Joseph Schumpeter : "Les moteurs du progrès sont les chefs d’entreprises" <!-- --> | Atlantico.fr
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Joseph Schumpeter
Joseph Schumpeter
©wikipédia

Ces personnages de l’histoire qui ont changé de le monde

"Les politiques qui ne comprennent pas que le moteur de la croissance c’est l’entrepreneur, sont des incompétents et des irresponsables", Joseph Schumpeter ne mâcherait pas ses mots. Interview imaginaire.

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

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Dans cet entretien imaginaire mais imaginé à partir de son œuvre et des écrits de ceux qui l’ont bien connu, Joseph Schumpeter se retrouve au cœur de l’actualité . Depuis les années 2000, et la révolution technologique , le monde a été dominé par des logiques d’offre . Son enseignement devrait donc être essentiel . Il faut donc le lire et le relire.

Joseph Schumpeter est considéré aujourd’hui commeun des trois monstres sacrés de la réflexion économique du XXe siècle avec John Maynard Keynes et Karl Marx. Mais il est beaucoup moins connu et estimé.

Alors que Karl Marx a construit une théorie générale de l’évolution historique du capitalisme fondée sur la lutte des classes, Keynes et Schumpeter se sont affrontés en proposant des théories explicatives de l’évolution de l’économie de marché et des outils propres à redresser le système, mais qui étaient diamétralement opposés. 

 Keynes a impacté toute la deuxième partie du XXe siècle avec son analyse de la demande, il est encore inspirant pour une grande partie de la classe politique des démocraties sociales. Schumpeter lui a développé une analyse de la croissance fondée sur l’offre. les politiques l’ont beaucoup trop ignoré parce que l’offre donnait le vrai pouvoir aux chefs d’entreprise.

Chez le premier, le moteur du progrès, c’est le consommateur avec un État protecteur et régulateur. Chez le second, c’est l’entrepreneur qui tire le progrès par une offre et une innovation intéressante, avec un État principalement régalien. 

 Les politiques économiques qui en découlent sont très différentes. Les aspects fiscaux et sociaux, budgétaires et règlementaires qui en découlent aussi. Les outils keynésiens sont incitateurs. Les outils schumpetériens portent essentiellement sur l’écosystème de l’entrepreneur. Sa responsabilité et la liberté individuelle. 

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Ce débat, né au début du XXe siècle, continue de cliver la classe politique dans la mesure où les deux logiques sont applicables, au niveau de l’explication comme au niveau des moyens. 

Ces politiques économiques sont évidemment compatibles avec les contraintes de la démocratie politique. Elles offrent donc des alternatives aux propositions plus radicales d ‘extrême gauche ou d’extrême droite. C’est pour cette raison qu‘elles sont importantes et qu’elles conduisent les chercheurs en économie et les politiques à se situer par rapport à ces deux logiques.

Joseph Schumpeter, vous êtes né en 1883 à Triesh, en Moravie dans l’empire austro-hongrois. Aujourd’hui, cette petite ville appartient à la République tchèque. Vous êtes né la même année que Keynes et coïncidence, l’année où Marx est mort. Il y a des hasards du calendrier lourds à porter, non ? 

Joseph Schumpeter : Je crois qu’il n’y a pas de hasard, Keynes et moi sommes contemporains à une époque qui était économiquement florissante avec la révolution industrielle, des perspectives, mais politiquement douloureuse avec deux guerres mondiales, une crise économique, en 1929, qui a fracassé beaucoup de structures, et nous avons tous les deux hérité des travaux de Marx. Mais voyez-vous, les analyses marxistes ont débouché sur la construction d’un système politique totalement nouveau mais abject. Nous savions déjà qu’il était invivable et Marx devait s’en douter. Cela dit, en disant cela, nous n’étions pas audibles. Les opinions publiques n’ont pas de mémoire. 

La révolution française n’était pourtant pas si loin. La terreur a dû être enseignée pourtant. Vous avez rencontré Danton. Ça n’était pas le plus dangereux. Mais ce régime n’a pas servi de leçon.  

Le système marxiste a dérivé sur une terreur pire que celle de la révolution française. Pour tout individu normalement constitué et formé par la culture européenne, c’était inimaginable parce qu‘équivalent à la barbarie nazie.  

Keynes de son côté et moi du mien, nous avons proposé des politiques alternatives pour que l’économie de marché, qui est un outil essentiel de la liberté individuelle, soit préservée. 

Donc il n’y a pas de hasard. Il y a des nécessités qui engendrent des solutions.Il se trouve que ces solutions sont différentes.  

JMS : On vous connaît peu ou disons beaucoup moins bien que Keynes ... 

J. Schumpeter : J’avais sans doute une attachée de presse pas très bonne. A l’époque, Publicis n‘existait pas, ni Michel Calzaroni, ni Anne Méaux.  Et personne ne m’a fait de cadeau. Faut dire que je n’avais pas les ambitions de Keynes, je n’aimais pas l’opéra, je n’étais pas attiré par les jeunes ballerines russes, je ne fréquentais pas les milieux gays. Je suis né dans une ville austro-hongroise à l’époque où Sissi était impératrice à Vienne. Mais à ma connaissance, l’actrice qui a interprète Sissi, Romy Schneider a vécu principalement à Paris. Ça devait être plus fun. Le cinéma a donné de cette région une image assez légère où on s’amusait beaucoup. 

La réalité était différente. Le climat était rude et les gens austères. En bref, nous étions très allemands. Et Keynes ne s’est pas privé de le dire. Il ne nous aimait pas. Le buzz fonctionnait à cette époque. Il n’y avait pas Facebook, mais il y avait les dépêches, les journaux, les communications scientifiques et les réunions internationales.   

JMS :Vous êtes né dans une famille de militaires, d’où votre rigidité, un peu triste ?

J. Schumpeter : Mais c’est complètement faux. C’est un journaliste qui a dit cela un jour et je crois que ça rendait service aux amis un peu turbulents de M. Keynes, mais peu importe.

Je suis né dans une famille d’industriels dans le textile mais mon père est mort alors que j’avais 4 ans. Il nous a laissé assez d’argent pour que je puisse faire des études correctes. J’ai donc fait mon droit à Vienne où j’ai d’ailleurs connu Max Weber, puis j’ai découvert l’économie. Max Weber a été très important pour moi, mais pas au point de me lier à ses doctrines. Il m’a appris à réfléchir. 

Une fois diplômé, je suis parti à Londres où je me suis marié un peu vite, je le reconnais, avec Gladys Ricard Seaver. Vous ne le saviez pas ? on sortait assez peu c'est vrai .Ça ne vous dit rien ? Une riche héritière d‘origine écossaise qui passait son temps à s’amuser dans les palaces d’Europe. Elle ressemblait un peu à Paris Hilton. Elle s’était entichée de moi, « un intellectuel » disait-elle. Elle trouvait cela excitant. Vous imaginez que notre couple n’a pas tenu très longtemps. 

Au bout de six mois, j’ai quitté l’Angleterre après cette aventure un peu mouvementée et je suis allé au Caire parce que j’y avais trouvé du travail comme avocat au Tribunal mixte international. 

J’y suis resté un an, puis je suis revenu en Moravie pour un poste de professeur associé en économie à l’université et là, j’ai poursuivi mes recherches sur la création de valeur.  

Vous voyez que ma vie, contrairement à celle de mon collègue Keynes, ne pouvait pas intéresser la presse people. 

JMS :Mais vous avez été ministre des Finances de l’empire austro-hongrois ? 

J. Schumpeter : Absolument, mais pas très longtemps, un moment d’égarement. J’ai cédé à l‘amicale pression de mes amis, juste après la première guerre mondiale, dans un gouvernement de coalition qui regroupait ce qui restait de militants démocrates. Il y avait des socio-démocrates, des sociaux chrétiens et des socialistes. Ce gouvernement n’était ni de droite, ni de gauche comme dit Emmanuel Macron. Et bien, je peux vous dire que le « ni de droite, ni de gauche », c’était intenable. J’ai démissionné en 1920 pour aller diriger une banque à Vienne mais là encore, ça s’est mal passé. De toute façon, l’industrie financière était en train de déraper. La grande crise approchait. Je savais qu’il allait se passer quelque chose. Ça craquait de toute part. 

Et puisque vous m’obligez à raconter ma vie. C’est aussi à ce moment-là que j’ai divorcé de cette chère Gladys que j’ennuyais. Et qui ne me passionnait pas. En fait, c’est Keynes qu’elle aurait dû épouser. Keynes l’aurait amusée.

Il se trouve qu‘en 1925, j’ai pris un poste de professeur à l’université de Bonn, je me suis remarié mais ma vie privée a traversé une sorte de chaos. Un an plus tard, j’ai perdu ma mère, ma femme et ma fille. Il y a de quoi se flinguer.

Du coup, l’ambiance antisémite se durcissait en Allemagne, il fallait partir. J’ai postulé pour un poste de professeur à Harvard. On est en 1927. Harvard accepte ma candidature, je pars et je m’y suis marié pour la troisième fois avec une collègue économiste et cette fois-ci, c’était la bonne. Je suis resté aux USA jusqu‘à ma mort en 1950. Keynes, lui, est mort quatre ans avant moi. Ma femme est morte en 1953 juste après avoir réussi à faire éditer L’Histoire de l’analyse économique et l’essence de la monnaie. Elle a été formidable de terminer ces deux ouvrages sur lesquels je travaillais depuis dix ans.

JMS : Votre enseignement et vos recherches ont très vite débouché sur une théorie générale du fonctionnement du système capitalisteet particulièrement de la croissance. Le livre qui vous a valu une notoriété internationale, c’est Capitalisme, socialisme et démocratie. Tout Schumpeter est dans ce livre que vous sortez en 1942, 4 ans avant la théorie générale de Keynes. 

J. Schumpeter : Ne me comparez pas toujours à Keynes. Les économistes qui m’ont impressionné sont ailleurs : Léon Walras, fondateur de l’école néo-classique, héritier de Ricardo mais dont les thèses vont bien au-delà du fonctionnement de la société libérale. 

Il y a eu Max Weber que j’ai connu alors que j‘étais très jeune, et surtout Karl Marx dont la puissance d’analyse a été exceptionnelle même si mes analyses étaient très éloignées de celles de Marx. Le matérialisme historique expliqué par Marx est d’une importance considérable pour comprendre l’évolution des sociétés modernes. Là où je ne pouvais pas le suivre, c’était sur le fait qu’il considère que le moteur de l’évolution et du progrès passe par la lutte des classes. 

JMS :Pour vous, le moteur de l’évolution et du progrès, c’est quoi ? 

J. Schumpeter : C’est très simple. Le fondement, le moteur de la dynamique de l’économie, c’est l’innovation et le progrès technique. Toute l’histoire du capitalisme est une mutation permanente liée aux inventions techniques. La technologie évolue et transforme des pans entiers de l’activité économique. 

Vous avez eu la révolution agricole qui a permis un accroissement des rendements, ça a commencé par la jachère, puis il y a eu la mécanisation et l’utilisation des engrais et semences. Vous avez eu l’invention de la machine à vapeur, puis la découverte de l‘électricité, puis plus tard vous allez considérer que le digital a entrainé une autre révolution. Ce sont bien des révolutions dans la mesure où, à chaque fois, le monde a changé complètement. Et tout le monde en profite. 

Ces grandes révolutions donnent aussi naissance à de multiples innovations qui, elles aussi, changent la vie. Le chemin de fer, le moteur à explosion, les équipements collectifs, les routes, les autoroutes, la construction, l’aérien, la mécanisation. Dans tous les secteurs, on a assisté à des innovations permanentes qui sont à l’origine de la croissance et du progrès. 

Contrairement à ce que pensent les adeptes de l’économie de la demande, les consommateurs ne peuvent pas acheter ce qu’ils ne connaissent pas. Ils achètent ce que le producteur leur offre, si ça leur plait et si ça correspond à un désir ou ça révèle un besoin. 

JMS :Vous avez expliqué qu’il y avait des grappes d’innovations, de quoi s'agit-il ?

J. Schumpeter : Je viens de vous en donner quelques exemples. Le progrès technique est au cœur de l'économie et apparait en grappes ou essaims : après une innovation majeure, souvent une innovation de rupture due à un progrès technique, voire scientifique, par exemple : la vapeur, les circuits intégrés, l’internet ... d'autres innovations sont portées par ces découvertes.

On constate alors des cycles industriels où, après une innovation majeure, l'économie entre dans une phase de croissance, est créatrice d'emplois. S’en suit une phase de dépression, où les innovations chassent les entreprises "dépassées" et provoquent une destruction d'emplois.

JMS : Vous avez parlé de destruction créatriceet là vous avez été attaqué .

J. Schumpeter : Absolument j’ai décrit ce qui se passe. Les transformations du textile et l'introduction de la machine à vapeur ont produit le développement des années 1798-1815 à la fin du XVIIIe siècle, début du XIXe ou alors le chemin de fer et la métallurgie pour l'expansion de la période 1848-1873. Mais on pourrait dire la même chose pour l’électricité.

En conséquence, la croissance est un processus permanent de création, de destruction et de restructuration des activités économiques. La « destruction créatrice » est donc la caractéristique du système capitaliste qui résulte du caractère discontinu des innovations.

JMS :Alors, il y a bien au centre de ce processus créatif, l’entrepreneur, le chef d’entreprise, c’est bien cela ? 

J. Schumpeter : Sans l’entrepreneur, rien n’est possible. L’entrepreneur a une idée, il marie du capital et du travail pour créer de la valeur. L’entrepreneur incarne le pari de l’innovation, son dynamisme assure la réussite de celle-ci. L'entrepreneur, qu'il ne faut pas confondre avec le chef d'entreprise simple administrateur gestionnaire ou avec le rentier-capitaliste propriétaire des moyens de production, est pour moi un véritable aventurier qui n'hésite pas à sortir des sentiers battus pour innover et entraîner les autres hommes à envisager autrement ce que la raison, la crainte ou l'habitude, leur dictent de faire. Il doit vaincre les résistances qui s'opposent à toute nouveauté, risquant de remettre en cause le conformisme ambiant.

Toute l’histoire économique a été faite par des entrepreneurs, Henri Ford pour l’automobile, Alfred Krupp pour la fabrication de l’acier, Thomas Edison pour l’électricité. J‘imagine qu’on parle désormais de Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon ou de Bill Gates qui appartiennent à la même catégorie. Ou même de Elon Musk , le fondateur de Tesla , une véritable rock star . et ça n’est que justice. 

JMS : Alors ce qui est intéressant, c’est que vous considérez que l’entrepreneur est mu par des facteurs très particuliers et certainement pas ceux expliqués par les libéraux ou par les marxistes. 

J. Schumpeter : Je crois quel'entrepreneur est certes motivé par la réalisation de bénéfices mais ces bénéfices correspondent aux risques pris. En clair, l'entrepreneur crée de la valeur, tout comme le salarié, mais il est également motivé par un ensemble de mobiles irrationnels dont les principaux sont la volonté de puissance, le goût sportif de la victoire et de l'aventure, ou la joie simple de créer et de donner vie à des conceptions et des idées originales. Le profit est la sanction du risque. 

Cette conception est contraire aux économistes classiques qui faisaient du profit la contrepartie des efforts productifs de l'entrepreneur. 

Cette conception est également contraire à celle de Karl Marx, qui place l'origine du profit dans la confiscation de la plus-value, c'est-à-dire l'appropriation d'une partie du fruit du travail des salariés par le rentier-capitaliste. Chez Marx, le profit est le résultat d’un rapport de force entre les propriétaires de l’outil de travail et ceux qui travaillent. La fonction de producteur entretient la lutte des classes. C’est débile ! 

Le profit est d'autant plus important et immédiat que l'entrepreneur est capable d'éliminer en partie la concurrence, puisque l'innovation lui permet de détenir une position favorable dans sa branche, une sorte de monopole. Je pense que les monopoles nés de l'innovation sont nécessaires à la bonne marche du capitalisme. En situation de monopole, l'entrepreneur est libre de fixer un prix de vente. En situation de concurrence pure et parfaite, le rêve pour les classiques, l'entrepreneur ne peut plus augmenter ses prix, donc ses marges. Au contraire. Donc, il s’étiole. 

JMS : Si je simplifie à la limite de la caricature, je dis qu’un régime de concurrence pure et parfaite est très favorable au consommateur, mais qu’à terme, le chef d’entreprise s’épuise et ne peut plus investir et innover puisque ses prix sont trop bas. Une analyse marxiste fondée sur la lutte des classes inhérente à la propriété des moyens de production est plus favorable au salarié. Une analyse fondée sur l’offre est plus bénéfique au chef d’entreprise. 

J. Schumpeter : C’est très simplifié, parce que dans la logique d’une politique de l’offre, le chef d’entreprise ne peut pas vivre très longtemps sur son avance technologique. Il doit innover encore et toujours, donc le consommateur en profite 

JMS : Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, vous rejoignez les conclusions de Marx sur l'inévitabilité de l'effondrement du capitalisme. Puisque vous expliquez que la logique d’offre entraine le développement de très grandes entreprises qui risquent de s’asphyxier entre elles. C’est un peu ce qui se passe aujourd'hui : les grandes entreprises du digital, les Google, Apple ou Microsoft ont un tel pouvoir qu’elles vont submerger les Etats.

