Kamala Harris, l’Obama au féminin <!-- --> | Atlantico.fr
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Kamala Harris prend la parole lors d'un rassemblement lançant la campagne présidentielle, le 27 janvier 2019, à Oakland, en Californie.
Kamala Harris prend la parole lors d'un rassemblement lançant la campagne présidentielle, le 27 janvier 2019, à Oakland, en Californie.
©NOAH BERGER / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Eric Branaa publie « Kamala Harris : L’Amérique du futur » chez Nouveau Monde éditions.  Kamala Harris est le phénomène qui bouscule les États-Unis : elle est la première femme à accéder à la vice-présidence du pays. Comme Barack Obama, à qui elle est souvent comparée, elle n’a toutefois pas l’habitude de rester en retrait et ne se contentera pas d’un second rôle. Extrait 1/2.

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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La réélection de Kamala Harris n’a posé aucun problème. Si son mandat avait globalement satisfait les électeurs locaux, un autre facteur a indéniablement joué dans sa réussite lors de ce second passage devant les électeurs : le climat national avait changé et un homme s’était propulsé au premier rang. Non seulement Barack Obama avait créé la surprise en devenant le premier président noir de l’histoire des États-Unis mais il était aussi porteur d’un espoir fou, celui de construire une Amérique post-raciale.

Le mythe est né le 4 novembre 2008, lorsque le 44e président des États-Unis s’est exprimé devant une foule en liesse à Chicago. «Notre Union peut être parfaite», a-t-il déclaré en écho au discours de Philadelphie qu’il avait prononcé quelques mois plus tôt. «Si jamais quelqu’un doute encore que l’Amérique est un endroit où tout est possible, qui se demande si le rêve de nos Pères fondateurs est toujours vivant, qui doute encore du pouvoir de notre démocratie, la réponse lui est donnée ce soir.» Quel choc avec l’état psychologique du pays à la veille de cette victoire! Barack Obama président, cela aurait pu être une revanche pour les Afro-Américains et pour d’autres groupes communautaires : revanche contre l’esclavage, la ségrégation, la pauvreté, les humiliations, le racisme. Il leur envoya aussitôt le message que cela n’était pas la bonne voie, qu’il fallait être plus forts encore. «Que Dieu bénisse l’Amérique», avait alors lâché le nouveau président, tandis que ses supporters scandaient «Yes, we can».

Obama a aussi séduit parce qu’il était métis. Étonnamment, la politique au centre et « au-delà des clivages » qu’il promettait aux électeurs semblait se retrouver jusque dans ses gènes. Le métissage est alors devenu une vertu essentielle, comme si être à la fois noir et blanc prédisposait à mieux comprendre le monde. Le public californien s’est subitement davantage intéressé à Kamala Harris, qu’on a commencé à appeler « l’Obama au féminin ». Elle aussi présentait ces caractères de mélange des origines et de modération politique. La Californie tenait donc peut-être là la star qui lui avait manqué jusqu’alors.

Une identité à choix multiples

En se présentant au poste d’attorney général de Californie, la procureure du district de San Francisco s’ouvrait toutes grandes les portes vers le succès. Elle allait potentiellement être en mesure de réaliser les espoirs de nombreux militants qui, depuis l’effervescence politique des années 1960, attendaient qu’un Afro-Américain s’élève enfin et intègre le groupe des décideurs dominé par les Blancs. Kamala Harris devenait l’héritière de cet espoir tout autant qu’elle l’était des aspirations de deux immigrés qui étaient venus aux États-Unis à cette période charnière, qui avaient participé à cette aventure de la révolution étudiante et transmis à leurs enfants le rêve américain que façonnait leur génération. On l’a vu, ses parents avaient rejoint très tôt le mouvement des droits civiques, une façon pour eux d’appliquer les leçons de l’anticolonialisme aux États-Unis. Mais Shyamala voulait militer pour une conscience noire, alors que Donald se battait pour une lutte des classes plus traditionnelle, combattant les élites en général. On retrouve d’ailleurs là les mêmes aspirations que celles portées par cet autre «héritier» qu’était Barack Obama. Pour Donald Harris, la véritable révolution était de permettre aux travailleurs noirs de ne plus être les esclaves d’une élite. Plus tard, dans un journal jamaïcain, Harris a salué le parcours intellectuel de Malcolm X, qui est passé du nationalisme noir à une forme plus internationaliste de socialisme. Certains intellectuels estiment que c’est dans cette forme de pensée que se trouve l’essence de la cassure qui a fini par faire chuter le Parti démocrate, plus tard, en 2016, et a porté Donald Trump au pouvoir: ceux-là estiment que le Parti démocrate a fini par oublier de se concentrer sur la nécessité de rendre une dignité économique aux gens, pour se déplacer sur les questions de reconnaissance et d’égalité.

En 2016, huit ans après l’élection d’Obama, la discrimination n’avait pas disparu du paysage américain. D’abord, à salaire égal, Noirs et Blancs vivaient toujours dans des quartiers bien séparés, les Noirs étant toujours cantonnés dans les plus pauvres. Ces quartiers étaient aussi toujours soumis à de grandes tensions sociales. Rien de changé sur ce plan-là non plus. Bien au contraire, la situation s’était même compliquée. Régulièrement, des échauffourées éclataient dans ces quartiers lorsqu’un Noir était abattu par la police. Par ailleurs, pour les plus pauvres, la crise économique n’était pas terminée: les Afro-Américains avaient toujours des difficultés à accéder à des prêts, même lorsqu’ils avaient des revenus suffisants. Pour eux le quotidien restait invariablement le même: ils avaient toujours l’impression d’être de trop dans une société de Blancs, les contrôles d’identité, la suspicion mutuelle étaient toujours présents. La violence policière est alors devenue le nouveau thème fort dans la politique aussi bien locale que nationale.

Kamala Harris, par sa seule candidature à la présidence, a réactivé en 2020 ce débat, qui avait été la colonne dorsale de l’engagement de ses parents. Elle s’est choisi un slogan fort, «je n’essaie pas de restructurer la société», qui est désormais sa marque de fabrique. Comme Barack Obama, elle voulait choisir une troisième voie, sans renier son programme explicitement égalitaire ou la nécessité de soigner une société malade d’une économie toute-puissante. Le 44e président et celle qui est devenue la vice-présidente du 46e partagent ainsi de nombreux points communs, dont celui d’avoir été élevés par des parents immigrés et militants anticolonialistes. Cet héritage a été déterminant dans leurs parcours politiques respectifs.

Le mélange de ses origines l’a rendue difficile à enfermer dans une case, avec un qualificatif unique. Cette ambiguïté s’est retrouvée dans la presse. Tout au long de sa carrière politique, les médias ont utilisé de nombreux termes – noire, sud-asiatique, indienne-américaine et afro-américaine – pour la décrire, la qualifier ou la catégoriser. En 2010, lorsqu’elle est devenue procureure générale de Californie, le New York Times l’a décrite comme «la fille d’un économiste noir et d’une biologiste indienne». Six ans plus tard, lorsqu’elle a été élue sénatrice, le même journal a écrit qu’elle était «la première femme noire élue pour représenter l’État au Sénat des États-Unis », même s’il figurait bien dans l’article que sa mère était née en Inde tandis que son père était jamaïcain. De l’autre côté des États-Unis, le Los Angeles Times, pendant la campagne présidentielle de 2019, s’attardait sur le «grand-père indien progressiste» de Kamala Harris, qui avait utilisé son épargne-retraite pour payer les frais de scolarité de sa fille Shyamala à Berkeley. Mais l’intérêt pour les racines indiennes de Kamala Harris s’est ensuite effacé derrière son origine jamaïcaine. Ce n’est qu’en 2021, alors que la communauté asiatique était victime de nombreuses violences racistes, que certains ont repris les références à l’Inde à son sujet, qui avaient été un peu oubliées.

Une Afro-Américaine

Kamala Harris s’est d’abord construite en tant qu’Indienne et Asiatique. L’hésitation générale à inclure les Sud-Asiatiques dans l’identité asiatique américaine a toutefois fait pencher la balance en faveur de ses origines paternelles. Cela témoigne de l’exclusion des Sud-Asiatiques de la communauté asiatique américaine: environ 42 % des Blancs, 35 % des Latinos et 34 % des Noirs américains n’identifient pas les Indiens comme des Asiatiques. C’est ce qui a fait qualifier à tort Andrew Yang de «premier candidat américain d’origine asiatique» par de nombreux journalistes lors de la présidentielle de 2020, alors que Kamala Harris était également en lice et s’était déclarée avant lui et, surtout, que Bobby Jindal, l’ancien gouverneur de la Louisiane d’origine indienne, l’avait lui-même été en 2016. Il faut reconnaître que Harris n’a jamais insisté sur ses origines indiennes durant cette campagne, contrairement à Yang, qui est entré dans la course en revendiquant ses racines avec une plaisanterie: «Je suis asiatique, donc je connais beaucoup de médecins.» Cependant, il est indéniable que ce sont plutôt les combats menés par sa mère qui ont façonné la politicienne que Kamala est devenue; cela explique peut-être en partie cette perception que le public a de ses origines.

Mais on ne peut pas ne pas prendre en compte cette aspiration viscérale pour la reconnaissance du peuple noir et la lutte pour l’égalité, qu’elle partageait avec son père. Kamala Harris est de tous ces combats en même temps, elle les porte tous en elle. L’élément particulier qui élargit les perspectives tient dans sa double origine indienne et jamaïcaine. C’est ce que les Américains ont compris lorsque, le 11 août 2020, Joe Biden a fait savoir qu’il avait «le grand honneur d’annoncer qu’il avait choisi Kamala Harris, une lutteuse infatigable auprès des petites gens et une des femmes parmi les plus engagées du pays, pour être sa colistière ». Il n’avait pas besoin d’en dire davantage pour que tant de gens s’identifient à elle et la reconnaissent comme étant une des leurs.

Barack et Kamala

Cette ambiguïté ou cette multiplicité continue de faire partie de sa vie. Cela l’aide là où d’autres politiciens ont plus de mal: lors de sa toute première élection, Kamala Harris a remporté le vote dans le quartier chinois, et brillamment, puisqu’elle a obtenu 48 % des voix des Américains d’origine asiatique dans toute la ville, alors qu’aucun de ses deux rivaux n’a obtenu plus de 29 %.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les chemins de Barack Obama et de Kamala Harris se soient croisés très tôt. À l’instar du 44e président, Harris possède une histoire familiale unique, qu’elle présente comme l’accomplissement du rêve américain. Comme elle, Barack Obama, fils d’un père kenyan, a baigné dans l’histoire de la décolonisation et dans les revendications de la décennie des années 1960 avec, au centre de ces luttes, le mouvement antiraciste déterminé à abolir dans le monde entier les discriminations raciales.

La première rencontre a eu lieu en 2004, alors que la jeune femme venait de remporter sa première élection de procureure du district de San Francisco. Il lui a été proposé d’organiser une collecte de fonds à l’hôtel Four Seasons pour un jeune candidat à un poste de sénateur des États-Unis. Barack Obama était avocat, comme elle, et venait de Chicago. Deux ans auparavant il avait été réélu sénateur de l’Illinois, à l’âge de 41 ans. Quelques semaines plus tôt, il était devenu une attraction nationale après un vibrant discours prononcé lors de la convention démocrate à Boston, le 27 juillet. Le Philadelphia Inquirer ne s’y était pas trompé et avait titré «Qui est ce gars ?», lui promettant un grand destin, sans oser encore évoquer le siège du bureau Ovale. En vantant «l’audace de l’espoir», il avait trouvé le discours fondateur de sa carrière: «Regardons les choses en face, ma présence sur cette scène est plutôt improbable. Mon histoire s’inscrit dans l’histoire de l’Amérique et je suis redevable à chacun de celles et ceux que j’ai croisés.» Mais «je dis à tous ceux qui veulent nous diviser, il n’y a pas une Amérique libérale et une Amérique conservatrice, il y a juste les États-Unis d’Amérique ; il n’y a pas une Amérique noire et une Amérique blanche et une Amérique hispanique et une Amérique asiatique, il y a les États-Unis d’Amérique». Ce discours a propulsé Obama en avant et tous les projecteurs se sont subitement braqués sur lui. Mark Buell, donateur important du parti, avait déjà repéré le jeune homme et contribué à sa campagne sénatoriale. C’est lui qui organisa la rencontre entre la nouvelle vedette nationale du Parti démocrate et sa protégée locale. Le courant est tout de suite passé entre eux.

L’année suivante, c’est Kamala Harris qui demanda à Obama de bien vouloir participer à une collecte de fonds en vue de sa campagne de réélection et il accepta. Cela signifiait beaucoup car les choses avaient sensiblement changé en quelques mois et le nom de Barack Obama était inscrit par la plupart des journalistes sur la liste des candidats potentiels à la présidence. Même si Hillary Clinton ou Joe Biden semblaient être des poids lourds difficiles à battre, l’enthousiasme soulevé par cet homme venu de l’Illinois ne retombait pas : les Afro-Américains voyaient en lui une chance d’écrire une page d’histoire, et toutes les autres minorités étaient dans le même état d’esprit. La soirée organisée dans une boîte de nuit, le Bimbo’s 365 à North Beach, fut un succès. Tout le monde ne put pas entrer et il fallait jouer des coudes à l’intérieur pour parvenir à voir quelque chose. Là encore, ce fut une soirée fondatrice, les deux jeunes pousses politiques n’ont cessé d’être comparées depuis. En 2006, le magazine Ebony les a fait entrer en même temps dans son classement des « cent Noirs les plus influents », Obama propulsé à la cinquième place, Harris à la soixante-septième.

L’année suivante, Kamala Harris faisait le déplacement jusqu’à Springfield pour participer au lancement de la campagne de celui qui allait devenir le 44e président des États-Unis. Au même moment, Hillary Clinton engrangeait les soutiens de la sénatrice de Californie Dianne Feinstein, ainsi que de Gavin Newsom, le maire de San Francisco, et Antonio Villaraigosa, le maire de Los Angeles. Engagée au côté de Barack Obama, et donc contre les pontes de l’État, elle a permis à la campagne du jeune sénateur de faire salle comble à Oakland, devant plus de 12 000 personnes. Le même soir, elle levait 1 million de dollars en sa faveur. Infatigable, Kamala Harris a parcouru tout l’État, du nord au sud et d’est en ouest, multipliant les réunions publiques, les rencontres et les collectes d’argent, pour contribuer à réaliser l’impossible: battre Hillary Clinton. Mais c’est surtout en Iowa qu’on l’a vue le plus : elle a mené une campagne acharnée pendant plusieurs jours, frappant à toutes les portes, sachant qu’il fallait faire la différence dès la première primaire. Cet engagement a beaucoup surpris et a rapproché encore davantage Barack et Kamala. La nuit du 4 novembre 2008, elle était aussi à Chicago, attendant fébrile l’annonce des résultats. Les ultimes sondages publiés ce jour-là prédisaient une victoire d’Obama et plaçaient la barre au-delà des 50 % d’intentions de vote pour le vote populaire. Quel que soit l’institut, il était crédité d’une avance de deux à neuf points sur son rival John McCain. Kamala Harris suivit le décompte à la télévision: Iowa, Ohio, Virginie et enfin la Floride… Les chaînes de télévision annoncèrent de concert que l’Amérique avait un nouveau président, le premier président noir de son histoire! Elle se précipita à Grant Park. Des centaines de milliers de gens étaient là, en attente de leur héros, pour le célébrer, pour laisser éclater leur joie et leur émotion, brandissant des pancartes couvertes des slogans de la campagne avec le «Yes, we can», agitant des drapeaux américains ou tenant des ballons.

La presse spéculait déjà sur l’avenir de Kamala Harris. Beaucoup annonçaient son entrée au gouvernement. Mais elle manquait encore d’expérience. Pour la justice, en particulier, elle ne faisait pas le poids face à celles et ceux dont les noms circulaient le plus : la gouverneure de l’Arizona Janet Napolitano, ancienne procureure des États-Unis qui avait soutenu Obama très tôt et qui allait apporter une présence féminine à un cabinet qui risquait d’être dominé par les hommes, du moins aux échelons supérieurs. Le favori, cependant, était Eric Holder, un Afro-Américain, ancien procureur général adjoint de la famille Clinton, qui était déjà le principal conseiller juridique de Barack Obama.

Le 12 novembre 2008, huit jours après l’élection d’Obama à la présidence et seulement onze mois après le début de son second mandat de procureur de San Francisco, Kamala Harris a elle-même mis fin aux rumeurs naissantes en prenant tout le monde de court: elle a annoncé sa décision de se présenter au poste de procureur général de Californie en 2010. En cas de victoire, elle remplacerait le procureur général Jerry Brown, ancien maire d’Oakland et gouverneur de la Californie, qui allait se présenter au poste de gouverneur en 2010. Il semblait évident qu’elle songeait aussi à occuper ce même siège un jour.

Extrait du livre de Jean-Eric Branaa, « Kamala Harris : L’Amérique du futur », publié chez Nouveau Monde éditions

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