Justice : quelle indépendance pour une magistrature soumise aux contingences du politique ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Justice
Jérôme Pauzat, Laurent Sebag, Marie Bougnoux, Sophie Caïs et Laurent Chouette publient « Justice partout, justice nulle part ? » chez Enrick B Editions.
Jérôme Pauzat, Laurent Sebag, Marie Bougnoux, Sophie Caïs et Laurent Chouette publient « Justice partout, justice nulle part ? » chez Enrick B Editions.
©Ludovic MARIN / AFP

Bonnes feuilles

Jérôme Pauzat, Laurent Sebag, Marie Bougnoux, Sophie Caïs et Laurent Chouette publient « Justice partout, justice nulle part ? » chez Enrick B Editions. Les citoyens français n’ont jamais été autant en demande de justice, alors que, dans le même temps, la justice n’a jamais été aussi malmenée et éloignée d’eux. Il existe en effet un décalage, devenu abyssal, entre ce que la justice devrait être et les représentations que l’opinion publique s’en fait. Extrait 1/2.

Jérôme Pauzat

Jérôme Pauzat

Jérôme Pauzat est magistrat, 1e vice-président en charge de l’application des peines au tribunal judiciaire de Nancy et président de l’association A.M.O.U.R de la Justice.

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Laurent Sebag

Laurent Sebag

Laurent Sebag est magistrat, conseiller à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, enseignant associé à l’université de Toulon et vice-président de l’association A.M.O.U.R de la Justice.

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Marie Bougnoux

Marie Bougnoux

Marie Bougnoux, vice-présidente de l’association, est magistrat de l’ordre judiciaire depuis 2007. Polyvalente, elle a occupé des postes de juge d’instance et de grande instance, à la fois au civil, aux affaires familiales et au pénal, avant d’intégrer l’École Nationale de la Magistrature comme coordonnatrice de formation et aujourd’hui, en tant que chargée de mission.

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Sophie  Caïs

Sophie Caïs

Sophie Caïs est Bâtonnier de l’ordre des avocats de Toulon. Avocate depuis 1998, elle est l’un des associés co-fondateurs du cabinet KALLISTE AVOCATS. Elle s’y occupe plus particulièrement des dossiers de droit de la famille, du travail et de la protection sociale.

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Laurent Chouette

Laurent Chouette

Laurent Chouette est avocat depuis 1996. Il est l’un des associés co-fondateurs depuis 2015 du cabinet KALLISTE AVOCATS. Il s’y occupe notamment du droit des contrats civils et commerciaux, du droit immobilier, du droit de la responsabilité et du droit pénal.

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Dans notre pays, l’indépendance de l’autorité judiciaire est un droit constitutionnel, reconnu aux citoyens comme aux justiciables, qui garantit l’égalité de tous devant la loi par l’accès à une magistrature impartiale. Elle est la condition première d’un procès équitable.

L’article 64 de notre Constitution prévoit que le président de la République est le garant de cette indépendance de l’autorité judiciaire.

Cette curiosité juridique voulue par les bâtisseurs de notre loi fondamentale avait suscité à l’époque des critiques du professeur Guy Carcassonne qui indiquait à propos de ce rôle du chef de l’État: «Autant proclamer que le loup est garant de la sécurité de la bergerie69. »

En effet, sur un plan théorique, quelle indépendance pour une magistrature soumise, aux contingences du politique, puisque le fait majoritaire en France contribue à l’avènement d’un chef de l’État partisan, à la tête d’une majorité présidentielle à l’Assemblée nationale70 ?

Ce questionnement trouve aujourd’hui tout son sens, tant certains agissements et paroles du président de la République ont pu faire douter de la réalité de son rôle de protecteur de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Pour s’en convaincre, il suffit d’abord de se remémorer certaines de ses déclarations effectuées à l’occasion de l’annonce de sa candidature à la présidence de la République le 17  mars 2022. Passées sous les radars de médias focalisés sur le contenu politique du programme, elles n’ont toutefois pas échappé au regard aiguisé de l’Agence France-Presse.

En réponse à la question d’un journaliste sur l’exemplarité de son premier mandat, le chef de l’État avait pris la défense du garde des Sceaux, mis en examen depuis juillet 2021 pour de possibles conflits d’intérêts entre des décisions prises en tant que ministre et ses activités passées d’avocat. Il avait notamment émis des réserves sur l’enquête visant le ministre de la Justice en laissant entendre que des représentants des syndicats de magistrats siégeraient «eux-mêmes» dans la juridiction chargée des investigations (Cour de justice de la République): «Quand des syndicats de magistrats décident de lancer une procédure contre un garde des Sceaux et le font dans une instance où ils siègent eux-mêmes, je considère que je ne rendrais pas service à la démocratie en cédant à ce que je ne considère pas comme un fonctionnement satisfaisant71. »

De telles assertions ont profondément ému le monde judiciaire. D’abord, parce que les trois magistrats qui composent la CJR ne siègent pas en qualité de représentants syndicaux et parce qu’il n’est par ailleurs pas possible de dire s’ils sont syndiqués ! Cette information est confidentielle et n’est connue que par les organisations elles-mêmes.

Ensuite, et surtout, parce qu’elles jettent la suspicion sur l’impartialité et l’indépendance de ces juges en insinuant que l’action judiciaire inédite déclenchée par les deux principales organisations de magistrats ne serait en réalité qu’une simple action corporatiste.

Comment comprendre une telle expression publique de la part du garant constitutionnel de l’indépendance de l’autorité judiciaire ?

D’autant qu’il a pu confirmer et préciser ce positionnement insolite en marge d’un sommet européen à Prague le 7 octobre 2022.

Interrogé sur le maintien du secrétaire général de l’Élysée et du garde des Sceaux à leur poste malgré leur mise en examen respective pour des faits de prise illégale d’intérêts, le chef de l’État a tenu des propos qui ont stupéfait les spécialistes du droit pénal: «La justice suit son cours en totale indépendance, mais ce ne sont pas ces décisions de procédure […] qui doivent conduire à prendre des décisions administratives et à choisir mes collaborateurs72. »

À en croire le président de la République, une mise en examen constituerait désormais une simple «décision de procédure», qui n’a aucun impact sur la continuation des fonctions du ministre de la Justice. D’autant que selon lui, et en contradiction totale avec la réalité factuelle, sa mise en examen ne touche en rien ce qu’il a fait en tant que ministre dans son activité.

Rappelons ici aux non-initiés que la mise en examen découle de l’existence d’indices graves ou concordants rendant vraisemblable que la personne ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont est saisi le juge d’instruction.

C’est loin d’être anodin… et un juge d’instruction ne décide pas d’un tel acte simplement pour que l’avocat de la personne soupçonnée ait accès au dossier pour préparer la défense. Ce serait confondre cause et conséquence.

Cette conception surprenante du chef de l’État a encore une fois heurté le microcosme judiciaire, car elle relativise autant qu’elle décrédibilise la décision de juges indépendants ayant pourtant estimé qu’il existait, contre le garde des Sceaux, des indices graves ou concordants en faveur de la commission du délit de «prise illégale d’intérêts» puni de cinq années d’emprisonnement et l’ayant renvoyé, en plein exercice de ses fonctions, devant une juridiction de jugement.

Même si la présomption d’innocence s’applique dans toute sa plénitude au ministre de la Justice sans qu’il soit besoin de bras d’honneur dans l’hémicycle pour la faire respecter73, on peut difficilement imaginer que sa mise en examen ne le fragilise pas dans son rapport aux magistrats et qu’elle n’ait aucun impact sur son office. D’ailleurs, son office est forcément attenté par son déport nécessaire dans la gestion de certains dossiers de son ministère, alors que pour la première fois de l’histoire de France, le Premier ministre traite lui-même en direct ces derniers, au risque d’ailleurs d’un mépris de la Constitution, celle-ci ne prévoyant pas cette passation de pouvoir de fortune.

Il est aussi fragilisé dans son rapport aux magistrats, car la prise illégale d’intérêts suspectée porte sur sa décision de poursuites disciplinaires en qualité de ministre.

C’est donc bien une frontière fragile qui sépare la présomption d’innocence d’une part et l’exemplarité que commande le fait d’occuper des fonctions dans la représentation nationale. Une frontière de même nature que celle qui oblige le juge des libertés à mettre en balance le respect de cette présomption et les nécessités de l’enquête avant tout placement en détention provisoire. Alors non, la mise en examen n’est pas une mesure administrative comme une autre. Et non, elle n’est pas non plus une déclaration de culpabilité.

Et c’est bien sur ce paradoxe subtil, imposant le respect d’intérêts divergents, que le monde politique surfe opportunément pour tantôt jeter l’opprobre après la mise en examen de certains, tantôt se draper de la présomption d’innocence pour mieux crier à l’immixtion intolérable des juges sur le pouvoir exécutif.

Pour en revenir à notre exemple, ce dont il est question ici concerne, contrairement aux assertions précitées du président de la République, le fait pour un garde des Sceaux en exercice d’engager des poursuites disciplinaires contre des magistrats avec qui il a eu maille à partir dans son passé d’avocat.

Nous connaissons aujourd’hui l’issue de ces procédures disciplinaires qui a été favorable aux magistrats poursuivis.

Le 15 septembre 2022, le Conseil Supérieur de la Magistrature a jugé que l’ancien juge d’instruction monégasque, juge français détaché dans ce pays, Édouard Levrault, n’avait commis aucun manquement à la discipline74 tandis que dans deux avis rendus le 19  octobre 2022 à la Première ministre, Élisabeth Borne, le même Conseil a conclu qu’Éliane Houlette, ancienne procureure du parquet national financier (PNF), et Patrice Amar, vice-procureur du PNF, n’avaient « commis aucune faute disciplinaire75».

Toutefois, il ne faut pas oublier l’atteinte portée au principe de présomption d’innocence des magistrats concernés, cités nommément dans un communiqué de presse publié le 18 septembre 2020, avant même le début des investigations.

Il était de la responsabilité du président de la République, garant de l’indépendance des magistrats et des conditions d’impartialité, de dignité et de sérénité dans lesquelles la justice doit être rendue, de veiller à préserver l’institution judiciaire de toute forme de déstabilisation.

C’est en tous les cas le sens de la mission que lui assigne la Constitution à l’égard de l’autorité judiciaire.

Or la confiance sans faille affichée envers son ministre, malgré la procédure judiciaire en cours et les retours précités du Conseil Supérieur de la Magistrature, a provoqué une cacophonie institutionnelle.

Quid du rôle de garant de l’indépendance de la magistrature dévolu au chef de l’État par notre texte fondateur ? A-t-il encore un sens et une raison d’être après les prises de position exposées ci-avant76 ?

Cette problématique n’est d’ailleurs pas nouvelle puisqu’en janvier 2020, la présidente de la Cour de cassation et le procureur général près cette même juridiction avaient réagi de manière remarquée à des déclarations du président de la République, attentatoires à l’indépendance de la justice77.

Le 23 janvier 2020 à Jérusalem, en marge des cérémonies pour le 75e   anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, ce dernier avait en effet évoqué la décision de la Cour d’appel de Paris ayant déclaré pénalement irresponsable le suspect du meurtre de Sarah Halimi, sexagénaire de confession juive tuée en 2017.

Il avait conclu ainsi: «Si la responsabilité pénale est affaire des juges, la question de l’antisémitisme est celle de la République. Même si à la fin le juge décidait que la responsabilité pénale n’est pas là, le besoin de procès est là78.»

Cette saillie présidentielle, perçue à la fois comme une atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire et une mise sous pression de la Cour de cassation appelée à se prononcer sur ce dossier, avait suscité un profond émoi au-delà du monde judiciaire, chez tous nos concitoyens attachés au respect de l’État de droit.

Si bien que les deux plus hauts magistrats de France avaient solennellement rappelé dans un communiqué que «l’indépendance de la justice, dont le Président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie» et que «les magistrats de la Cour de cassation doivent pouvoir examiner en toute sérénité et en toute indépendance les pourvois dont ils sont saisis».

En définitive, ces prises de position du président de la République traduisent une érosion inquiétante de la garantie d’indépendance de la justice prévue par la Constitution. Cette condition cardinale d’un État de droit n’est plus protégée par celui qui en est le garant, elle est au contraire mise à mal par ce dernier.

Un tel dysfonctionnement n’est pas pour améliorer le climat de défiance des Français à l’égard de la justice et contribue à la priver de sa place de pilier de la démocratie.

Aussi, comme indiqué dans notre tribune parue dans le journal Le Monde79 nous paraît-il aujourd’hui indispensable, pour remédier à cet affaiblissement de l’État de droit, d’envisager une modification constitutionnelle.

Il s’agit de prendre acte de la disparition de facto de l’article 64 alinéa 1 de la Constitution et de prévoir dans le même temps la dévolution, au seul CSM, du rôle de garant de l’indépendance des magistrats.

Bien entendu, cette révision doit s’inscrire dans une réforme plus large visant à déconnecter totalement le pouvoir exécutif du judiciaire et de restituer aux magistrats une réelle indépendance statutaire, condition sine qua non d’un État de droit80.

Cette déconnexion passe par la suppression du lien hiérarchique entre le garde des Sceaux et les procureurs, et par la création d’une autorité indépendante responsable de la coordination de la politique pénale, seule détentrice du pouvoir de poursuite disciplinaire et seule bénéficiaire des remontées d’information en lien avec les enquêtes. Cette autorité, investie et responsable devant le parlement, sera garante de la cohérence de l’action publique mais également d’une réelle indépendance dans la poursuite des infractions les plus proches des sphères politico-financières.

L’objectif est de parvenir enfin à une effectivité de la séparation des pouvoirs, laquelle continue en l’état à s’étioler sous l’effet des ingérences du pouvoir exécutif dans le pré carré judiciaire. 

69. CARCASSONNE Guy, GUILLAUME Marc, La Constitution, 14e  édition, Éditions du Seuil, septembre 2017, p. 322.

70. PAUZAT Jérôme, BOUGNOUX Marie & SEBAG Laurent, Manifeste pour une justice humaine et indépendante – programme de refonte de la justice, coll. Le Porte-Voix, Enrick. B. Éditions, mai 2022.

71. TORDJMAN Jérémy, «Les raccourcis d’Emmanuel Macron autour de la mise en examen d’Eric Dupond-Moretti», AFP, 21 mars 2022.

72. «Macron réagit pour la première fois aux affaires Kohler et Dupond-Moretti», Le Huffington Post, 7 octobre 2022.

73. PAUZAT Jérôme, BOUGNOUX Marie & SEBAG Laurent, «Quand le principe d’opportunité des poursuites chahute le principe d’égalité devant la loi», Point de vue Magistrature, Recueil Dalloz du 11 mai 2023, n°18.

74. «Affaire Levrault: l’ex-juge blanchi, Dupond-Moretti désormais dans la tourmente», Marianne, 15 septembre 2022.

75. « Le Conseil supérieur de la magistrature blanchit le parquet national financier», lemonde.fr du 19 octobre 2022.

76. PAUZAT Jérôme, BOUGNOUX Marie  &  SEBAG Laurent, « Il est urgent de déconnecter le pouvoir exécutif du judiciaire et de restituer une réelle indépendance aux magistrats », Tribune, Le Monde, 4  novembre 2022, https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/11/04/il-est-urgent-de-deconnecter-le-pouvoir-executif-du-judiciaire-et-de-restituer-une-reelle-independance-aux magistrats_6148452_3232.html

77. «Affaire Halimi: Emmanuel Macron recadré par la présidente de la Cour de cassation», Europe 1, 27 janvier 2020.

78. «Macron sur Sarah Halimi: “le besoin de procès est là”, Le Point, 23 janvier 2020.

79. Ibid n°46.

80. PAUZAT Jérôme, BOUGNOUX Marie & SEBAG Laurent, « Il est urgent de déconnecter le pouvoir exécutif du judiciaire et de restituer une réelle indépendance aux magistrats », Tribune, Le Monde, 4 novembre 2022, op. cit. n° 76.

Extrait du livre de Jérôme Pauzat, Laurent Sebag, Marie Bougnoux, Sophie Caïs et Laurent Chouette, « Justice partout, justice nulle part ? », publié chez Enrick B Editions

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