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Grand remplacement : la double intimidation qui nous empêche de regarder la réalité en face
©OZAN KOSE / AFP

Changement de visage

Les manifestations de Vienne et Dijon révèlent que l’idée du grand remplacement, au-delà du fantasme de l’extrême-droite, est aussi présente dans l’esprit des militants de l’islam politique ou du nationalisme turc. Mais entre l’intimidation venue des islamistes qui exagèrent outrageusement la perspective d’un remplacement et celle d'une gauche aveugle, comment prendre la vraie mesure de l’hypothèse ?

Laurent  Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant. Membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Cela fait plusieurs années que l’extrême-droite évoque un grand remplacement, celui-ci a été maintes fois contredit par les chiffres mais l’idée continue d’exister. Les démonstrations de force des militants nationalistes turcs ou islamistes, comme hier à Dijon et à Décines, montrent-elles que la théorie inspire aussi l’autre bord ?

Christophe Boutin : Commençons si vous le voulez bien par remettre quelques éléments en place dans ce débat particulièrement sensible et souvent biaisé. Vous évoquez le terme de « grand remplacement », que l'on trouve effectivement utilisé par plusieurs auteurs de la droite radicale française et qui a été attribué à l'écrivain Renaud Camus, mais qui est aujourd’hui très largement sorti de ces seules limites et recouvre en fait deux éléments distincts.

Le premier est la simple prise en compte d’une réalité : la part croissante au sein de la population française d'éléments issus d’une immigration essentiellement maghrébine et sub-saharienne mais aussi maintenant proche-orientale – les immigrations asiatique ou, plus récente, du sous-continent indien, ne sont généralement pas intégrées dans ce terme de « grand remplacement ».

Vous dites que ce changement a été « maintes fois contredit par les chiffres », je ne suis pas démographe, mais je ne pense pas que Louis Dumont autrefois, ou Michèle Tribalat aujourd’hui, auraient une telle approche. Et ce qui est en tout cas certain c’est qu’en l’absence de statistiques ethniques, interdites dans notre pays, d’autres marqueurs – l’évolution des prénoms pour ne prendre que cela – vont plutôt dans le sens d’une confirmation de cette évolution démographique.

Il est difficile de comprendre ce refus de chiffrer la réalité de ce que leurs représentants eux-mêmes nomment les « minorités visibles » de la République, car visibles elles le sont effectivement pour toute personne : il suffit de comparer des films représentant les rues, les transports en commun ou les cours de récréation dans les années 70 et en 2020 pour se rendre compte qu’il y a eu en 50 ans une modification profonde de la structure même de la population française, avec une ampleur jamais atteinte.

Se refuser à user d’un instrument statistique qui en finirait une bonne fois pour toutes avec les fantasmes des uns et des autres, casser des thermomètres pour que l’on ne parle pas de fièvre, cette volonté de nier l’évidence est d’autant plus étonnante qu’elle est bien évidemment contre-productive : au lieu de permettre, chiffres à l’appui, un débat apaisé sur une question qui est au cœur des préoccupations des Français, sondage après sondage, ce piètre camouflage permet à toutes les théories complotistes de prospérer. On en arrive ainsi à la deuxième approche du « grand remplacement », selon laquelle « remplacer » les « Français de souche » aurait été voulu « en haut lieu » pour des raisons économiques et sociales, et avant tout pour renforcer le pouvoir central d'une oligarchie.

Certains éléments sont venus apporter de l’eau au moulin : le titre du rapport de la division de la population présenté en 2000 à l’ONU, Les migrations de remplacement : solution au problème du vieillissement de la population ? n’était ainsi pas très heureux, quand bien même ne s’agissait-il que de prospective, les auteurs se demandant de combien de main-d’oeuvre extérieure auraient besoin certains pays d’ici à 2050 en tenant compte de leur évolution démographique, s’ils entendaient conserver leur âge de départ à la retraite et leur rapport entre actifs et inactifs (la réponse était pour la France de 93 millions d’immigrés supplémentaires).

