L’ère de la consommation de masse à bon prix est-elle terminée ? C’est ce que qu’auraient décidé les travailleurs asiatiques <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Une usine de montres en Chine.
Une usine de montres en Chine.
©STR / AFP

Hausse des prix

Dans toute l'Asie, les usines peinent à attirer les jeunes travailleurs, ce qui pourrait être une mauvaise nouvelle pour les consommateurs occidentaux habitués à des produits bon marché.

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

Voir la bio »

Le Wall Street Journal indique que dans toute l'Asie, les usines peinent à attirer les jeunes travailleurs, ce qui est une mauvaise nouvelle pour les consommateurs occidentaux habitués à des produits bon marché. Il cite notamment le Vietnam, l’un des ateliers du monde, où les jeunes, dans l'ensemble, ne veulent pas travailler dans les usines. Assiste-t-on au crépuscule de la main-d'œuvre asiatique bon marché ?

Don Diego de la Vega : Non, il est trop tôt pour dire ça. Les anecdotes ne font pas des données. Il faut faire la différence entre des faits épars et des données macroéconomiques agrégées. On ne peut pas faire quelques sorties d'usines et en dériver un message macroéconomique global qui aboutirait à la conclusion qu'il n'y a plus de travailleurs asiatiques suffisamment nombreux et pas chers pour délivrer aux consommateurs occidentaux tous les objets auxquels ils sont habitués. Étant donné l'importance du sujet, le degré de preuves n'est pas au rendez-vous. Oui, il y a des tensions démographiques en Asie, c'était prévisible. Oui, il y a un vieillissement, c'est logique. Oui, il y a une tertiarisation de l’économie, c'est très bien. Mais ce n'est pas suffisant pour dire que ces pays manqueront de main d’oeuvre.

Certains éléments, d'ailleurs, sont tout à fait explicables. L'augmentation des salaires, par exemple, peut dériver d'une augmentation des gains de productivité. Il faut faire la part entre ce qui relève d'une dérive des coûts et ce qui relève tout simplement de la montée en gamme qui intervient au même moment. Avec une économie qui monte en gamme, se tertiarise, il est normal d'observer cette hausse. C'était d'ailleurs ce qu'il fallait souhaiter à ces pays, de ne pas rester l'usine du monde.

La question qui se pose, c'est plutôt : qui maintenant va servir d'usine du monde bas de gamme ? L'Inde, peut-être l'Afrique un jour... Affirmer que la Chine a des soucis dans ce registre, ce n'est pas du tout un problème, c'est même plutôt une solution. Ça signifie qu’elle quitte son statut de producteur bas de gamme, d'usine d'assemblage, pour aller sur des segments plus intéressants. Cela montre que ces pays évoluent. C'est plutôt bon signe.

C'est bon signe pour eux, mais est-ce que ça l’est pour nous, occidentaux, habitués à acheter leurs produits bon marché ?

Don Diego de la Vega :Cela dépendra de la capacité de l'Inde et peut-être demain de l'Afrique, à se substituer à l'Asie du Sud-Est pour fabriquer ces produits.

Il est vrai que dans les années 1950, le Japon était un fabricant de produits bas de gamme. Ensuite, ce fut Hong Kong, puis une grande partie de la Chine. Puis le Viêt Nam est entré dans la danse, tout comme le Bangladesh. Quels pourraient être les autres pays producteurs ?

Don Diego de la Vega :Un déplacement est encore possible parce que, par exemple, la Birmanie ou le Cambodge peuvent se substituer au Vietnam. L'Indonésie a encore des grands réservoirs de population. Les Philippines, pour le moment, sont assez peu exploitées par le système capitaliste. Et quand l'Asie sera vraiment sur de la production de moyenne gamme, l’Afrique pourrait prendre le relai sur le bas de gamme. Pour le moment, ce n'est pas suffisant de dire qu'il y a un problème avec les jeunes en Chine ou même au Vietnam : cela ne signifie pas que c’est la fin de la production pas chère.

Cette crainte en dit plus sur nos peurs à nous que sur ce qui se passe à l'échelle globale. Nous avons très peur de devoir payer plus cher des produits que nous ne fabriquons plus et que nous ne pourrions plus fabriquer parce que nous ne sommes absolument plus compétitifs. Ce met en avant notre crainte d’être obligés de retravailler à des conditions tarifaires beaucoup plus faibles ou la crainte de devoir se passer d'un certain nombre d'objets pas chers.

On va m'objecter qu'il y a eu une dérive des coûts en 2021-2022 et que ce phénomène dont vous parlez est peut-être lié à ça. Non. La dérive de 2021-2022 était due essentiellement à une dérive des prix des hydrocarbures. C'était un choc lié aux matières premières, qui a dérivé dans des problèmes d'approvisionnement et de chaînes logistiques. Il n'y a pas grand-chose qui vient du fait qu'on a du mal à trouver de la main d'œuvre pour pas cher au Vietnam.

Le fait que les rizières sont en train de se dépeupler en Asie, qu'on va atteindre ce le tournant de Lewis (le moment de l'histoire économique d'une région qui voit sa main-d'œuvre disponible cesser d'être virtuellement illimitée, par exemple dans une ville qui cesse d'être alimentée en travailleurs par la fin de l'exode rural) et que la démographie en Chine est en phase de grand vieillissement, toutes ces craintes-là, j'en entends parler depuis 15 ans. Or, les Chinois se normalisent, ils se tertiarisent, ils produisent de plus en plus pour eux-mêmes au lieu de produire pour toute la planète... Moi, je vois plutôt le côté positif de tout ça.

Quand bien même il y aurait un problème de main d'œuvre, l'augmentation de la productivité, la robotisation, etc, pourrait-elle dans tous les cas nous permettre d'avoir des produits peu chers ?

Don Diego de la Vega :C'est l'idée. Nous n'aurons plus les bras asiatiques nécessaires pour fabriquer ces objets, mais nous aurons les robots. Une course est engagée, qui concerne surtout la Chine, pour savoir s'ils vont réussir à tertiariser suffisamment, à augmenter les qualifications suffisamment vite, etc., pour ne pas se retrouver avec des quantités considérables de gens inutiles. Tous ceux qui étaient dans les usines du côté de Shanghai, c'est eux qui vont être touchés par la robotisation. Pas tellement nous, car nos emplois industriels disparaissent déjà depuis 50 ans. Si les emplois industriels sont en Asie du Sud-Est, c'est eux qui sont concernés par le fait que l'intelligence artificielle et la robotisation pourraient poser des gros problèmes sociétaux. C'est pour cela qu'on voit des efforts éducatifs absolument colossaux en Asie. Dans la prochaine étude PISA, nous verrons des scores d'un certain nombre de villes ou de provinces chinoises qui sont impressionnants, très supérieurs aux nôtres. Il y a un effort éducatif, un effort en capital humain, absolument colossal en Asie.

Je ne suis donc pas très inquiet. Qu'il y ait, sur une base plus sectorielle ou plus temporaire, des problèmes d'ajustement entre l'offre et la demande, c’est un fait. Ils sont magnifiés par un tas de distorsions que souvent nous provoquons. Actuellement, nous sommes en train de créer, sinon des pénuries, mais en tout cas des dysfonctionnements majeurs dans le secteur des semi-conducteurs. Si on empêche les Chinois de se développer dans ces domaines-là, il est évident que nous allons créer des distorsions que nous finirons par payer.

L’Inde pourrait-elle prendre le relai de la Chine en tant qu’usine du monde ?

Don Diego de la Vega :Malheureusement, l'Inde ne sera pas une deuxième Chine. Ils ne vont pas assez vite. Pour donner un ordre de grandeur, la croissance indienne, de 6,5 %, est deux fois moindre que celle de la Chine à l’époque où cette dernière avait un développement similaire à l’Inde d'aujourd'hui. L'inde et la Chine sont parties du même niveau. La Chine a décollé. Maintenant, le différentiel est de 1 à 4,5, entre la Chine et l'Inde en termes de PIB par habitant.

La raison est que l'Inde a été beaucoup moins utilitariste. Au cours des 25 dernières années, elle n’a pas tout sacrifié à la croissance. Il n'y a encore pas si longtemps, vous ne pouviez pas construire une autoroute en Inde car il fallait l'accord de tous les petits villages et la moindre vache sacrée qui passait bloquait le dossier. En Chine, dans les années 80-90, 2000, il fallait faire des autoroutes, on a donc fait des autoroutes. De façon plus autoritaire, mais aussi avec un capital humain qui était probablement déjà mieux formé. Ils ont eu un processus de développement plus rapide. Beaucoup d'économistes depuis 20 ans disent que la tortue indienne finira par rattraper et dépasser le lièvre chinois. J'ai des doutes. Je crois que la Chine est loin devant et que l'Inde n'a pas la surface, n'a même pas la volonté, pour pouvoir être une deuxième Chine.

Il faudrait donc mobiliser d'autres régions. On se tourne évidemment vers les réservoirs de populations jeunes du 21ème siècle, c'est-à-dire l'Afrique. Tout ce qui se passe en Afrique actuellement est un drame parce que c'est leur potentiel qu'il faudrait pouvoir exploiter.

Des pays comme le Bangladesh, par exemple, sont en train d'avancer à marche forcée aussi. Pourrait-il passer directement à une tertiarisation, en « sautant » l’étape « usine bas de gamme » ou du moindre en l’étant seulement sur une courte période ?

Don Diego de la Vega :Je ne sais pas. L'avenir, à ce niveau-là, est vraiment très ouvert. Quand on regarde le développement des cinquante dernières années, qui aurait misé sur la Corée du Sud ? Il y a 50 ans, tout le monde misait sur l'Afrique, personne sur la Corée du Sud. Personne n'aurait non plus misé sur Taïwan qui accumulait les défauts et les problèmes. Il faut être assez humble de ce côté-là. Je tends à dédramatiser la question démographique s'agissant de la Chine car pour moi, le développement du capital humain vient plus que compenser le vieillissement. Mieux vaut 800 millions de Chinois très bien formés qu'un milliard et demi de Chinois sans qualification.

Si ces produits à bas coûts disparaissaient, ne serait-ce finalement pas une bonne nouvelle pour lutter contre la surconsommation ?

Don Diego de la Vega :Non, parce qu'il y a trop de composants dans le moindre smartphone ou la moindre bicyclette pour qu’on se passe de ces usines. On a l'impression qu'on peut arrêter d'être matérialistes et se remettre à vivre avec de l'eau, des livres et un cartable, mais la réalité est que nous ne sommes plus dans ce type de société. Le moindre objet aujourd'hui a fait l'objet d'une fragmentation hallucinante dans le processus productif. On se souvient de l'exemple du crayon présenté par Milton Friedman, mais nous sommes allés encore plus loin aujourd'hui. C'est pour ça qu'il y a eu autant de perturbations, d'ailleurs, au moment du Covid. Il suffit que le port de Shanghai soit bloqué pendant trois semaines pour que l'économie occidentale se grippe. Maintenant, ce qu'il faut essayer de faire, c'est de fluidifier les choses. Il faut organiser cette fluidité et l'organiser sur une base durable. Mettre un mazout de meilleure qualité dans les bateaux qui assurent 90% du commerce international, par exemple. Mais il ne faut pas se bercer d'illusions sur le fait qu'on pourrait se passer de ces produits-là.

D’autant que pour remplacer des objets bas-de-gamme pas cher, on ne se retrouverait pas forcément avec des objets haut-de-gamme, mais avec des objets bas-de-gamme plus cher, non ?

Don Diego de la Vega :Tout à fait. Mais attention, pas « plus cher », beaucoup plus cher ! Non seulement parce que nous n’avons plus la main-d’œuvre pour ce type de produits, mais aussi parce que le processus de production chez nous devrait être rebâti de zéro. Et que nous n’avons pas l’énergie et les matières premières. Ce ne sera pas plus cher, ce sera beaucoup, beaucoup plus cher. Et ça ne pourra donc pas être de la production de masse. Nous sommes sur des niches et dans des productions de haute valeur ajoutée. Ce n'est pas un hasard si le CAC 40 est archi-dominé par quatre entreprises du luxe. C'est la place qu'occupe un pays comme la France, qui n’a pas à se fourvoyer dans des productions bas de gamme. Ce serait une mauvaise allocation du travail et du capital que de se respécialiser dans des produits bas de gamme.

Il ne faut pas penser qu'on va réindustrialiser sur une base ancienne. On peut éventuellement envisager de réindustrialiser, mais sur une base nouvelle. Avoir des méga factories de batteries, par exemple, est un combat intéressant. Mais l'idée qu'on va récupérer des productions parce qu'au Bangladesh, il y aurait une transition démographique, c’est impossible.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !