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L'Algérie semble parfois jouer avec le feu dans ses relations avec les islamistes.
L'Algérie semble parfois jouer avec le feu dans ses relations avec les islamistes.
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Liaisons dangereuses

Alors que l'armée algérienne a donné l'assaut jeudi pour libérer les otages de la station BP au sud-ouest du pays, les suspicions sur les liens entre les services secrets algériens et les groupes islamistes persistent.

Alexandre Del Valle et Kader Abderrahim

Alexandre Del Valle et Kader Abderrahim

Alexandre del Valle est un géopolitologue renommé. Éditorialiste à France Soir, il enseigne les relations internationales à l'Université de Metz et est chercheur associé à l'Institut Choiseul. Il a publié plusieurs livres sur la faiblesse des démocraties, les Balkans, la Turquie et le terrorisme islamique.

Kader Abderrahim est chercheur associé à l’Iris, spécialiste du Maghreb et de l’islamisme, et Maître de conférences à Sciences Po Paris.

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Atlantico : Que sait-on de la relation de l'Algérie face aux islamistes qui sévissent dans la région ?

Kader Abderrahim : Je pense qu'un retour en arrière est ici nécessaire. En 1990 et 1991, le Front Islamique du Salut (FIS) a remporté respectivement les élections locales puis législatives, ce qui lui conféra la majorité absolue. A la suite du dernier scrutin, un putsch de l'armée fit basculer le pays dans la guerre civile. L'Etat entra ainsi dans une confrontation ouverte entre un mouvement politique et une partie de l'appareil dirigeant, ce qui explique que le pays soit incessamment en guerre depuis une vingtaine d'années, avec des périodes de tensions et d'accalmies. En comparaison de la violence des événements qui ont eu lieu dans les années 1990, les escarmouches qui avaient jusqu'à présent eu lieu entre islamistes et soldats algériens dans le sud du pays sont à relativiser.

Alexandre del Valle : Le 16 janvier dernier, le raid terroriste sur l’installation pétrolière d’Ain Amenas (est de l’Algérie) de British Petroleum (BP), puis la prise de 41 otages étrangers ont été organisés par le groupe algérien Al-Muwaqi´un Bi-dimaa’, créé par l´ex-commandant d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Mokhtar Belmokhtar, condamné à mort par contumace par la justice algérienne. Son but est de « punir » les pays qui prennent part à l’intervention militaire au nord du Mali. L’Algérie est donc visée depuis que l’armée algérienne a ouvert son espace aérien à l´armée de l´air française.

Rappelons que les créateurs et cadres d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), alliés d’Ansar Eddine et au MUJAO, qui sèment la terreur au nord du Mali, à Tombouctou et à Gao, sont presque tous algériens. Ils viennent pour la plupart du GSPC (groupe algérien salafiste pour la prédication et le combat) de Hassan Hattab, ancêtre d’AQMI (« franchisé » par Al-Qaïda en 2007) et des du GIA (Groupe islamique Armé).

Ceci dit, avec sa politique de « Concorde civile », le président algérien Bouteflika a permis aux anciens terroristes des GIA et du GSPC libérés des geôles algériennes ou repoussés au Sud de reprendre du service dans le Sahel. D’autres se sont cachés en Kabylie, où personne n’est venu les déloger. Bouteflika a ainsi amnistié 2000 anciens égorgeurs... Sa stratégie visait en fait à intégrer les islamistes dans le système (postes politiques, amnisties) afin de les motiver à rendre les armes. Mais certains d’entre eux sont passés directement de la prison au maquis, et leurs « frères d’armes » organisent des attentats contre des bases militaires algériennes à partir de fiefs désertiques du Mali, du Niger, du Sud algérien ou de Libye. Trop content de voir des jihadistes partir vers le Sahel, Abdelaziz Bouteflika rechignait à s’engager militairement contre ses groupes terroristes à l’extérieur. Mais ceux-ci peuvent à tout moment, en cas de rupture de la « trêve », déclencher une nouvelle guerre civile sur le sol algérien, ce que les Algériens redoutent, après des années de guerre civile sanglante (180 000 morts).

Alger s’est donc montré au début hostile au projet d’envoi de troupes coalisées au Nord du Mali. L’ambiguïté de Bouteflika atteint son paroxysme lorsqu’il reçut, sans prévenir le Mali, en juin 2012, les dirigeants du Mujao et d’Ansar Al-dine (alliés d’AQMI au Nord Mali) alors que le premier a revendiqué l’attentat kamikaze de Ouargla contre le siège de la gendarmerie et la prise d’otages des diplomates algériens.

