L’Arménie abandonne-t-elle ses propres citoyens en Artsakh ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Un manifestant tient un drapeau de la région autoproclamée du Haut-Karabakh (drapeau de l'Artsakh) lors d'un rassemblement à Stepanakert, le 25 décembre 2022.
Un manifestant tient un drapeau de la région autoproclamée du Haut-Karabakh (drapeau de l'Artsakh) lors d'un rassemblement à Stepanakert, le 25 décembre 2022.
©DAVIT GHAHRAMANYAN / AFP

Droit international

En l’absence de reconnaissance internationale de la République d’Artsakh, les habitants de ce territoire sont citoyens arméniens au regard du droit international. Leur abandon par Erevan ne leur laisse guère comme alternative que la citoyenneté russe.

Irina Hovsepian

Irina Hovsepian

Irina Hovsepian est Analyste politique.

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La question politique du Haut-Karabagh comporte plusieurs dimensions dont le traitement juridique est délicat en raison du droit soviétique qui distinguait citoyenneté et nationalité. A l’époque de l’URSS, les citoyens soviétiques disposaient d’un passeport rouge qui indiquait, outre leur citoyenneté soviétique, leur nationalité.

Les habitants de l’Artsakh étaient ainsi des citoyens de l’URSS de nationalité arménienne comme l’indiquait leur passeport. Leurs passeports et actes de naissance mentionnaient en outre « NKAO », soit en russe Région Autonome du Haut-Karabagh (le O valant pour « oblast », ce qui signifie « région » en russe.)

Alors que l’URSS se désintégrait, plusieurs votes importants se sont succédés. Ainsi, le 1er décembre 1989, le Soviet suprême de la République socialiste soviétique d'Arménie et le Soviet national du Haut-Karabagh votèrent conjointement « la réunification » des deux entités [1]. Le texte adopté précisait que « les droits de citoyenneté de la RSS d'Arménie sont étendus à la population du Haut-Karabagh ». Ce vote prolongeait celui du 28 novembre 1989 par lequel le Soviet Suprême de l’Arménie soviétique invalidait l’attachement de cette Région Autonome (« NKAO ») à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Après la chute de l’URSS fin 1991, compte tenu des pogroms pratiqués par l’Azerbaïdjan à l’encontre des Arméniens de ce territoire et compte tenu de leur absence de reconnaissance légale, l’Arménie décida rapidement de leur octroyer un nouveau passeport arménien. Cette décision répondait à l’obligation de fournir une identité juridique légale à la population d’Artsakh dont le passeport soviétique sortait petit à petit de la circulation, ce qui limitait notamment leur droit à la libre circulation. Ainsi, l’Arménie a octroyé sa citoyenneté à ces Arméniens d’Artsakh qui s’était retrouvés citoyens d’un Etat qui n’existait plus – l’URSS – vivant de surcroit dans une République de facto indépendante qu’aucun état n’avait reconnu.

En termes de droit international, les Arméniens de l’Artsakh jouissent ainsi des mêmes droits que ceux d’Arménie car ils sont détenteurs du même passeport. Mais ce n’est pas tout à fait le cas en termes de droit interne : l’Arménie et l’Artsakh constituant deux Etats dissociés dont seul le premier est reconnu par la communauté internationale, les Artsakhiotes qui votent pour leurs propres structures représentatives internes (Parlement, Premier ministre, Président) ne peuvent voter pour celles de l’Arménie. Cette règle prévenant toute double représentation vaut depuis 1991, c’est-à-dire depuis que les deux Etats sont indépendants de la défunte URSS qui les chapeautait. En revanche, un citoyen d’Artsakh peut toujours occuper des positions officielles en Arménie et même s’y présenter à des échéances électorales. C’est ainsi que Robert Kotcharyan, le premier président de la République d’Artsakh a été nommé Premier ministre en Arménie avant d’en devenir plus tard devenir le deuxième président de la République.

En revanche, les habitants de l’Artsakh ne peuvent pas être citoyens de l’Azerbaïdjan à la fois pour des raisons politiques et juridiques. Politiquement, la politique raciste de l’Azerbaïdjan à l’encontre des Arméniens fait que cet Etat ne leur reconnaît aucun de leurs droits fondamentaux et bafoue même leur droit élémentaire à la vie et à la dignité. Les Arméniens qui vivaient par exemple à Bakou (dans le quartier Armenikend), à Gandzak, à Chamkhor et dans toutes les villes azerbaïdjanaises où ils habitaient ont été expropriés, chassés et massacrés, que ce soit au début du 20ème siècle lors de la constitution de cet Etat (massacres de Chouchi) ou à la fin de l’URSS. Mais même d’un point de vue strictement juridique – c’est-à-dire en faisant abstraction de ces injustifiables atrocités – l’Azerbaïdjan ne reconnait pas et ne reconnaitra pas de nationalité arménienne à ces Arméniens qu’elle prendrait sous la bannière de sa citoyenneté. Autrement dit, en Azerbaïdjan, la minorité arménienne ne pourrait même pas exercer ses droits sociopolitiques pourtant reconnus par le Droit international, si tant est qu’elle puisse tout simplement préserver son droit à l’existence physique. 

