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Guerre froide : Quand le KGB infiltrait la police française
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Bonnes feuilles

Paul-Louis Voger a fait toute sa carrière dans les «services» du ministère de l’Intérieur. Recruté dans les années 1980 au contre- espionnage de la DST (il a même été agent double pour contrer la pénétration de la police française par le KGB), il en dévoile les méthodes, parfois à la limite de la légalité : interrogatoires, visites de domiciles, écoutes, recrutement d’indics, examen de fadettes, manipulation de sources humaines… Extrait de "Je ne pouvais rien dire Contre-espionnage, antiterrorisme : un ancien espion raconte" de Paul-Louis Voger, publié aux éditions de l'Archipel (1/2).

Paul-Louis Voger

Paul-Louis Voger

Paul-Louis Voger est le pseudonyme d’un membre de la DGSI, l'ex-DST, qui vient de quitter le service. Cet officier du renseignement a passé 32 années au contre-espionnage.

Je ne pouvais rien dire: Contre-espionnage, antiterrorisme : un ancien espion raconte de Paul-Louis Voger

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J’occupe un F3 de la Petite Couronne, dans un quartier du 9-3 encore préservé à l’époque. Un soir de février 1988, je regarde le JT de 20 heures, à moitié assoupi après une bonne journée de travail à Nélaton. À mes côtés, ma femme, N. Nous n’avons pas encore d’enfants à bientôt trente ans, mais nous y pensons… Sonnerie à l’interphone. Une voix un peu rauque : « C’est Anatole… » Je pense d’abord à un démarcheur à l’accent slave ou allemand. Soudain, le fl ash : Anatole, mon contact perdu de vue depuis dix mois… Le « Soviet », le « C1 » de la ligne KR ! Un officier du KGB en bas de chez moi ? Que veut-il ? Aurait-il fait défection à l’Ouest ? En quelques secondes, les pensées se bousculent. Vite, comment réagir ? « Anatole, je descends. » Avant de dévaler les trois étages, j’avertis mon épouse : « Surtout, pas un mot sur la DST, laisse-moi faire. C’est un contact ancien de boulot, un Soviet. » Stupéfaction de ma conjointe, qui ne savait rien de mes missions et qui ne connaissait que quelques collègues de repas amicaux. L’épouse ne doit rien savoir.

Encore sous le coup de la surprise, incrédule, je descends le chercher. Le revoilà, après un an sans contact. Méfi ance, interrogations. Comment a-t-il trouvé mon adresse, alors que je suis sur liste rouge ? Dois-je lui avouer que je travaille à la DST ? Je l’invite à prendre un verre au salon, feignant la bonne surprise pour masquer mon inquiétude… Mon épouse tombe des nues. Après quelques banalités, vient la question qui tue, alors que le JT de PPDA touche à sa fi n : « Alors, que fais-tu au ministère maintenant, ça te plaît ? » Je dois vite trouver une bonne réponse, sans le braquer car je me dis que s’il reprend contact un an après, c’est qu’il cherche quelque chose. Mais quoi ? L’enjeu est lourd pour moi et la DST. Avec un aplomb qui me surprend moi-même, je lui dis que je suis en charge de questions de documentation et de personnel au cabinet du DGPN (1) , rue Nélaton. Un demi-aveu pour paraître crédible, au cas où j’aurais fait l’objet d’une fi loche des services russes. Ou d’une fi loche à venir. Il se trouve qu’au siège Nélaton, dans le hall, il est indiqué, pour le seizième étage, « DGPN-Cabinet ». Il s’agit en fait de salles de réunion et de bureaux.

Là je sens que la « truite a tourné autour de la bonne mouche de printemps dans la rivière ». Notre petit jeu du chat et de la souris continue. Je lui demande comment il m’a retrouvé. Mon adresse était certes indiquée sur un annuaire de 1985, mais entre-temps j’avais changé de bâtiment et je m’étais mis sur liste rouge. Lui-même ou d’autres à sa solde m’avaient donc cherché. Et la boîte aux lettres avait parlé. Mon lascar, tu n’es pas venu pour rien, me suis-je dit.

Interloquée, mon épouse cherche à faire bonne figure. Cadre dans une société internationale de contrôle de qualité, elle a l’occasion de croiser des diplomates. Anatole reste trois quarts d’heure, à échanger des banalités sur l’actualité et distiller quelques commentaires sur la grande efficacité de la perestroïka gorbatchévienne. Après quoi il me propose, « pour ne pas perdre un ami » (sic), de garder le contact sur Paris. Je lui demande un numéro de téléphone, puisque les portables n’existent pas encore, mais il préfère prendre le mien. J’hésite cinq secondes et lui donne le numéro de notre domicile… qu’il connaît déjà. Il promet de m’appeler la semaine suivante. Anatole me laisse une boîte de confiseries et je le raccompagne jusqu’à sa voiture, garée au bout de la rue, une Lada toute neuve, à plaque diplomatique CD 115 dont je relève le numéro. La soirée se finit tranquillement, mais la nuit sera courte et agitée car les pensées se bousculent. J’essaye d’imaginer la suite, sur les plans personnel et professionnel. Le lendemain matin, je file au treizième étage de la centrale. « Tu en fais une tête », remarque aussitôt mon chef, le commissaire Jean, du Sud-Ouest comme moi. Chef de cabinet du préfet directeur, il couvre une cellule d’enquêtes dont je fais partie. J’explique : « Hier soir, entre 20 et 21 heures, j’ai reçu la visite du patron de la ligne KR du KGB, premier secrétaire à l’ambassade. Ça s’est bien passé. À mon avis, il ne me situe pas à la DST. »

Quel culot, ces Popov !

Ébahi, pétrifié, Jean s’enfonce dans son fauteuil. Je lui résume le contexte, qu’il ne connaît pas car il vient d’être affecté au cabinet : Roissy, la couverture PAF, Anatole… Au bout de dix minutes à peine, il réagit : « On fonce chez Nart, et j’appelle le préfet (2) . » Nart comprend vite. Il a la preuve vivante de la tentative d’infi ltration de la police française. Avec moi, ils tiennent peut-être un bon poisson, remarque « Oncle Hô (3) », qui me félicite pour ma réactivité et mon comportement. Il me demande non pas d’appliquer des consignes, mais de « rester naturel, de le laisser venir. On a du temps ». Nart joue au chat… « Ils font fort quand même, ajoute-t-il. Ils nous attaquent sous notre nez. Quel culot, ces Popov ! » Il prévoit déjà de revoir chaque cas de policier, mais exclut de sensibiliser en masse l’ensemble de la famille policière. Ce serait une erreur, car les agents doubles, devenus trop méfiants, ne pourraient être démasqués.

Puis l’ancien rugbyman se lâche : « Putain, ils font fort. » Pour finir par la formule classique : « Tenez-moi au courant. Si ça avance, j’en parle au ministre. » Ce qu’il fera quelques mois plus tard quand mon statut d’agent double sera confirmé. C’est parti pour une longue série de trente-huit contacts avec Anatole, dont je rendrai chaque fois compte en détail. Il faut deux heures au minimum pour un premier brouillon, au stylo car en 1988, Word n’existe pas. Il m’arrive de gagner un peu de temps quand le boss est en mission : sa secrétaire me propose de taper ma note. Elle y prend plaisir, comme pour un roman !

Je joue le jeu, confiant à Anatole que ma hiérarchie ne doit pas être informée de nos rencontres car elle pourrait saisir… la DST ! Ses questions se font plus précises sur la police, ses modes opératoires, ses dirigeants, son ambiance, les syndicats. Vigilant, il semble tout vérifier. Je lui dis que je séjourne dans notre maison de vacances familiale sur la côte girondine en juillet. Il passe me voir à l’improviste, arguant d’une cérémonie à Bordeaux dans un cimetière d’anciens combattants de l’escadrille Normandie-Niemen (ce qui est faux). Je prends une journée sur mes congés, me tape 100 km aller-retour vers Bordeaux pour rendre compte par télex chiffré à Raymond Nart en personne. « Ils sont gonflés, mais laissons-le encore venir », me conseille-t-il à mon retour. De février 1988 à début 1989, nous restons dans le contact « ouvert ». Nous disputons même un match de foot, sur la plaine de Bagatelle, un dimanche matin.

1. Directeur général de la Police nationale
2. À l’époque, Bernard Gérard
3. 
Autre surnom de Raymond Nart, avec celui de « Ramuntcho »

Extrait de "Je ne pouvais rien dire Contre-espionnage, antiterrorisme : un ancien espion raconte" de Paul-Louis Voger, publié aux éditions de l'Archipel © Editions de l’Archipel, 2018
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"Je ne pouvais rien dire Contre-espionnage, antiterrorisme : un ancien espion raconte" de Paul-Louis Voger

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