Plus trouble encore, l’Etat algérien a envoyé il y a peu à Gao et Kidal 2 convois militaires qui ne contenaient pas que des produits alimentaires…

Ceci dit, le double jeu politique de Bouteflika a cessé depuis que les djihadistes ont étendu leur offensive au sud Mali et dans toute la région. L’armée algérienne veut désormais rétablir l’unité du Mali et réduire les djihadistes qui ont franchi la ligne rouge.

N'y a t-il pas eu depuis une paix implicite entre l’État et ces mouvements islamistes marginalisés qui a pu offrir une liberté relative au sud du pays ?

Kader Abderrahim : Plus ou moins. Ce qui était important pour le gouvernement algérien à l'époque était d'arriver à donner l'impression qu'il avait réussi à régler la question islamiste en repoussant les groupes armés aux marges du territoire. En réalité, il est simplement parvenu à les décaler vers les pays voisins : des attentats affiliés à ces mêmes islamistes ont eu lieu il y a peu au Maroc et en Mauritanie et l'actuelle crise malienne est évidemment aussi une conséquence de ce déplacement. Sur le fond rien n'est réglé et les événements d'hier viennent le rappeler brutalement. Il s'agit néanmoins davantage d'une tentative d'internationalisation de l'islamisme (l'objectif affiché par des formations type AQMI étant d'instaurer un « grand Etat islamique », ndlr) et cela change considérablement la façon de penser les événements actuels comparé à ce qui aurait pu exister il y a 20 ans.

Comment expliquer, malgré ces antagonismes, les suspicions persistantes sur l'emploi par les services secrets algériens de terroristes affiliés à ces groupes fondamentalistes, et ce dans le but de commettre des attentats ?

Kader Abderrahim : Des doutes subsistent en effet, notamment sur la vague d'attentats d'octobre 1995 qui toucha la France. Les services spéciaux algériens ont été très fortement suspectés d'avoir été partie prenante dans cette affaire bien qu'aucune preuve n'ait été révélée au grand public à ce jour. Il y a eu néanmoins une détérioration notoire par la suite entre Paris et Alger et c'est alors que nous sommes tombés dans le fameux « qui tue qui ? », expression qui doit son nom à l'hypothèse que les groupes islamistes armés auraient été infiltrés par les services secrets algériens pour les manipuler et faire basculer l'opinion contre les mouvances islamistes. Même dans l'optique où cette théorie se voyait accréditée par des faits, il faut rappeler néanmoins que ces événement datent presque d'une vingtaine d'années, les djihadistes étant aujourd'hui incarnés par une nouvelle génération issue des quatre coins du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord.

Quelle est la présence réelle des islamistes dans le sud du pays et comment a t-elle pu se développer ?

Kader Abderrahim : La présence de ces groupes armés fondamentalistes ne peut plus s'interpréter à l'échelle nationale puisqu'on trouve désormais dans leurs rangs des combattants pakistanais, afghans ou encore marocains. Les katibas islamistes sont de plus présentes en Syrie, en Lybie et au Mali comme chacun sait. Nous sommes aujourd'hui face à une myriade de ces groupuscules transfrontaliers qui opèrent extrêmement rapidement et tirent recettes des narcotrafics implantés dans la région. Le désengagement des pays occidentaux ainsi que la fragilité des états environnants a hélas permis la prolifération de ces cellules qui menacent actuellement la stabilité de toute cette partie du continent africain.

La situation s'aggrave comme on le voit et les pays pour l'instant encore « stables », comme la Tunisie, s'en inquiètent gravement car les risques de contagion sont bien réels : quatre camions transportant des hommes, des armes et des explosifs en provenance de Libye ont ainsi récemment été interpellés par les autorités tunisiennes et cela démontre une recrudescence du djhadisme qui menace à tout moment le contrôle des États encore en place dans la région.

Alexandre del Valle : Elle est importante en zone désertique difficilement contrôlable mais elle bénéficie surtout de la proximité des bases-arrières désertiques du Mali, du Niger ou de Libye. Les ravisseurs des otages d'In Amenas sont par exemple installés avec Mokhtar Belmokhtar dans le nord du Mali, qui coordonne à distance les actions menées dans le sud de l’Algérie. Ainsi, la prise d'otages d'In Amenas a été coordonnée par son lieutenant Abou al-Bara, ancien du GSPC. C’est d’ailleurs la première fois que les djihadistes s'en prennent à des sites gaziers. Les brigades islamo-terroristes qui agissent dans la région  du Mali et du Sud Algérien sont essentiellement composées de djihadistes arabes (Algériens, Libyens, Tunisiens, Mauritaniens, Maliens, etc) qui tirent de leur alliance avec les contrebandiers et tribus touaregs une connaissance parfaite des chemins du désert et des ressources économiques redoutables issues des trafics, qui permettent d’acheter des armes mais aussi des fonctionnaires, des politiques locaux, et même des militaires et des policiers, donc de circuler plus aisément...

Comment s'explique la politique radicale du gouvernement algérien face à ces groupes fondamentalistes ?

Kader Abderrahim :  Par une stratégie différente de celle que l'on peut voir en Occident. Les forces spéciales qui sont intervenues hier ne sont pas réellement formées pour ce type de scénario et l'on peut ajouter qu'elles n'ont pas vraiment la culture de la négociation, ces dernières préférant opter pour une stratégie à la soviétique qui consiste à intervenir quel qu'en soit le coût humain. Le drame d'In Amenas rappelle ainsi par exemple celui de l'école maternelle de Beslan en 2004 où l'opération des forces russes avait causé des dizaines de morts.

Une autre explication peut tenir dans le fait qu'une grande partie de l'armée et de l'opinion n'a pas toléré le fait que le président Abdelaziz Bouteflika ait autorisé sans aucune concertation les avions français à traverser l'espace algérien pour bombarder les positions des rebelles nord-maliens. Je pense ainsi, et il s'agit de mon analyse personnelle, que l'assaut mené hier à la station de British Petroleum est une pierre de l'armée dans le jardin de Bouteflika, ce dernier étant celui qui devra rendre des comptes devant la scène internationale pour les otages étrangers qui sont morts.

Je pense malgré tout que nous allons assister à un tournant à la suite des évènements d'hier : pour la première fois les islamistes se sont permis d'attaquer un site important pour l'économie du pays et la mort de ressortissants étrangers devrait forcer logiquement l'armée algérienne à évoluer dans sa gestion sécuritaire.

Alexandre del Valle : L’Algérie est dirigée par une junte militaire depuis l’indépendance. Les militaires, qui contrôlent aussi l’économie - et donc la manne pétrolière et gazière - n’ont jamais eu l’intention de partager leur pouvoir ! Et comme pour nombre d’autres régimes dictatoriaux post-coloniaux secoués par le “printemps arabe” (Syrie, Libye, Egypte, Tunisie, etc), la « menace islamiste » était un formidable prétexte (tout en étant réelle !) pour empêcher les islamistes de gagner des élections. C’est ce qui s’est produit après les législatives de décembre 1991, lorsque le FIS (Front islamique du Salut) remporta une large victoire. Le pouvoir ne pouvait pas renoncer à ses prérogatives ou admettre que la population était majoritairement favorable au FIS, paré de vertus d’honnêteté et de justice sociale. Mais il faut reconnaître que l’époque était très différente : les islamistes n’avaient pas d’expérience démocratique et ils étaient bien plus liés aux mouvements violents que les partis islamo-conservateurs actuels qui ont gagné les élections en Tunisie ou au Maroc en 2011.

Ainsi, l’ancien Premier ministre algérien, Si Ahmed Ghozali, qui fit annuler la victoire électorale du FIS, m’a confié : « aujourd’hui, nous agirions peut être différemment ». Mais mis à part des personnalités réellement laïques comme Si Ahmed, les dirigeants algériens ont eu, depuis 1962, une attitude ambiguë vis-à-vis des islamistes : ils ont prétendu les combattre en favorisant l’islamisation et en fondant l’identité algérienne sur le couple Islam-Arabité, ce qui excluait les Berbères, les non-musulmans (Juifs et Chrétiens), les laïques et les “mauvais musulmans” ou athées. Ainsi, tout en combattant les maquisards du groupe Bouyali (leader du premier Mouvement Islamique Armé), l’État-FLN prépara le terrain aux islamistes : Charte nationale de 1976 stipulant que « l’islam est religion d’État » et que le président doit « respecter et glorifier la religion musulmane » ; repos le vendredi au lieu du dimanche ; interdiction de l’alcool ; construction de mosquées ; transports officiels pour le pèlerinage ; lieux de prière au travail et dans l’université ; vote en 1984, d’un Code de la famille consacrant l’infériorité de la femme...etc).

En interdisant le FIS, l’Etat FLN démontra l’inutilité d’un positionnement démocratique et donna des arguments aux djihadistes, d’où la thèse conspirationniste d’une « alliance objective » entre l’Etat et les djihadistes.

Or bien qu’il est vrai que tous deux étaient opposés à la démocratie, je récuse les thèses niant les attaques barbares des islamistes durant la guerre civile et qui les attribuent à des « faux groupes » islamo-terroristes “créés” par l’armée algérienne, car ces thèses sont celles-là mêmes qui attribuent le 11 septembre 2001 au Mossad ou à la CIA, thèses diffusées par le Hamas et Al-Qaïda. Or la réalité est bien plus complexe. 

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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