Du reste, l’hypothèse de l’intégration de l’Artsakh à l’Azerbaïdjan reste peu justifiable même au sens du droit étatique le plus strict : la Région autonome n’a été arbitrairement attachée à l’Azerbaïdjan qu’à partir de 1923, c’est-à-dire par l’Union soviétique. L’Azerbaïdjan actuel ne peut se prévaloir de cet attachement à la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan dans la mesure où l’actuel Etat azerbaïdjanais fonde explicitement sa légitimité et son assise territoriale sur la première République d’Azerbaïdjan qui a brièvement existé de 1918 à 1920. Or le Karabagh n’en faisait pas partie : les discussions préparatoires aux Traités de paix (1919-1920), préalablement à la soviétisation de la région, avaient adopté le principe de l’admission à la Société des Nations de la République d’Arménie incluant le Karabakh mais pas celui de l’Azerbaïdjan précisément au motif que ses frontières occidentales étaient mal définies. On voit mal comment un Etat fortuitement apparu dans l’histoire en 1918 pourrait revendiquer des terres peuplées depuis des millénaires par un peuple autochtone au motif qu’un régime tierce, autoritaire et de surcroit disparu – l’URSS – lui aurait brièvement attaché cette région que lui-même ne revendiquait pas auparavant.

La seule alternative qui resterait alors pour certains habitants de l’Artsakh serait celle de la citoyenneté russe. En effet, il faut souligner que tout Arménien qui détenait un passeport soviétique, c’est-à-dire tout Arménien né avant la dissolution de l’URSS, pouvait l’échanger contre un passeport russe. Ceci revendrait de facto à scinder la population de l’Artsakh entre les personnes les plus âgées, nées avant 1991, qui pourraient faire valoir leur droit à la citoyenneté russe et les plus jeunes qui n’ont connu que la République du Haut Karabagh et la nationalité arménienne. Ceux-là ne pouvaient et ne peuvent toujours recevoir qu’un seul passeport reconnu internationalement, celui de la République d’Arménie.

En l’état donc, l’abandon de l’Artsakh par l’Arménie revient à dépouiller les habitants de ce territoire de leurs droits fondamentaux, celui d’avoir un passeport, une identité, celui de voyager et de circuler librement. Pour les Arméniens d’Artsakh nés après 1991 qui ne pourront plus se prévaloir d’aucune citoyenneté, « l’intégration » à l’Azerbaïdjan signifiera la mort. C’est du reste ce qui est advenu aux régions artsakhiotes d’Hadrout et de Chouchi, actuellement occupées par (« intégrées » à) l’Azerbaïdjan où le processus d’épuration ethnique n’a laissé aucun arménien, comme du reste au Nakhitchevan peuplé à 100% d’Arméniens au début du 20ème siècle et d’où ils ont totalement disparu suite à « l’intégration » de ce territoire en Azerbaïdjan.

Cette privation de tout droit sociopolitique et même de tout droit fondamental contrevient bien sûr à toutes les normes du Droit international. Quelle organisation internationale peut accepter une population sans aucun droit à un passeport, à une adresse, à une identité ? Il est par conséquent du devoir de la République d’Arménie de protéger ses propres citoyens vivant en Artsakh. Elle ne peut se défausser de son devoir vis-à-vis de cette partie de sa population qui se retrouve dans une situation de blocus, privée de nourriture, de gaz, de médicament et de tout droit de circuler. Il s’agit d’un devoir constitutionnel qui engage l’Arménie au premier chef mais aussi l’ensemble de la communauté internationale, notamment au titre de la responsabilité de protéger qu’elle s’est elle-même imposée en 2005.

Irina Hovsepian

Analyste politique



[1] Հայկական ԽՍՀ գերագույն խորհուրդ եվ լեռնային ղարաբաղի ազգային խորհուրդ Որոշում « Հայկական ԽՍՀ-ի եվ լեռնային ղարաբաղի վերամիավորման մասին » https://www.arlis.am/DocumentView.aspx?docid=3153

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