Immigration : ce que dit la Cour des comptes. Et ce qu’elle ne voit pas…<!-- --> | Atlantico.fr
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Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes.
Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes.
©AFP / ERIC PIERMONT

Accablant

Le 4 janvier 2024, la Cour des comptes a publié son rapport consacré à la lutte contre l’immigration irrégulière qui complète son rapport de mai 2020 sur l’immigration régulière et le droit d’asile.

Jean-Paul Gourévitch

Jean-Paul Gourévitch

Jean-Paul Gourévitch est écrivain, essayiste et universitaire français. Il a enseigné l'image politique à l'Université de Paris XII, a contribué à l'élaboration de l'histoire de la littérature de la jeunesse et de ses illustrateurs par ses ouvrages et ses expositions, et a publié plusieurs ouvrages consacrés à l'Afrique et aux aspects sociaux et économiques de l'immigration en France. Il a notamment publié La France en Afrique 1520-2020 (L'Harmattan), La tentation Zemmour et le Grand Remplacement (Ovadia 2021), Le coût annuel de l'immigration (Contribuables Associés 2022).

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Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée

Le 4 janvier 2024, la Cour des comptes a publié son rapport consacré à la lutte contre l’immigration irrégulière qui complète son rapport de mai 2020 sur l’immigration régulière et le droit d’asile. Retour sur un diagnostic sans complaisance. 

Une publication retardée… par opportunisme politique

Ce rapport avait été délibéré les 26 et 27 octobre et examiné le 7 novembre 2023 par le Comité du rapport public et des programmes sous la présidence de Pierre Moscovici. Le président de la Cour des comptes a choisi d’en retarder la publication pour ne pas interférer, dit-il, dans le débat parlementaire sur la loi immigration. Pourtant les informations contenues dans ce rapport, et dont certaines sont inédites voire surprenantes, auraient pu éclairer des parlementaires, qui se sont affrontés à coup d’invectives, d’émotions fabriquées et de chiffres non sourcés, donnant une piètre image de la représentation nationale sur un sujet clivant et qui constitue, comme tous les sondages le montrent, une préoccupation majeure des Français.

Etait-ce une « bonne manière » faite à une Macronie largement étrillée dans le rapport ou un manque de confiance à l’égard des responsables politiques ? Toujours est-il que cette publication, prise en tenailles entre une loi déjà votée et les observations attendues d’un Conseil Constitutionnel dont les uns disent et les autres souhaitent qu’il va en invalider les principales dispositions, risque de connaître le sort de nombre de précédents rapports : un diagnostic largement partagé et des préconisations non prises en compte.

Un rapport construit, documenté… et accablant

Ce rapport est segmenté en quatre chapitres qui constituent autant de constats critiques sur l’action du gouvernement :
. la gestion des frontières : une pression croissante, une efficacité incertaine ;
. la gestion des étrangers en situation irrégulière : des  administrations et des juridictions sous pression ;
. l’éloignement : un enchaînement d’obstacles structurels ;
. des moyens significatifs : une stratégie d’ensemble à construire.

Il s’appuie sur les enquêtes faites auprès des deux principales administrations concernées, la DGEF (Direction Générale des Etrangers en France) et la DNPF (Direction nationale de la Police aux frontières) mais aussi d’autres administrations et organismes comme l’OFII (Office Français d’Immigration et d’Intégration). Son élaboration s’est construite à partir de déplacements dans 6 départements de France métropolitaine et d’Outre-mer, de visites de 5 CRA (Centres de Rétention Administrative), de 3 zones aéroportuaires, de 4 zones frontières, de consultation de 5 systèmes d’informations statistiques, d’entretiens avec des chercheurs, des acteurs de terrain et des responsables associatifs, et de comparaisons avec les dispositifs de lutte contre l’immigration irrégulière utilisés  en Allemagne, en Croatie, en Espagne et en Autriche. Bref, il s’agit d’un document de référence, qualitatif et quantitatif, qui donne tout son poids aux constats formulés et aux suggestions de remédiation.

Une impuissance généralisée

L’impression qui prévaut à la lecture de ce rapport, à travers des expressions soigneusement aseptisées, est celui d’une imprévoyance et d’une impuissance généralisées de l’Etat. On apprend ainsi que non seulement le nombre d’entrées irrégulières ne fait que s’accroître depuis 2015, mais que la police aux frontières ne relève que les identités déclarées des personnes interpellées sans aucune vérification alors que la fraude identitaire est endémique, ne scanne pas les documents d’identité, ne prend pas les empreintes digitales, ne dispose d’aucun fichier national dans ce domaine ni d’aucune interconnexion avec les fichiers européens et qu’il n’y a même pas de corrélation institutionnelle  entre les fonctionnaires chargés des douanes et ceux de la PAF.

On savait déjà, que sur 447 257 OQTF prononcées entre 2019 et 2022 avec une augmentation de 60% entre ces deux années, moins de 10% étaient effectivement exécutées. Mais on découvre qu’en matière de contentieux, les préfectures n’assurent pas la défense de leurs services mis en cause, ce qui fait que, grâce à ses avocats et à ses soutiens associatifs, l’étranger en situation irrégulière est quasiment toujours gagnant-gagnant. On mesure le grand écart entre le nombre de places disponibles en CRA ( 1 717 qui devraient  passer à 3 000) et le nombre d’étrangers touchés par une OQTF, ce qui fait qu’alors que le passage en CRA est une étape quasi indispensable à l’éloignement forcé, seulement 5% des titulaires d’une OQTF y ont eu accès. Le listing des OQTF n’est pas automatiquement transmis aux bailleurs sociaux, ce qui peut donner lieu à des versements indus de prestations. Et le logiciel AGDREF 3 de gestion des étrangers, dont les ministres successifs de l’Intérieur étaient fiers, est considéré par la Cour comme obsolète.

En matière d’éloignement, il est admis que l’action de l’Etat est souvent paralysée par l’absence (souvent volontaire) de documents d’identité des personnes concernées, et le refus de nombreux consulats de délivrer les laissez-passer indispensables à la reconduite dans le pays d’origine. En revanche, aucune mesure n’a été prise quand c’est l’individu qui se rebelle contre son embarquement, souvent conseillé par les associations d’aide aux migrants, ou quand c’est le pilote de l’avion commercial qui refuse de l’acheminer. Le ministère de l’Intérieur et des Outre-mers ne dispose pas d’avions pour effectuer ce transport. 

La comparaison avec les autres pays européens mentionnés dans le rapport ne plaide pas en faveur de l’efficacité de la politique française. Les retours aidés, comme nous l’avons montré dans notre étude pour Contribuables Associés sur le coût de l’immigration en 2023, coûtent en moyenne moins cher à l’Etat que les retours forcés, 3 200 euros contre 13 800. Or si  la France fait à peu près jeu égal avec l’Allemagne en ce qui concerne les retours forcés (11 409 contre 12 945), l’Allemagne a opéré 26 545 retours volontaires contre seulement 4 979 pour la France qui, il est vrai, abrite une population beaucoup plus maghrébine et africaine que sa voisine d’outre-Rhin.

Les insuffisances du rapport

Le rapport de la Cour des comptes ne peut toutefois pas être considéré comme un parangon en matière d’immigration irrégulière. Prudemment il ne la quantifie pas, se contentant de se référer au dernier chiffre estimé sur les bénéficiaires de l’AME (466 000 fin 2023 ) tout en précisant que cet indicateur est insuffisant pour approcher cette population. Selon une étude de l’IRDES (Institut de Recherche et de Documentation en Economie de la Santé) de 2019, 51% des étrangers éligibles à l’AME en bénéficieraient. Ce qui aboutirait à un stock de 914 000 étrangers en situation irrégulière en France, chiffre qui se situe en haut de la fourchette couramment admise par les chercheurs et les pouvoirs publics (600 000/900 000). De fait, produire un rapport sur l’immigration irrégulière sans la quantifier peut laisser perplexe.

En second lieu, il passe totalement sous silence le travail des associations de défense des migrants en situation irrégulière qui sont largement subventionnées par l’Etat (et les collectivités territoriales) tout en s’opposant à son action.
Enfin le coût de la lutte contre l’immigration irrégulière qu’il évalue à 1,8 Mds d’euros nous parait sous-estimé. Les paramètres retenus - coût d’une journée de rétention, coût d’un éloignement forcé effectif, nombre de fonctionnaires et militaires mobilisés à plein temps - n’intègrent ni le coût administratif des déboutés qui restent sur le territoire, ni le surcoût de l’hébergement d’urgence, ni la procédure « d’étrangers malades » qui est largement un détournement du droit d’asile par des étrangers déboutés. Notre estimation sur 2023, recettes des amendes et des impôts incluses, aboutissait au double de ce chiffre.

Et maintenant…

Chacun se souvient des déclarations du Président Macron qui, en 2019, dans un entretien accordé à Valeurs actuelles promettait d’assurer l’exécution des OQTF à 100%. Une prétention qualifiée aujourd’hui de « fantasmatique » par le président Moscovici. Certes le redéploiement des moyens sur les points de passage des frontières proposé dans le dernier chapitre du rapport, le renforcement des effectifs chargés des étrangers en préfecture, l’assouplissement du dispositif d’aide au retour pour le rendre plus performant sont des mesures qui, si elles étaient appliquées, seraient susceptibles de diminuer les coûts pour l’Etat et de rendre la lutte contre l’immigration irrégulière plus efficace.

Néanmoins, comme l’indique le rapport, il s’agit aujourd’hui de « formaliser une stratégie interministérielle de lutte contre l’immigration irrégulière, et s’assurer de sa mise en œuvre par une instance interministérielle (Première ministre) ». Nous en sommes très loin. Ce ne sont ni l’empilement des circulaires avec les 133 modifications en 10 ans de la gestion des étrangers en situation irrégulière, ni l’autosatisfaction des services du seul Ministère de l’Intérieur, qui peuvent tenir lieu d’une approche globale. Ajoutons que celle-ci relève d’une stratégie à l’échelon européen où les pouvoirs conférés aujourd’hui à certains organismes comme la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme)  peuvent être justifiables en droit mais conduisent à des situations rocambolesques ou ingérables comme on a pu le voir récemment dans le cadre de mesures d’expulsions retoquées aux frais de l’Etat.

Il n’y a toujours pas, malgré la multiplication des conférences au sommet, de pilotage au sein des institutions européennes d’une véritable politique migratoire commune et encore moins en matière de lutte contre l’immigration irrégulière.  

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