Si donc on entend par « grand remplacement le poids toujours plus important en France de communautés étrangères et de leurs descendants, on peut difficilement considérer que l'extrême droite soit en 2020 la seule à tenir cela pour une réalité. Et on le peut d’autant moins que les représentants mêmes de ces communautés excipent de nos jours de leur poids démographiques pour demander, par l’instauration de discriminations positives, de quotas, une représentation dans certains secteurs à hauteur de cette présence. Ils n’existaient pas nous disaient-on, les pourcentages évoqués n’étaient qu’un fantasme de l’extrême droite ; mais ce sont maintenant ces communautés qui affirment représenter tel ou tel pourcentage de la population française.

Ce qui nous conduit à leurs revendications politiques ou culturelles, et à ce rapport que vous voyez entre le terme de « grand remplacement » et les récentes actions de militants nationalistes ou islamistes turcs qui ont eu lieu dans certaines villes de France. Si vous voulez dire par là qu’une part des membres de ces communautés, turcs ou pas, islamistes ou pas, comptent sur leur développement démographique pour arriver à imposer leurs règles de vie sur le territoire national, il est à craindre que cela relève de la plus banale évidence dès lors que ces communautés ne manifestent aucun désir d’assimilation et d’acculturation. Lorsque des groupes culturels distincts coexistent sur un même territoire, un certain rapport de force ne peut manquer d’exister, et il n’y a que dans les contes – et encore, les contes pour enfants sont dans ce domaine réalistes – que tout se résout par la douceur, le partage, la tolérance et l’amour.

Cette évidence d’un poids démographique et donc politique croissant se manifeste jusque dans des déclarations, et si celle attribuée à Houari Boumediene, « Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire » est très douteuse, celle de Recep Tayyip Erdogan – revoici donc la Turquie - : « J’en appelle à mes frères et sœurs en Europe. Ne faites pas trois, mais cinq enfants, car vous êtes l’avenir de l’Europe. » a bien été prononcée dans un discours du 17 mars 2017.

Laurent Chalard : Effectivement, si à l’extrême-droite, la théorie du « Grand Remplacement » est à l’origine d’une crainte existentielle parmi ses militants, qui redoutent l’extinction de la population européenne du fait de sa faible natalité dans un contexte de flux migratoire continus, au sein des mouvances communautaristes, cette théorie a aussi le vent en poupe. En effet, pour les militants nationalistes et/ou islamistes turcs, qui rêvent d’un retour de l’empire ottoman et/ou souhaitent une islamisation de l’Europe, dans une optique impérialiste, le « Grand Remplacement » laisse à penser qu’il existe une possibilité d’une possible « conquête » démographique de territoires historiquement en-dehors de la sphère d’influence ottomane ou islamique, comme c’est le cas de la France, où la présence musulmane ou turque n’a jamais été durable, contrairement à l’Espagne ou aux pays des Balkans. Il s’ensuit, parmi ces militants, une tendance à croire aveuglement les chiffres les plus fantaisistes circulant sur les réseaux sociaux concernant leur présence numérique en France et leurs perspectives de devenir majoritaires un jour, qui ne correspondent pas à la réalité actuelle. Ce n’est pas parce que localement, certains militants peuvent avoir l’impression que les populations issues de culture religieuse musulmane sont majoritaires que c’est valable pour l’ensemble du territoire, d’autant que la dénatalité commence aussi à toucher la Turquie, où la fécondité est passée sous le seuil de remplacement des générations ces dernières années (avec un indice d’environ 1,9 enfant par femme en 2019) et où la question du « Grand Remplacement » cristallise aussi les craintes des nationalistes locaux puisque les kurdes ont une natalité très supérieure aux turcs.

Les militants nationalistes turcs semblent vouloir dire qu’ils sont aussi puissants en France qu’ils le sont en Turquie. Est-ce un coup de bluff au regard de la réalité des chiffres ?

Christophe Boutin : Comme le poète, faisons un rêve. Qu’adviendrait-il si, dans la Turquie d'Erdogan, des manifestants  étrangers s'engageaient dans une lutte interethnique dans les rues des villes ? Il y a fort à parier que la police turque aurait une réaction un peu plus vive que celle de nos forces de sécurité, que les frais jeunes gens, qui auraient cette fois été arrêtés, passeraient quelques jours pénibles dans des cellules qui n'ont sans doute pas le confort des nôtres, et dont ils ne sortiraient, un peu fatigués et meurtris, que pour être immédiatement mis dans un avion à destination de leur pays d'origine.

Cette banale comparaison montre bien que la puissance des militants nationalistes turcs en France n'est jamais que la conséquence de notre faiblesse. Une faiblesse dont ils ont eu plusieurs preuves, que l'on ait permis en 2017 au ministre des Affaires étrangères turc de tenir en France, à Metz, un meeting politique à destination de sa diaspora, ou que l’on ait toléré des opérations d’intimidation destinées à empêcher l’affichage en kiosque de revues jugées trop critiques envers le nouveau sultan d'Istanbul. Et comme toujours en France, pour mettre la poussière sous le tapis, nos reniements sont justifiés par des rappels à l’histoire : on nous citera volontiers pour expliquer nos « accommodements raisonnables » la célèbre alliance de François Ier avec Soliman le magnifique en 1536.

Laurent Chalard : Etant donné la relative faiblesse numérique de la population d’origine turque en France par rapport à d’autres communautés étrangères, soit environ 500 000 personnes en 2011 selon la démographe Michèle Tribalat, parmi lesquelles un certain nombre d’arméniens et de kurdes, qui ne sont certainement pas des militants nationalistes turcs, il est évident que ces derniers ne se trouvent pas en position de force dans l’hexagone, comme cela peut-être le cas dans leur Etat d’origine mais aussi chez certains de nos voisins, tels que l’Allemagne, l’Autriche ou encore les Pays-Bas, où les turcs forment l’une des principales communautés étrangères. D’ailleurs, le faible nombre de manifestants à Dijon comme à Décines-Charpieu en constitue un témoignage frappant. Les turcs sont dans l’incapacité de mobiliser en France autant de monde que les algériens, beaucoup plus nombreux dans l’hexagone, d’autant qu’ils sont très inégalement répartis sur l’ensemble du territoire, se concentrant dans l’est du pays, en particulier en Alsace.

Des petits groupes, faible numériquement, ont-ils les moyens d’avoir un quelconque poids social et sociétal, culturel ?

Christophe Boutin : Je dirais volontiers que ce sont toujours les minorités qui font l'histoire, et rarement les masses. Que ce soit dans tous les domaines que vous citez, social, sociétal, culturel, ce sont les fameuses « minorités agissantes », ce sont les « avant-gardes » autoproclamées qui changent la face du monde. Que les groupes qu’elles prétendent ainsi représenter se distinguent par une idéologie, par une religion, par une appartenance sociale, ethnique ou culturelle, ou même, pourquoi pas, par des liens avec un État étranger, ne change rien en la matière. Relisez Malaparte, Lénine ou Gramsci…  

Les moyens modernes techniques ouvrent ici une course poursuite : ils permettent à ces minorités de se coordonner plus facilement, d’agir plus vite, d’impressionner plus facilement et plus durablement les populations, mais ils permettent aussi une surveillance accrue du pouvoir. Ce qui va donc empêcher le pouvoir légitime d'agir contre elles relève d’autres éléments.

Quand elles disposent d’abord du soutien d’une cinquième colonne, en l'espèce ce qu'on appelle à très juste titre l'islamo-gauchisme, qu'elles bénéficient en sus de « compagnons de route » bien placés, le pouvoir est bien sûr incapacité. Quand ensuite les représentants de ces minorités savent que les risques de sanctions qu’ils courent sont particulièrement faibles, le bilan coût/avantages reste en faveur de l’activisme. Enfin, quand, grâce à leur violence, elles bénéficient non seulement de l’habituelle complicité des « modérés », mais aussi tout simplement de ce silence qu’elles imposent par la peur – et une peur tout à fait légitime -, on ne voit pas ce qui les empêcherait de se développer.

Laurent Chalard : Comme le montre l’exemple des militants écologistes, il n’y a pas forcément besoin d’être très nombreux pour exercer une influence certaine sur l’évolution d’un pays dans nos sociétés de spectacle, où s’imposent les idées des gens qui font le plus de bruit plutôt que les idées dominantes au sein de la majorité de la population. En conséquence, un groupe numériquement faible, comme le sont les nationalistes turcs, peut cependant avoir une influence certaine s’il est bien organisé, sait mobiliser ses troupes, attirer l’attention des médias et s’il affiche des revendications claires. Concernant les manifestations de Dijon et Décines-Charpieu, il s’agit surtout pour les leaders nationalistes de cette communauté de montrer au pouvoir français qu’elle existe et qu’elle est prête à défendre la politique menée par la « mère patrie », imposant d’une certaine manière un rapport de force. Ce sont donc, d’une certaine manière, des opérations de « marketing » réussies pour leurs organisateurs, puisqu’elles ne sont pas passées inaperçues.

Entre le fantasme d’extrême-droite et l’aveuglement face à la montée des tensions communautaires, comment faire la part des choses ?

Christophe Boutin : Par deux manières je crois. Pour sortir du fantasme, je l'ai dit, il faut des chiffres, des chiffres réels, des chiffres étayés, des chiffres détaillés, sans lesquels il n'est pas possible de mener une politique cohérente. Les fantasmes n'existent que parce qu'ils sont entretenus par un gouvernement qui se refuse à présenter aux Français les analyses nécessaires, comme il se refuse à prendre en compte leurs inquiétudes, fondées ou non, dans un certain nombre de domaines – les « trois I » de l’insécurité, de l’immigration et de l’identité - et qu’il se refuse à faire appliquer la loi sur son territoire.  

Car pour sortir cette fois des tensions communautaires, il faut avant tout qu'il y ait application réelle d'une loi commune, celle qui correspond à notre culture propre, à notre civilisation, et que nous n'avons aucunement vocation à abandonner sous la contrainte de quelque groupe minoritaire que ce soit. Lorsque cette loi commune s'appliquera effectivement à tous, sur toutes les parties du territoire, lorsque les minorités trouveront en face d’elle un pouvoir sur de lui et que la majorité cessera de se sentir sacrifiée, les tensions communautaires ne disparaîtront sans doute pas magiquement, mais baisseront certainement d’un cran.

Gageons pourtant que l'application pratique de ce nouveau confinement, comme celle du précédent, ou celle du couvre-feu, ou celle du port obligatoire du masque dans les rues, parce que cette application sera faite, comme les autres, de manière pour le moins différente selon les parties du territoire ou selon les communautés concernées, ne fera sans doute, au contraire, que renforcer cette impression du deux poids - deux mesures qui fait monter chaque jour un peu plus en France la tension.

Laurent Chalard : Dans le contexte actuel, il est très difficile de parler de manière dépassionnée des questions migratoires et plus globalement du communautarisme. En effet, la plupart des personnes qui s’expriment sur ces questions le font d’abord par idéologie, d’où un travestissement certain de la réalité pour des raisons différentes. Pour l’extrême-droite, la peur irrationnelle de l’immigration conduit à exagérer le poids et la puissance des communautés d’origine étrangère présentes sur le sol français, suivant une logique alarmiste, qui n’est pas sans arrière-pensée politique, puisqu’elle s’inscrit dans l’optique d’inciter le maximum d’électeurs possibles à voter pour elle. Toute manifestation relevant d’une logique communautaire a donc tendance à être montée en épingle alors que dans les faits, elle apparaît comme relativement anecdotique (la manifestation turque de Dijon ne se composait que de quelques dizaines de personnes), même si elle constitue un nouveau témoignage inquiétant de la montée du communautarisme dans notre pays. Rappelons cependant que dans un Etat de facto multiculturel, telle que se présente la France de 2020, ce type de manifestation n’a rien de surprenant et d’exceptionnel, comme en témoignent les nombreuses protestations des différentes diasporas africaines contre les dictatures dans leur pays d’origine, dont la plus récente le 22 octobre 2020 devant l’ambassade de Guinée à Paris, qui défraient moins souvent la chronique lorsqu’elles se passent dans un calme relatif.

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