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Le chancelier allemand Olaf Scholz et le dirigeant ukrainien Volodymyr Zelensky lors d'une rencontre à Berlin en 2022.
Le chancelier allemand Olaf Scholz et le dirigeant ukrainien Volodymyr Zelensky lors d'une rencontre à Berlin en 2022.
©Sven Hoppe / POOL / AFP

Vous russo-gaziez ? Et bien dansez maintenant

Alors que les demandes d’arrêt complet des importations d’énergie russes se multiplient au regard des atrocités commises en Ukraine, l’Allemagne réclame un temps d’adaptation pour sa politique énergétique alors qu’elle le refusait catégoriquement à la Grèce et l’Europe du sud face à la crise des dettes souveraines. Faut-il lui accorder le temps demandé comme si de rien n’était ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Alors que les demandes d’arrêt complet des importations d’énergie russes se multiplient au regard des atrocités commises en Ukraine, l’Allemagne réclame un temps d’adaptation pour sa politique énergétique alors qu’elle le refusait catégoriquement à la Grèce et l’Europe du sud face à la crise des dettes souveraines. A quel point les Allemands se sont-ils montrés inflexibles il y a 10 ans ?

Christophe Bouillaud : Il serait un peu long de refaire toute l’histoire de la crise des dettes souveraines en Europe depuis mai 2010, lorsqu’on officialise lors d’un sommet européen resté dans les annales l’état réel des finances grecques, mais il est certain que les dirigeants allemands de l’époque (gouvernement et banque centrale allemande) ont alors exercé le leadership au sein de l’Union européenne pour que les pays de la zone Euro en déficit public excessif (Grèce,Portugal, Espagne, Irlande, Italie) mettent le plus vite possible leurs comptes publics en ordre avec des mesures d’austérité les plus drastiques et rapides possibles. Bien sûr, dans cette longue crise qui a failli emporter l’Euro,il y a eu des bras de fer entre Européens,et bien des rebondissements, cela au moins jusqu’en 2015, lorsque la Grèce à direction SYRIZA accepte finalement toutes les contraintes mises par ses partenaires à son « sauvetage »,mais, à chaque fois, les dirigeants allemands, tout en revendiquant leur « solidarité européenne », n’ont pas trop hésité à tordre le bras de leurs partenaires en difficulté pour qu’ils s’exécutent en suivant la solution réputée la seule possible selon eux. A vrai dire, ils n’ont pas été les seuls : les dirigeants finlandais, slovaques, autrichiens, néerlandais n’ont pas été moins durs avec les pays en difficulté, pour nepas parler, au moins dans un premier temps, du FMI lui-même et de la Commission européenne. Quant à la France, de Nicolas Sarkozy, puis de François Hollande, elle a plutôt brillé par son hypocrisie dans toute cette longue séquence…

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Par contre, il faut rappeler qu’ensuite, en particulier avec la montée en puissance de la politique de Mario Draghi à la Banque centrale européenne (« le Quantitative Easing » à l’européenne), puis avec la réaction à la pandémie de COVID-19, les autorités allemandes ont plutôt perdu la main au sein de l’Union européenne. En particulier, depuis quelques années maintenant, elles ont dû accepter des taux d’intérêt très faibles, ou négatifs, impliquant une perte pour les épargnants allemands d’abord pour sauver l’intégrité de la zone Euro, ensuite pour permettre d’éviter à cette dernière d’entrer dans une spirale déflationniste, et enfin pour financer la lutte contre la récession liée au COVID-19 – ce qui a d’ailleurs provoqué par contrecoup de tels taux trop bas une douloureuse augmentation des prix de l’immobilier en Allemagne dont les citoyens allemands se plaignent fortement. 

Alors que l’argument allemand était qu’une réponse rapide serait moins douloureuse, faut-il lui accorder le temps demandé comme si de rien n’était ? Comment l’Europe doit-elle réagir ?

Si l’on réfléchit avec un minimum d’esprit stratégique, il me parait évident qu’il faut agir maintenant. L’arrêt complet de toute importation en provenance de Russie, de quelque nature que ce soit, énergie ou autre, ou de toute exportation d’ailleurs, doit être décidé le plus vite possible, par les Européens, pour gêner au maximum l’effort de guerre de ce pays et son allié biélorusse. Depuis l’agression de la Russie poutinienne le 24 février dernier contre l’ensemble de l’Ukraine, et pas seulement le Donbass, il n’existe plus de doute raisonnable sur la nature et les objectifs du régime en place à Moscou.La découverte de massacres de civils ces derniers jours ne fait que confirmer la gravité de la situation, tout comme les propos tenus dans les médias russes par les ventriloques du pouvoir.

