Jeffrey Epstein, l’âme damnée de la IIIe culture<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Justice
Xavier Raufer publie « Jeffrey Epstein L'âme damnée de la IIIe culture » aux éditions du Cerf.
Xavier Raufer publie « Jeffrey Epstein L'âme damnée de la IIIe culture » aux éditions du Cerf.
©AFP PHOTO / NEW YORK STATE SEX OFFENDER REGISTRY / LAURA CAVANAUGH

Bonnes feuilles

Xavier Raufer publie « Jeffrey Epstein L'âme damnée de la IIIe culture » aux éditions du Cerf. 10 août 2019, 6 heures 30. Jeffrey Epstein est retrouvé pendu dans sa cellule. Suicide ? Assassinat ? Pour saisir toutes les implications de l'affaire, il faut remonter aux sources. Criminologue reconnu, Xavier Raufer mène l'enquête sur la vie et la mort du criminel sexuel et sur l'emprise qu'il exerçait sur les élites américaines. Extrait 2/2.

Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

Voir la bio »

Dans quel univers Jeffrey Epstein a-t-il précisément opéré ? Celui d’une microsociété élitiste, opulente, cosmopolite vivant en dehors des normes et des règles qui s’appliquent aux gens ordinaires. Ce qu’on sait de ses fréquentations provient de ses carnets d’adresse ou de ses répertoires de téléphone, du moins ceux qui sont connus et consultables. En juillet 2021 encore, on apprend l’existence d’un premier carnet qu’Epstein a utilisé jusqu’en 1997. Il comporte 349 contacts dont 200 sont absents du Livre Noir qui sera saisi en 2005 et qui comprendra 1 510 contacts. À l’été 2022, on sait que la justice de New York dispose de 1 000 noms apparaissant dans 29 dépositions et procès-verbaux qui resteront sous scellés. De même que les 2 000 noms contenus dans l’épais carnet d’adresses de Ghislaine Maxwell, ainsi qu’en a décidé la juge Alison Nathan du tribunal fédéral de Manhattan. Ce à quoi il faut ajouter les programmes et comptes rendus d’événements mondains, les articles de presse, les témoignages publics des victimes et des proches, les indications portées en marge des documents policiers ou judiciaires, sans oublier les fadettes des prestataires télécoms ou encore les notes éparses des personnels de maison. Mais, d’évidence, les informations recueillies, quand bien même elles ne sont pas exhaustives, composent un agenda représentatif des diverses strates de l’hyperclasse dominante.

Qui y trouve-t-on ? Des stars de l’industrie, de la finance, du conseil, de la science, de la politique, du droit, du journalisme, de la littérature, de l’art, du cinéma, de la radio et de la télévision, autrement dit une bonne part du gratin américain, plus des rejetons pareillement notoires des dynasties aristocratiques ou bourgeoises d’Europe et d’ailleurs. Qu’ont-ils en commun ? D’être les acteurs de la mondialisation gagnante, les protagonistes de la conscience globalisée et les promoteurs de ce qu’ils nomment eux-mêmes la Third Culture.

À Lire Aussi

Ghislaine Maxwell : l’éminence grise et le pivot logistique du réseau criminel de Jeffrey Epstein

Qu’entendent-ils par cette « troisième culture » ? Initialement, le concept provient de la sociologie de l’éducation. Il sert alors à désigner les individus qui, ayant une culture d’origine et une culture d’adoption, en forgent une tierce qui caractérise leur singularité. Les militants d’une planète métissée et créolisée y voient le nouvel étalon de l’existence humaine. Les puissants y perçoivent au contraire le levier de l’hégémonie économique et idéologique que doit leur procurer l’alliance entre Wall Street et la Silicon Valley. Et, pour ce faire, comme on l’examinera plus bas, ils instrumentalisent à une fin cynique cet ersatz d’utopie.

Jeffrey Epstein est leur ami. Il figure, avec eux, sur la A List qui répertorie les invités d’office aux événements les plus prestigieux dont la présence fait le succès en provoquant les échos de la presse people. Il fait lui aussi étalage de sa richesse. Il quête à leur instar la puissance et la jouissance. Surtout, il les pourvoit, comme personne d’autre ne saurait ou n’oserait le faire, en plaisirs transgressifs. Littéralement, il donne chair à leur fantasme de domination affranchie de toute limitation. Il leur procure la démonstration physique et la vérification pratique que l’humanité se partage, selon leur sous-nietzschéisme, entre maîtres et esclaves. Plus encore que d’être l’un d’entre eux, il est leur âme damnée.

Certes, la complicité que les uns ou les autres, au sein de son entourage, peuvent entretenir avec Epstein varie beaucoup en degré de culpabilité. Il y a ceux qui, avertis de ses turpitudes, ne prennent aucune part active dans leur réalisation ou leur dissimulation mais les entérinent. Il y a ceux qui participent consciemment et assidûment à ses crimes mais les exonèrent. Ils présentent néanmoins, au final, un point commun : zéro mise en cause, zéro inculpation, zéro condamnation. Tous se sont tus jusqu’en 2019 pour démentir ensuite frénétiquement la moindre proximité avec le prédateur, sa mort brutale ayant causé parmi eux un soulagement unanime.

Publier en totalité les fréquentations connues d’Epstein, telles qu’il les a pour l’essentiel inventoriées lui-même dans ses carnets, n’aurait donc aucun sens car on est loin de savoir leurs possibles implications dans son système de même que l’on ignore dans le détail les ramifications ultimes de ce dernier. Ce qui frappe cependant est le décalage entre l’idéologie humaniste que cette compagnie professe généreusement et l’apathie éthique qu’elle aura manifestée durablement. En fait jusqu’au bout. Là où Julie K. Brown, la journaliste du Miami Herald dont les enquêtes ont provoqué la chute du violeur en série, aime rappeler, comme dans The Observer en date du 25 juillet 2021 : « Chaque fois que je consultais l’item “Trafic sexuel en Floride” sur Google apparaissait automatiquement une référence à Jeffrey Epstein. »

Ce à quoi ses accointances sont restées manifestement insensibles. À la décharge de certaines d’entre elles, Jeffrey Epstein a constitué autour de lui des cercles qu’il a su savamment cloisonner pour mieux instrumentaliser le prestige et l’influence que lui conférait opportunément ce Monopoly mondain. Ces cercles s’ajoutaient mais ne se superposaient pas nécessairement : en cela il a anticipé le retour des tribus qu’ont scellé ce que l’on nomme juste‑ ment, sur internet, les réseaux sociaux.

Cliques et coteries

La liste inclut des notoriétés internationales et média‑ tiques telles que la mannequin Naomi Campbell, le prestidigitateur David Copperfield, le paysagiste Madison Cox, le physicien Stephen Hawking, le chanteur Mick Jagger, le comique Chris Tucker. C’est le cercle, dirons-nous, de la renommée. Il s’étend d’abord à l’establishment bri‑ tannique grâce à l’entremise de Ghislaine Maxwell : y figurent Charles Althorp, frère de Lady Diana ; Benjamin Elliot, neveu de Camilla Parker-Bowles, trésorier du parti conservateur et son coprésident de 2019 à 2022 ; Rupert Fairfax, fils du lord éponyme, directeur adjoint du cabinet du prince Charles de 1986 à 1988 ; Sarah Ferguson, épouse du prince Andrew ; George Greig, aristocrate et journaliste.

Le cercle de la communication sert de puissante chambre d’écho. Il compte Nicolas Berggruen, créateur du think tank Institute on Governance ; Walter Isaacson, président tour à tour de CNN, de l’Institut Aspen et de l’US Agency for Global media ; Rupert Murdoch, empereur de l’information, propriétaire entre autres du Sun, du Times, du New York Post, du Wall Street Journal, de Sky Television ; Michael Ovitz, boss de l’agence Creative Artists Agency de 1975‑1995, directeur de Walt Disney de 1995 à 1996, agent à Hollywood par la suite ; Richard Piepler, président de Time Warner puis d’Apple TV et administrateur de la New York Public Library ; Peggy Siegal, la reine des relations publiques sur la côte Est.

Le cercle des dirigeants politiques n’est pas en reste. Ils sont bien sûr américains : Bill Clinton, président des États-Unis de 1993 à 2001 ; Al Gore, vice-président sous le précédent ; Michael Bloomberg, propriétaire du géant de l’information financière éponyme, maire de New York de 2002 à 2013 ; Henry Kissinger, conseiller à la Sécurité nationale de 1969 à 1975 et Secretary of State de 1973 à 1977 ; Lawrence « Larry » Summers, secrétaire au Trésor de 1999 à 2001, président de Harvard de 2001 à 2006 et du Conseil économique national de 2009 à 2010. Mais ils sont aussi étrangers et en nombre : José Maria Aznar, président du Parti populaire et chef du gouvernement espagnol de 1996 à 2004 ; Tony Blair, Premier ministre New Labour de 1997 à 2007 ; Ehud Barak, chef d’état-major, ministre de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Défense, président du parti travailliste et Premier ministre d’Israël, le tout entre 1990 et 2001 ; Peter Mandelson, député, membre à divers postes des gouvernements travaillistes de 1998 à 2001 et de 2004 à 2010, commissaire européen au Commerce de 2004 à 2008. Ainsi que Mohammed Bin Salman, prince héritier d’Arabie saoudite.

Le cercle de l’industrie et de la finance pèse aussi lourd. Il comprend des milliardaires aux activités classiques, dont le capital-investisseur Leon Black, créateur d’Apollo Global Management et président du Museum of Modern Art, démissionnaire de toutes ses fonctions à la suite du scandale ; les promoteurs Malcolm Stevenson et Christopher Forbes, héritiers du magazine éponyme ; le magnat de l’hôtellerie Tom Pritzker, entre autres à la tête de Hyatt ; le gestionnaire de fortune Peter Soros, neveu de George. Mais ce sont les entrepreneurs innovants high tech qui dominent : Paul Allen, cofondateur de Microsoft ; Jeffrey Bezos P.-D.G. d’Amazon et propriétaire du Washington Post ; Sergey Brin, cofondateur de Google ; Richard Branson, le patron de Virgin ; le capital-risqueur Edgar Jr Bronfman, spécialiste des start-ups ; Bill Gates, autre cofondateur et autrement célèbre de Microsoft, philanthrope ; Linda Stone, dirigeante d’Apple puis de Microsoft Research.

Aucun des individus que l’on vient de citer n’est réputé avoir été mêlé aux crimes de Jeffrey Epstein ou à des crimes similaires et n’a été inquiété à ce titre par les autorités poli‑ cières ou judiciaires. Il serait donc inapproprié de jeter un quelconque voile de suspicion sur leurs noms. Mais tous ont peu ou prou fréquenté la demeure de Manhattan, voyagé sur Lolita Express, visité Little Saint James. Certains ont été en affaire avec le duo Epstein-Maxwell, d’autres ont bénéficié de ses conseils. Pour la plupart, surtout, ils relèvent du même entre-soi : membres de la Trilateral Commission, du Council on Foreign Relations, du Bilderberg Group, de l’Edge Foundation, donateurs à la Fon‑ dation Rockefeller, à la Carnegie Institution for Science, au MIT, ils se retrouvent lors des Billionaire’s Dinners, Campfires, Ted Talks et autres rendez-vous sélects et confidentiels où ils élaborent leur conception libérale-libertaire de la mondialisation sous le label de la IIIrd Culture.

C’est sensiblement le même horizon idéologique que partagent les autres personnalités listées par Epstein dans ses carnets et qu’il considère proches ou utiles. Elles présentent des cas plus complexes. Les noms du cinéaste Woody Allen, du chanteur Michael Jackson, de l’acteur Kevin Spacey ainsi que d’Andrew Cuomo, ancien gouverneur de New York et ministre du logement sous Bill Clinton, ou encore de Harvey Weinstein, roi déchu et non moins ogre d’Hollywood, n’apparaissent pas dans le dossier de l’affaire mais sont associés soit à des comportements répréhensibles, soit à des crimes avérés au regard de leurs pratiques sexuelles. Ce qui accentue l’aura d’immoralisme permissif qui baigne cet univers.

Plus gravement encore, la liste s’achève sur les intimes d’Epstein accusés publiquement de viol par les jeunes filles qu’il esclavagisait. Dont, entre autres, l’avocat et professeur de droit Alan Dershowitz ; le milliardaire et investisseur Glen Dubin ; le sénateur puis envoyé spécial du président Obama au Moyen Orient George Mitchell ; l’ambassadeur auprès de l’ONU puis secrétaire à l’Énergie sous Bill Clinton et gouverneur du Nouveau-Mexique Bill Richardson ; le directeur de la banque Barclays James Staley. Sans oublier le prince de sang royal et fils cadet de la reine Elizabeth Andrew Windsor. Tous ont démenti par la voix de leurs avocats avoir commis les faits qui leur ont été reprochés. Seuls quelques-uns d’entre eux ont été entendus par les juges et ont invariablement tenté de trouver une solution négociée, parfois à coups de millions de dollars, avec les victimes.

Extrait du livre de Xavier Raufer, « Jeffrey Epstein L'âme damnée de la IIIe culture », publié aux éditions du Cerf

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !