Immigration : ce qui relève d’un bouclier constitutionnel, ce qui relève d’autre chose<!-- --> | Atlantico.fr
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Marine Le Pen a présenté hier son projet de loi sur l'immigration.
Marine Le Pen a présenté hier son projet de loi sur l'immigration.
©ALAIN JOCARD / AFP

Grandes modifications

Concurrencée sur ses plates-bandes par Éric Zemmour, mais aussi Xavier Bertrand ou encore... Michel Barnier, la candidate du RN à la Présidentielle est décidée à "réclamer ses droits d’auteur” sur son sujet phare : 'l'immigration".

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

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Atlantico : Marine Le Pen a présenté aujourd’hui « un projet de référendum relatif à l’immigration ». Ce projet qu’elle défend depuis 2014 souhaite l’intégration de la préférence nationale à la construction et l’instauration d’un « bouclier constitutionnel » instituant la supériorité du droit français sur le droit européen sur le sujet. Dans cette campagne, Michel Barnier a fait une proposition similaire. Pourquoi le référendum est-il le seul mécanisme qui permet de dépasser le droit européen sur le sujet de l’immigration ? 

Maxime Tandonnet : L’instauration d’un « bouclier constitutionnel » instituant la supériorité du droit français sur le droit européen sur le sujet est une formule parfaitement illusoire, pour ne pas dire mensongère. De fait, la supériorité du droit européen sur le droit national est un pilier de l’Union européenne, constamment réaffirmé par la cour de justice de l’Union notamment dans un célèbre arrêt Costa contre Enel du 15 juillet 1964. Par ailleurs, la déclaration 17 annexée au traité de Lisbonne de 2007 souligne que les traités et le droit adopté par l'Union sur la base des traités priment le droit des États membres, dans les conditions définies par ladite jurisprudence. Du point de vue strictement juridique, un référendum constitutionnel ne change strictement rien à cette règle qui a été validée et reconnue par la France à travers le traité de Lisbonne.

Christophe Boutin : Effectivement, chez Marine Le Pen comme d'autres candidats - et, vous avez raison de le citer, comme le très surprenant Michel Barnier - la question de l'immigration fait actuellement l'objet d'une attention particulière, et l'une des solutions proposées pour traiter ce problème est de passer par un référendum.

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Le choix du référendum, dont on rappellera qu'il était conçu, dans l'approche gaullienne des institutions de la Ve République, comme un nécessaire contrepoids à la monarchie républicaine, et comme un élément qui permet au peuple souverain de trancher lorsqu'il y a un désaccord entre l'exécutif et le législatif, apparaît en ce sens tout à fait légitime. On rappellera encore que, toujours dans l’esprit gaullien des institutions, le référendum suppose la responsabilité politique de celui qui pose aux Français la question de la validité de ses choix – ce que les successeurs du Général s’empresseront d’oublier, notamment Jacques Chirac. Ainsi, sur une question dont nombre de Français estiment qu'elle n'est pas, ou mal traitée, et au sujet de laquelle certains candidats avancent des solutions nouvelles - le moratoire pour l’un, l'introduction dans la constitution de la préférence nationale pour l'autre - recourir au référendum pour faire un choix majeur peut donc paraître légitime. 

On pourrait à bon droit s'étonner cependant de cette demande, comme s’il y avait un doute, alors que tous les sondages d'opinion depuis une bonne dizaine d'années nous montrent que les deux tiers des Français sont défavorables à la poursuite de cette immigration massive et incontrôlée que connaît leur pays. Mais force est de remarquer qu'aucun des politiques une fois au pouvoir, de droite, de gauche, ou « au-delà des clivages », pour prendre l'actuel hôte de l'Élysée, n'a choisi de donner corps à cette revendication. Le poids de la doxa politiquement correcte tétanisant la classe politique, et celui d’une justice détricotant l’une après l'autre ses rares tentatives - qu'il s'agisse d'ailleurs de cette justice internationale que l'on critique volontiers, mais aussi,  tout autant, des juges internes -, expliquent sans doute cela, sans l’excuser pour autant.

Il est permis aussi de regretter que, devant un tel blocage, l'on doive attendre qu’un Président de la République veuille bien soumettre la question au peuple, quand ce dernier ne dispose toujours pas de la possibilité de se la poser lui-même. C'est toute la question, bien sûr, d’un « référendum d'initiative populaire » dont on sait qu'il est au cœur de la plupart des revendications de ce « populisme » décrié par l'oligarchie au pouvoir. La réforme de 2008 initiée par Nicolas Sarkozy n’a mis en place on le sait que ce « référendum d’initiative partagée » qui a amplement prouvé sa totale inefficacité : nombre de signatures trop élevé pour engager la procédure, blocage potentiels du Conseil constitutionnel, possibilité pour les élus de répondre à la question à la place du peuple, la procédure est intégralement biaisée.

Quant à savoir si un référendum de ce type permet de dépasser le droit européen en la matière, la question, malheureusement, reste ouverte, mais nous allons y revenir.

Atlantico : Quelles difficultés existent pour l’application d’un tel référendum ? 

Maxime Tandonnet : Certain se réfèrent à une jurisprudence du Conseil constitutionnel pour affirmer le contraire : la Constitution l’emporterait sur le droit européen. Mais le raisonnement du Conseil constitutionnel est alambiqué, affirmant en gros que c’est parce que la Constitution le veut bien qu’en pratique le droit européen l’emporte sur le droit national. Mais au-delà du sophisme, le fait est que le droit européen prévaut sur le droit national en cas de contradiction et qui serait prêt à remettre en cause cet équilibre sur lequel repose l’intégration européenne ? Il faut savoir que la construction européenne est de nature juridique avant tout, sauf à en changer la nature, elle repose sur ce principe de supériorité du droit européen sur le droit national. Cela reviendrait à un quasi Frexit. Les déclarations politiques sont une chose. Les mettre en pratique en sont une autre. Bien sûr, d’un point de vue politique on peut tout imaginer, mais qui serait d’accord à assumer un bras de fer avec Bruxelles et la cour de Luxembourg, une crise majeure conduisant à la perspective d’un Frexit ? Je ne dis pas que c’est impossible, mais je dis que ce serait une crise politique européenne majeure.  Il faut au moins le dire clairement et l’assumer. 

Christophe Boutin : Pour l'application du référendum en lui-même, pour sa mise en œuvre, il ne semble pas y avoir de difficultés. L'article 11 de la Constitution vise « des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent », et il est permis de penser que l'immigration relève bien de la question sociale. On peut envisager des difficultés quant à sa mise en œuvre pratique, imaginant des troubles importants, soit lors de la campagne référendaire, soit le jour du vote. Il est vrai que des troubles à l'ordre public pourraient conduire à l'annulation du vote dans un certain nombre de bureaux, mais sans doute pas à remettre en cause la légitimité du résultat de la consultation.

La véritable difficulté, et je pense que c’est sans doute le sens de votre question, concerne en fait l'application qui sera faite par la suite du résultat d’un tel référendum. La question que nous avons ici à envisager est d’abord celle des textes par lesquels exécutif et législatif transcriraient les principes nouvellement écrits dans la Constitution. Le feront-il ? Avec quel volume, quel degré, quelle ampleur ? C’est une première question. Ce ne serait pas en effet la première fois qu’un pouvoir, après une belle déclaration de principe, ferait marche arrière et se limiterait à quelques réformettes secondaires. 

Mais quand bien même le ferait-il que la seconde question est celle de la confrontation entre le choix du peuple souverain, mis ainsi en oeuvre par le pouvoir politique, et ce que certains appellent le « gouvernement des juges ». Autrement dit, la manière dont certains juges pourraient choisir d'appliquer ou non le texte qui leur est soumis, et d’autres tout simplement de l'écarter.

L’appliquer ou non, ce sera le problème des juges internes. Si, effectivement, la préférence nationale est inscrite dans la Constitution à l’issue d’un référendum comme le souhaite Marine Le Pen, ce principe aura, du fait de la hiérarchie des normes, une valeur supérieure à tous les autres textes, lois ou règlements. Il reviendra alors au Conseil constitutionnel de veiller à ce que les lois le respectent. Or il n’a échappé à personne que ce dernier a mis en place une jurisprudence alambiquée pour répondre la doxa moderne en la matière, comme l'a prouvée son utilisation du mot « fraternité », sur la base duquel il autorise maintenant tout un chacun à apporter une aide aux personnes entrées illégalement sur le territoire. Avec ses « conformités sous réserve », une autre de ses méthodes qui font de lui un co-législateur – sinon un contre-législateur -, ce juge peut « vider de son venin », pour reprendre l’expression d’une doctrine volontiers admirative, une disposition qui lui déplait. Quant à la conformité des règlements à la Constitution, aux lois et aux conventions internationales, ce sera cette fois au Conseil d'État et à la Cour de Cassation d'y répondre, et, là encore, on peut faire confiance à ces subtils techniciens du droit pour contourner un certain nombre de dispositions, comme ils ont pu le faire par le passé.

Écarter ces dispositions nouvelles, ce sera cette fois la question du juge européen, la Cour de justice de l'Union européenne appliquant, depuis l'arrêt Costa contre Enel datant de du 15 juillet 1964, le principe de la primauté du droit européen (traité, directives, règlements), ainsi déclaré supérieur à toute disposition de droit interne, y compris constitutionnelle. Prétendant toujours à la supériorité de son droit constitutionnel, le juge français applique en la matière un contournement : selon lui, si, effectivement, en cas de conflits de normes, le droit européen prévaut sur le droit interne, ce ne serait pas tant parce que le premier serait supérieur au second que parce que l'article 88-1 de la Constitution précise que la France respecte le traité de Lisbonne - le dernier traité organisant les pouvoirs de l'Union européenne – et donc… parce que la Constitution l’impose. Un exercice qui n’est pas sans rappeler cet épisode  des aventures d'Astérix le Gaulois où le capitaine du vaisseau pirate, voyant une nouvelle fois les Gaulois fondre sur lui, choisit de couler son navire en disant : « Sabordons-nous. Le résultat sera le même et ça nous évitera quelques baffes… »

Atlantico : Sur la question migratoire, la mise en place d’un bouclier constitutionnelle suffirait-elle ? Dans l’état actuel des choses qu’est ce qui pourrait être réglé par ce biais ? A quel point le reste des problématiques sur cet enjeu est-il lié à un manque d’action et de volonté politique ?

Maxime Tandonnet : C’est une mauvaise habitude de plus en plus fréquente : face à l’impuissance publique on constitutionnalise pour se donner l’impression d’agir et faire semblant de décider. Depuis 2008, l’article 34 de la Constitution dispose que les lois de programmation des finances publiques, qui en définissent les orientations pluriannuelles, « s’inscrivent dans l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques ». Cela n’empêche pas le déficit public d’atteindre près de 10% du PIB en 2021… Les belles intentions inscrites dans la Constitution ne règlent pas grand-chose. En matière d’immigration, une révision constitutionnelle pourrait permettre certains ajustements techniques par exemple pour simplifier le contentieux de l’éloignement entre le juge judiciaire et le juge administratif. Mais il n’y a pas de solution miracle à en attendre. Un référendum sur l’immigration serait une opération essentiellement politique, il faut bien le savoir. 

Christophe Boutin : Il ne suffit pas de dire de manière unilatérale que le droit français prévaut sur le droit international, encore faut-il que le juge international l’accepte, et l’on voit mal la CJUE aller dans ce sens. La tension qui existe depuis 2020 entre elle et la Cour constitutionnelle allemande montre bien au contraire sa volonté d'imposer la primauté du droit européen. En effet, dans un arrêt du 5 mai 2020, la cour de Karlsruhe a refusé d’appliquer une décision de la CJUE, critiquant la manière dont cette dernière avait laissée la Banque centrale européenne engager depuis 2015 un rachat des dettes publiques. Elle contestait ainsi le monopole de l’interprétation du droit de l’Union (appartenant à la CJUE), et le bras de fer se poursuit actuellement.

L'autre juge très présent en la matière est bien sûr le juge européen des droits de l'homme, celui de la CEDH, dont on rappellera qu’elle est mise en place dans le cadre du Conseil de l'Europe et non pas dans celui de l'Union européenne. Par sa jurisprudence, nombreuse et radicale, ce juge européen impose en matière de droits de l'homme un certain nombre de critères dont l'application rendrait quasiment inopérante dans la pratique la mise en œuvre d’une préférence nationale inscrite dans la Constitution. La France ayant signé le traité, et accepté le droit de recours individuel, nul doute en effet qu’un nombre important des nouvelles dispositions appliquant aux personnes présentes sur notre territoire des obligations découlant de ce principe seraient soumises à la CEDH et déclarées par elle incompatibles avec la Convention. Déclaré coupable, l'État français n’aurait alors d’autre solution que de les abroger - sauf à envisager de quitter le traité.

Vous l’avez compris, il est inutile de mettre en place un nouvel instrument juridique s'il n'y a pas derrière une claire volonté d'action politique pour le faire appliquer, sans laquelle ce nouvel instrument, et quand bien même aurait-il été adopté par référendum, ne servirait quasiment à rien. Car un tel choix devra nécessairement se confronter à la doxa médiatique bien-pensante, aux groupes de pression minoritaires attachés à imposer leurs vues, et sans doute aussi, partiellement au moins, à ce « gouvernement des juges », internationaux mais aussi nationaux, qui, entre techniciens, appliquent dans leurs décisions une « théorie pure du droit », pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d’Hans Kelsen, sans un regard pour ce que cela implique pour les populations auxquelles elles l’imposent.

La question centrale reste donc celle de la souveraineté : souveraineté du peuple (mais l’article 2 de la Constitution n’énonce-t-il pas que le principe de la République est : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ?) ; souveraineté du pouvoir politique, légitimement élu, sur les groupes de pression, quels qu’ils soient, mais aussi sur ces « autorités » qui s’érigent en « pouvoirs » ; souveraineté enfin de l’État, seul à même de définir qui peut appartenir à sa nation et franchir ses frontières. La situation exceptionnelle que nous vivons demande plus que jamais que s’exprime cette souveraineté légitime. Cela ne se fera pas sans heurts.

Atlantico :Alors que Marine Le Pen est doublée sur son extrême droite par Éric Zemmour et qu’à la surprise générale Michel Barnier lui aussi marche sur ses plates bandes, la présidente du RN désire -t-elle changer de braquer et montrer que les politiques peuvent changer les choses sur ce sujet ?

Maxime Tandonnet : Il y a clairement une course à l’immigration dans la classe politique française, un peu comme la « course à la mer » à l’automne de 1914… Mais cette course porte beaucoup trop sur la recherche du slogan magique ou de la formule miracle à des fins électoralistes plutôt que sur la volonté de mettre en œuvre une politique pragmatique. Il y a beaucoup de choses à faire avant de vouloir changer la Constitution ou violer le droit européen – qui n’est pas le principal responsable des faiblesses de la France en matière de maîtrise de l’immigration contrairement à une légende bien utile pour se défausser de ses responsabilités. Pour l’essentiel, il est excessif de considérer la Constitution ou le droit européen comme les responsables de nos faiblesses en matière de lutte contre l’immigration illégale, de maîtrise des frontières, du droit d’asile ou de l’immigration familiale. Beaucoup de choses seraient possibles avec un minimum de courage politique pour frapper les filières criminelles qui sévissent en méditerranée, axer l’aide au développement sur les pays d’origine des migrants, raccompagner dans leur pays les migrants en situation irrégulière ou demandeurs d’asile déboutés. Franchement, c’est plus une affaire de courage politique que de Constitution ou de droit européen. 

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