J. Schumpeter : On peut penser cela. Je reste néanmoins convaincu des bienfaits du capitalisme et je regrette cette fin inévitable. Si un médecin prévoit que son patient va mourir, ça ne veut pas dire qu'il le souhaite.

Je reconnais rejoindre la conclusion de Marx. En revanche, je rejette les conclusions de Keynes. Comme avec Marx, il est possible d’admirer Keynes tout en considérant néanmoins que sa vision sociale est fausse et que chacune de ses propositions est fallacieuse. 

En revanche, je pense, comme Marx, que le succès du capitalisme conduit inévitablement à la concentration du capital, c'est-à-dire à la création de grandes entreprises, gérées par des chefs d'entreprises, administrateurs liés à des rentiers-capitalistes, véritables propriétaires des entreprises. Donc, c’est le commencement de la fin. 

Cette concentration aboutit à l'avènement d'un sentiment d'hostilité générale contre le capitalisme. Ceci dit, je ne pense pas que ce soit une révolution dirigée par un hypothétique prolétariat ouvrier qui mettra fin au capitalisme. 

L'hostilité envers le capitalisme ne peut s'exprimer et se traduire qu'avec l'appui d'une large frange de la classe des intellectuels.

Or, le capitalisme entraîne le développement de l'appareil éducatif, ce qui, tout à la fois concourt à la formation d'une opinion publique large et à une surproduction des intellectuels par rapport aux besoins des professions libérales. Du coup, les intellectuels déconsidérés et peu rémunérés ont tout intérêt à se liguer contre le capitalisme et à abreuver l'opinion publique de discours contre l'argent et l’esprit d’entreprise.

C’est un peu ce qui se passe en France. Ils catalysent et font précipiter l'hostilité générale contre le capitalisme. 

JMS : Comment jugez-vous la situation en Europe et particulièrement en France ? 

J. Schumpeter : Je la juge très simplement catastrophique. Hélas. Le capitalisme se sclérose de l'intérieur, pour des raisons sociales et politiques, au fur et à mesure que des majorités démocratiquement élues choisissent de mettre en place une économie administrée accompagnée d'un système d’État-providence et de restriction des entrepreneurs. 

Le climat intellectuel et social nécessaire à l’esprit d’entreprise et à l’innovation décline et finit par être remplacé par une forme ou une autre de socialisme encore plus sclérosant. Les gouvernements ont alors notamment tendance, pour être populaires, à développer l’État fiscal et à transférer le revenu des producteurs vers les non-producteurs, décourageant l'épargne et l'investissement au profit de la consommation. M. Keynes doit être ravi, ses amis socio-démocrates aussi. D’autant que les consommateurs-électeurs sont plus nombreux que les chefs d’entreprise.  Dans toutes décisions, les gouvernements démocratiquement élus ont alors tendance, pour garantir leur réélection, à privilégier le court terme au détriment du long terme. Privilégier leurs clients. Regardez en détail ce qui se passe en France depuis quinze ans. 

JMS : Vous êtes pessimiste ? 

J. Schumpeter : A mon âge, je n’ai plus grand chose à perdre. Je suis pessimiste oui, mais la crise rend intelligent. Donc je suis optimiste par obligation et rationalité . J‘espère par exemple qu’on va se rendre compte que la surfiscalité sur les entreprises et sur les salariés va tuer le système, j’espère qu’on va avoir le courage de supprimer le principe de précaution qui tue toute prise de risque et par conséquent tout progrès. Avec le principe de précaution, je peux vous dire que Christophe Colomb n'aurait jamais découvert l’Amérique. Christophe Colomb , vous l’avez rencontré aussi. J’ai lu l’entretien qu il vous a accordé . Quelle puissance d’analyse et quel innovateur .  Avec le principe de précaution, on revient en arrière. Savez-vous que c’est Jacques Chirac qui a, un beau matin, eu cette idée calamiteuse de sortir le principe de précaution de sa poche. Tout cela pour acheter les voix des écologistes. Bravo. Jacques Chirac est corrézien : n’est-ce pas ? Il faut vraiment se méfier des corréziens quand ils deviennent président de la République. 

D’après les entretiens imaginaires de Jean -Marc Sylvestre, éditions saint Simon.

Pour aller plus loin : 

Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter, Payot 

Le capitalisme peut-il survivre ? Joseph Schumpeter, Payot 

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