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Il faut cependant comprendre que ce qui est train de passer, c’est l’échec de décennies de politique allemande envers l’Union soviétique d’abord, la Fédération de Russie ensuite. En effet, depuis les années 1970, la République fédérale d’Allemagne a mené ce qu’on a appelé son « Ostpolitik » de normalisation économique avec l’Union soviétique et son allié de l’époque, la République démocratique allemande.Après la chute du Mur, et la fin de l’Union soviétique, la même politique de bon voisinage économique s’est poursuivie avec la Fédération de Russie.Celle-ci, malgré les signaux d’un changement d’époque en Russie, en particulier à partir de 2014, a continué imperturbablement jusqu’au 24 février 2022. On pourrait faire d’ailleurs la même analyse pour un autre vaincu de 1945, l’Italie, qui a réinvesti les relations économiques avec l’Union soviétique dès les années 1960, et qui se trouve dans une situation assez similaire de découvrir que l’économie n’apaise pas les moeurs. Du coup, ce qui se passe depuis le 24 février 2022, pour les élites politiques allemandes, à quelques exceptions près, c’est l’échec total d’une ligne de cohabitation pacifique avec la Russie par la vertu des bonnes affaires. Le Président allemand lui-même vient de le reconnaître publiquement, en se mettant lui-même en cause comme ayant été un des artisans de cette ligne, symbolisée successivement par les chanceliers G. Schröder pour le SPD et Angela Merkel pour la CDU-CSU. Les dirigeants polonais actuels ont du coup beau jeu de souligner que leur propre paranoïa antirusse était fondée, tout comme les dirigeants baltes, tchèques, roumains, etc. ne se privent pas non plus de le faire – en accord d’ailleurs avec leurs propres populations qui n’ont pas oublié les années 1939-1989.

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En somme, vu le choc que cela représente pour elles,il faut laisser le temps aux élites allemandes d’accepter toutes les conséquences de leur erreur collective de jugement, qui implique que, de fait, Varsovie, Prague et Bucarest sont devenus les garants des intérêts bien compris des Européens et surtout de la liberté des Européens que nous sommes. C’est un peu un paradoxe : l’Etat européen le plus démocratique par ses institutions, l’Allemagne, se trouve recevoir des leçons de démocratie, au sens de liberté, de pays qui le sont moins, comme la Pologne ou la Roumanie. 

Sans chercher à être dans un esprit de revanche vis-à-vis de l’Allemagne, ne pourrait-on pas en profiter, a minima, pour rééquilibrer le rapport de force ?

Pour ce qui concerne la France, en particulier celle d’Emmanuel Macron, force est de constater qu’il va nous être difficile de nous présenter comme ceux qui avaient tout prévu. Emmanuel Macron a tenté depuis son élection en2017 d’amadouer Vladimir Poutine, en le recevant à Versailles par exemple au tout début de son mandat. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’effet modérateur de tous ces gestes de bonne volonté de la part de notre Président reste à voir.

Par ailleurs, au-delà de toutes ces bonnes grâces faites à Vladimir Poutine, Emmanuel Macron avait plaidé dès son arrivée au pouvoir pour un renforcement de la défense européenne, en s’inscrivant dans une ligne traditionnelle pour la France d’une autonomie stratégique de l’Europe. Il a aussi augmenté sous son quinquennat le budget de la Défense. Notre armée n’est sans doute pas au mieux de sa forme,mais nous ne sommes pas au niveau de notre voisin allemand qui semble découvrir face à la situation créée par le 24 février 2022 que son armée n’est plus qu’une bureaucratie incapable de rien faire de bien significatif en cas de vrai conflit.

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Surtout, ce qui nous permet d’apparaitre tout de même comme moins en difficulté que nos voisins allemands et italiens, c’est notre plus grande diversification des approvisionnements en énergie et nos centrales nucléaires, tout au moins quand elles ne sont pas en panne ou en révision. Il faudra d’ailleurs vérifier si une partie de notre approvisionnement de nos centrales nucléaires ne risque pas aussi d’être impacté à termepar la rupture des liens économiques avec la Russie.

De fait, ceux qui se sentent justifiés dans cette affaire, ce sont tous les dirigeants des pays voisins de la Fédération de Russie, ceux de la Norvège, de la Suède de la Finlande, à la Roumanie et à la Turquie, en passant par les pays baltes, la Pologne, la Slovaquie et la République tchèque. Tous ces dirigeants peuvent désormais se gausser de notre naïveté d’Occidentaux mercantiles. Les affaires, c’est très bien, c’est légitime, mais la bonne vieille logique impériale grand-russe, cela compte aussi.

Bref, si rééquilibrage du rapport de force il y a, cela sera vers les Européens plus lucides que les autres envers la Russie de Poutine. Et la France ne fait pas partie du lot.

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