de compensation des inégalités qu’elles connaissent en leur sein. Dans ces conditions, le support pour une politique de redistribution, à l’échelle de la nation tout entière, est faible.

Dès lors, quelles seraient les implications, en termes de politiques publiques, du constat plus mesuré de la progression des inégalités fait par Stephen Rose, qui vient suggérer qu’au-delà de la question de la redistribution, celle d’une plus forte croissance reste centrale ?

Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il faut d’abord revenir au livre de Thomas Piketty. Dès l’introduction, il explique que si le taux de rendement du capital, que l’on nomme r, s’établit durablement au-delà du taux de croissance du revenu national, que l’on nomme g, la répartition des richesses sera alors fortement inégalitaire. En effet, il suffirait aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble. Donc, Thomas Piketty voit dans l’inégalité r > g, la contradiction centrale du capitalisme. Dès lors, si le capital se trouve de plus en plus concentré entre les mains de ceux qui en possèdent déjà un, les revenus du capital croissant plus vite que ceux du travail, les inégalités sont appelées à s’accroître fortement.

Or, comme je le disais précédemment, l’inégalité est un phénomène complexe. De nos jours, la « question sociale » se pose dans des termes très différents de ceux utilisés au 19ème siècle. La question n’est plus celle de l’intégration, dans le salariat, de travailleurs venant d’une société paysanne, qui soulevait le problème de la pérennité du capitalisme mais plutôt celle de la cohésion de sociétés toujours plus complexes et segmentées, en expansion continue. Mais, dans un cas comme dans l’autre, l’inégalité est au cœur de la question de la cohésion sociale.

Toute la question est alors de trouver la bonne explication sachant qu’il n’y a probablement pas une explication unique. C’est un impératif si l’on veut trouver les bons moyens de lutter contre la montée des inégalités, dangereuse socialement, politiquement et même économiquement puisqu’on estime maintenant qu’elle peut être un frein à la croissance.

Certains économistes suggèrent, à cet égard, de ne pas regarder le capital, le patrimoine, comme le fait Piketty, mais plutôt les revenus. Suivant en cela Ricardo, ils considèrent que l’objet central de l’économie est l’inégalité des revenus et, plus généralement, l’accès aux biens de ce monde. Pour eux, ceux qui peuvent faire valoir leurs compétences sur un marché mondial creusent l’écart avec les autres salariés. D’autres, comme Stephen Rose, viennent suggérer qu’au-delà de la question de la redistribution, celle d’une plus forte croissance reste centrale. En cela, ils peuvent s’appuyer sur la thèse de Kuznets qui a avancé, en 1955, que l’inégalité croît aux premiers stades de la croissance d’un pays, puis décroît avec la croissance lorsque le pays a atteint un certain niveau de richesse. Or, là aussi, réside un problème majeur : la croissance est difficilement mesurable et donc, à juste titre, controversée.

En attendant qu’on trouve la solution, on ne peut que se féliciter de l’écho rencontré par le livre de Thomas Piketty et de la manière dont il stimule la recherche. Un des objectifs que l’économiste poursuivait était de remettre la question de la répartition au cœur de l’analyse économique alors que depuis quelque temps, il était de bon ton de se concentrer d’abord sur la croissance et la production, la répartition n’étant, dans cette optique, qu’un problème de second rang. L’objectif a été atteint : pour critiquer les thèses de Piketty, il faut bien venir sur son terrain. Plus les inégalités seront étudiées, plus elles auront de chances d’être combattues efficacement.

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