Impact mental des réseaux sociaux : ces familles qui attaquent en justice les géants de la Silicon Valley ont-elles des chances de… changer le monde ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Meta, ByteDance, Snap et Google sont la cibles de plusieurs centaines d’actions en justice.
Meta, ByteDance, Snap et Google sont la cibles de plusieurs centaines d’actions en justice.
©OLIVIER DOULIERY / AFP

David contre Goliath

Des centaines de familles américaines poursuivent en justice certaines des plus grandes entreprises technologiques du monde qui, selon elles, exposent délibérément les enfants à des produits générant une addiction.

Michael Stora

Michael Stora

Michael Stora est l'auteur de "Réseaux (a)sociaux ! Découvrez le côté obscur des algorithmes" (2021) aux éditions Larousse. 

Il est psychologue clinicien pour enfants et adolescents au CMP de Pantin. Il y dirige un atelier jeu vidéo dont il est le créateur et travaille actuellement sur un livre concernant les femmes et le virtuel.

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Olivier Iteanu

Olivier Iteanu

Olivier Iteanu est responsable du pôle Défense et fondateur de Iteanu Avocats. Olivier Iteanu est Avocat à la Cour d’Appel de Paris depuis 1988 et Expert en nom de domaine auprès de l’OMPI depuis l’instauration de l’ICANN en 1997. Il est l'un des pionniers du droit de l'Internet en France.

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Atlantico : Meta, ByteDance, Snap et Google sont la cibles de plusieurs centaines d’actions en justice intentées à leur encontre, selon lesquelles ces entreprises rendraient délibérément les plateformes de médias sociaux addictives pour les enfants. Les entreprises ont essayé de faire annuler ces actions sur l’angle de la liberté d’expression, mais le juge fédéral américain Gonzalez Rogers a estimé que ces plaintes ne relevaient pas de la "liberté d'expression" car elles concernaient de prétendus "défauts" (insuffisance des contrôles parentaux, de vérification d’âge, etc.) au sein des plateformes. Ces familles ont-elles eu raison d’attaquer sur l’angle de la sécurité plutôt que sur celui de la liberté d’expression ?

Olivier Iteanu : La doctrine américaine, depuis 1793, tourne autour du « Freedom of speech », la liberté d'expression, qui est dans le premier article de la Constitution américaine. Nous voyons bien que dans notre monde connecté, ce principe est intenable car il donne la prime à tous les haineux qui investissent des réseaux.

Ces familles probablement ont eu raison de prendre un biais stratégique qui est l'insuffisance de surveillance vis-à-vis des mineurs. S'ils avaient attaqué sur la liberté d'expression, leur action aurait été perdue d'avance car ils ont un texte constitutionnel qui affirme qu'elle est sans limite. Dans les faits, elle est plutôt à géométrie variable, car lorsque Twitter a suspendu le compte de l'ancien président Donald Trump, ils l'ont fait  non pas en se prévalant de la liberté d'expression, mais en prétendant qu'il avait violé leurs conditions générales d'utilisation. Sur la liberté d'expression, la loi est dictée par ces plateformes ; ils n’auraient eu aucune chance.

En mettant en avant les déficiences de ces plateformes, les plaignants ont donc une chance de gagner ?

Olivier Iteanu : A priori, oui. C'est aussi une bonne nouvelle pour nous en Europe, comme je le montre dans dernier livre, « Quand le digital défie l'état de droit » (Eyrolles). Le manque de modération et le fait de ne pas mettre de filtres a mis en ébullition nos sociétés et a créé des dangers, notamment vis-à-vis des mineurs. Si les États-Unis changent de doctrine vis-à-vis des réseaux sociaux, il y aura des conséquences globales dans le monde entier car ces plateformes y appliquent la doctrine américaine.

Quelles seraient les conséquences d’une telle victoire ?

Olivier Iteanu : Une victoire se traduirait par davantage de contrôle de l'accès au réseau pour les mineurs. Je ne sais pas quelles seraient les modalités, mais cela pourrait passer par une surveillance accrue, potentiellement une modération a priori. C'est quelque chose qui aujourd'hui n'a pas cours. Il s'agit notamment de rendre difficile l'accès des mineurs à deux types de messages : les messages à caractère présent et ceux à caractère pornographique. On sait qu'ils sont problématiques dans le développement des mineurs, dans leur équilibre psychique. Or, ces plateformes laissent faire dans un but purement business. Pas dans le sens qu'ils y gagnent, mais parce que ça leur coûterait cher de mettre en place des filtres. Il faut les rendre responsables. Je vois dans cette action une première brèche dans un laisser-faire qui se cache derrière un discours libertarien. Si c'est par les mineurs qu'on arrive à les responsabiliser, ce sera une grande avancée, pas seulement pour les États-Unis, mais pour l'ensemble du monde connecté.

Quels sont les dangers des réseaux sociaux pour les adolescents et pour les jeunes enfants ?

Michael Stora : J’ai écrit un livre qui s'appelle « Les réseaux asociaux ». Ce que j’ai évoqué sur la question de la santé mentale des adolescents, c'est la tendance de ces réseaux sociaux, à commencer par Instagram, à prôner un bonheur inatteignable aussi bien en termes de consommation, que de performance, de réussite, et de beauté. C’est cela qui donne sans cesse aux adolescents le sentiment de ne jamais être à la hauteur. Cela a pour conséquence, de manière très insidieuse, de provoquer des dépressions un peu plus fortes que la normale.

Cela a d'ailleurs été totalement confirmé par la lanceuse d’alerte Frances Haugen, une ancienne directrice de Facebook qui a volé des documents en démissionnant pour montrer que la firme était au courant qu’Instagram, entre autres, avait un véritable impact sur la santé mentale.

Dans ce sens, un chiffre concret a été dévoilé montrant que ce sont les 18-30 ans qui font maintenant le plus appel à la médecine esthétique. La question de la construction de l'image de soi des adolescents est d'autant plus prégnante dans un monde qui devient assez dur en termes de réussite. Mais les éternelles problématiques de cyber harcèlement, de complotisme et consorts, peuvent nourrir des processus mortifères chez certains adolescents. Je pourrais aller plus loin dans la problématique des algorithmes et des problématiques d'addiction. En effet, avec le nouveau modèle qui est celui de l'économie de l'attention, les géants du numérique s’évertuent pour que les jeunes et les moins jeunes restent le plus longtemps possible sur les écrans pour éviter de se confronter à eux-même.

Vous avez parlé de dépression, du rapport au corps avec la chirurgie. Comment ces effets néfastes des réseaux sociaux se traduisent-ils ?

Michael Stora : Des chiffres montrent que les pratiques comme la scarification ont augmenté ainsi que les tentatives de suicide. Si ces pratiques ne sont pas imputables seulement aux réseaux sociaux, ils ont leur part de responsabilité.  

Des entreprises comme Meta (Instagram, Facebook) ou TikTok mettent sciemment entre les mains des enfants des produits addictifs et nocifs ?

Michael Stora : Absolument. Aux Etats-Unis, il y a des cursus entiers de captation de l'attention, c'est à dire comment faire en sorte que les gens restent le plus longtemps possible sur les écrans. Donc ils sont tout à fait au courant des effets un peu nauséabonds et toxiques de leurs plateformes. Du fait d’une forte pression subie par un collectif de familles, les grandes firmes de médias sociaux ont laissé entendre juste avant le confinement, qu'ils allaient enlever tous les filtres, les like, etc. Dans la réalité, ils ne l'ont jamais fait. C’était simplement une tentative d'agir dans une forme de bonne conscience. Ces mesures ne fonctionnent pas. Ce que ces entreprises souhaitent, c'est le bonheur numérique au détriment du bonheur réel. C’est normal puisque le numérique est leur fonds de commerce, d’où les beaux discours, sans action. Ces acteurs de la tech sont face à des enjeux économiques considérables avec pour certains une philosophie un peu étrange et un peu malsaine.

Qu'est-ce que ces entreprises peuvent faire concrètement, pour réduire l'impact mental des réseaux sociaux ? Des vérifications d'âge, un contrôle parental ? Est-ce qu'elles peuvent faire des choses quand bien-même elles le voudraient ?

Michael Stora : Oui mais cela coûte très cher. Quels que soient les réseaux sociaux, la question de la modération est très mal faite. Ils ont tenté de mettre en place des modérateurs algorithmiques. Le résultat a été totalement ridicule puisque l'être humain est beaucoup plus complexe que ce que prévoient ces algorithmes. Par exemple, vous pouvez parler de terrorisme sans forcément être terroriste. Vous pouvez parler de l'anorexie sans forcément prôner l'anorexie, etc. Donc c'est très compliqué d’être juste dans l’analyse.

En outre, il y a très peu de modérateurs car cela coûte cher pour eux. Ils préfèrent penser qu'il est préférable de faire ce que l’on appelle de la modération entre pairs. Cela veut dire que l'être humain est un loup pour l'homme et que si quelqu'un dit par exemple « je vais mal, je ne suis pas bien, aidez-moi », certains peuvent répondre : « vas-y crève ! » Est-ce que vous voyez la violence qu'il y a entre les gens ? Donc ce n’est pas la meilleure solution.

L’idée de mettre des garde-fous aurait été très intéressante, mais ils ne veulent pas en mettre les moyens. L'autre possibilité aurait été d’opérer une transformation de ces réseaux mais il faut bien comprendre que la raison pour laquelle les gens les fréquentent, c'est le désir des « likes ». Le like est en lui-même compréhensible pour des créateurs de contenu, mais pour des influenceurs dont la seule création est tout simplement leur tête ou leur corps, je ne vois pas le sens. Donc petit à petit, une forme d'attente narcissique se met en place.

Vous dites que ces entreprises pourraient mettre en place des choses, mais que l'aspect financier pose problème. Donc ces familles qui portent plainte contre Meta, pour les effets addictifs des réseaux sociaux sur la santé mentale, sont un peu David contre Goliath. Ont-elles des vraiment des chances d’obtenir gain de cause ?

Michael Stora : Il y a eu une autre plainte à la suite du suicide d’un adolescent utilisant Tik Tok dont l'algorithme aurait alimenté une sorte d'élan suicidaire. Cela s’est passé aux Etats-Unis. Il y’a eu aussi un suicide d’un adolescent au Royaume-Uni pour une raison similaire.

Il faut bien comprendre qu’aux Etats-Unis, par exemple, les réseaux sociaux sont sur la sellette. Ce n’est pas le grand amour entre le Congrès américain et les réseaux sociaux. Ils subissent en permanence de nombreuses plaintes, notamment sur la question de la santé mentale. Comme toujours, chaque fois qu'il y a un procès, il peut y avoir un impact, au-delà de l'opinion. Des décisions politiques peuvent être prises afin d’entraver ces problèmes. Il faudrait suivre les procédures en cours et à venir pour savoir quelles formes peuvent prendre ces décisions.

Des histoires terribles et même des films à ce sujet ont montré comment, aux Etats-Unis, des particuliers qui avaient subi des dommages collatéraux de très grosses firmes – on peut citer Malboro - ont pu saisir la justice, avec le concours d’un très bon avocat et faire la différence. La pression exercée peut conduire à des mesures gouvernementales. L’enjeu est aussi une prise de conscience de l’opinion publique : plus les procès seront médiatisés, plus la population pourra se rendre compte, petit à petit, que ces réseaux sociaux nous empêchent, d'une certaine manière, de penser le monde.

N'y-t-il pas déjà des lois que nous aurions pu mettre en œuvre, par exemple celles qui sont censées empêcher l’accès des mineurs aux sites pornographiques ?

Olivier Iteanu : C’est vrai. Il y a d’ailleurs eu une évolution très récente en France. Du temps du monde papier, les kiosques à journaux avaient des magazines érotiques ou pornographiques placés le plus haut possible, hors de portée des mineurs. Avec Internet, les mineurs ont accès à des sites violents et pornographiques en grande quantité. Les pouvoirs publics français ont exigé de ces sites qu'ils fassent diligence pour obtenir une preuve de l’âge des personnes qui se connectent à leurs contenus. Il a été créé à leur charge une obligation de diligence, de vérifier. C'est très récent, donc il n'y a pas encore de retour sur la manière dont ça va être contrôlé et sanctionné, mais cela montre qu'il y a une prise de conscience un peu partout, aux Etats-Unis comme chez nous.

Sur le côté addiction des mineurs à ces plateformes, on sait que les solutions techniques existent puisque TikTok, par exemple, a été mis une limite de temps d'écran pour ses utilisateurs en Chine. Est-ce ce type de solutions qui pourrait être mises en œuvre ?

Olivier Iteanu : Il est clair que l'affirmation d'un principe d'interdiction ou d'une limitation par le droit ne suffira pas. Il faut des obligations de diligence, y compris dans les modalités d'accès au contenu, et cela passe forcément par des solutions techniques. Ce sera soit au législateur, soit aux juges de prévoir leurs modalités. En l'occurrence, on connait ces solutions techniques et on sait quoi faire pour les appliquer.

C'est un peu triste pour nous, Européens, mais la réalité est que notre salut viendra des Etats-Unis, soit par le démantèlement de ces grandes entreprises, soit par des actions judiciaires telles que celles dont nous venons de parler. On ne peut que les soutenir et espérer que ces familles aboutiront à faire réguler une situation qui est très préjudiciable au développement des mineurs dans nos pays. 

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