Evin-Macron, la guerre des lois : mais au fait, quel bilan pour les législations comportementales ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La loi Evin a pour but de modifier le comportement des fumeurs.
La loi Evin a pour but de modifier le comportement des fumeurs.
©Reuters

Alcool, tabac et cie

Mercredi 10 juin, les députés ont assoupli la loi Evin en adoptant un amendement distinguant information et publicité sur l'alcool dans le cadre de la loi Macron. Votée en 1991, la loi Evin, qui avait pour but de changer les comportements des citoyens, a obtenu des résultats contrastés.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Atlantico : 24 ans après l'entrée en vigueur de la loi Evin, quel bilan économique et social peut-on en tirer ? A-t-elle atteint ses objectifs concernant la baisse de fumeurs ou la lutte contre l’alcoolisme ? A quel prix ?

Alexandre Delaigue : C’est extrêmement difficile d’en faire le bilan car il est impossible de savoir ce qui se serait passé si elle n’avait pas été votée. On peut toujours regarder d’autres pays mais la comparaison est ardue car là-bas d’autres lois ont été adoptées. Il est toujours compliqué d’estimer les effets précis de ce type de législation. A la fois du point de vue de leurs objectifs, à ce titre la loi Evin visait la réduction du nombre de fumeurs et la lutte contre l'alcoolisme, mais aussi du point de vue de leur impact économique. Est-ce que les ventes de tel ou tel produit ont diminué ? La demande a-t-elle était déplacée vers d’autres biens ? Tout ceci est difficile à mesurer en pratique. D’autant plus que les enjeux sont grands. Résultat, le flou des retombées de la loi conduit les deux bords à exagérer dans leur sens l’impact de la législation. Pour caricaturer, les représentants du lobby du vin en France vont dire que la loi Evin n’a eu aucun effet positif du point de vue sanitaire mais qu’elle a été une catastrophe économique pour eux, de l’autre côté on dira à l’inverse que cette loi a été très efficace pour sauver des vies et que les conséquences économiques sur le secteur ont été très faibles.

Entre les deux, le chercheur a bien du mal à identifier les effets véritables parce que de nombreux facteurs interviennent en même temps pour déterminer la consommation d’alcool et de tabac. Ceux-ci sont difficiles à distinguer du simple impact de réglementation qu’a pu avoir une loi comportementale comme la loi Evin.      

>>> A lire également : Qu'est-ce qu'une loi comportementale ? 

Pour donner un exemple, depuis les débuts de la loi Evin, la consommation de tabac a globalement diminué. Mais si l’on creuse un peu plus on observe que si la consommation de tabac chez les hommes a fortement baissé, celle des femmes a eu, elle, tendance à augmenter. Et il serait absurde de dire que la loi Evin est en cause. Il y a toute une série de facteurs sociaux et culturels qui sont à l’œuvre. Dans ce cas, l’émancipation des femmes peut être une explication.

Globalement, l’image sociale du tabac a beaucoup évolué. Si vous regardez les photos d’opérations chirurgicales dans les années 50, vous tomberez sur des infirmières tenant un cendrier sous le menton du chirurgien qui est en train d’opérer un malade un mégot à la bouche. Aujourd’hui, on n’imaginerait même pas une telle situation. On peut donner aussi l’exemple du cinéma américain où ce sont les méchants qui fument. Cela génère une forme de stigmatisation. En tout cas cela joue sur l’image culturelle de la cigarette. Tous ces facteurs ont un impact sur la consommation du tabac mais il est difficile de le mesurer et d’en distinguer les effets liés à la loi Evin.

D’autres lois ont pour but d’encourager les personnes à changer de comportements à travers des incitations financières. C’est le cas dans le domaine de l’environnement avec des primes à la casse et des bonus-malus ou encore dans le domaine alimentaire de la taxation des boissons sucrées. La fiscalité comportementale est-elle efficace ? A quelles conditions ? A quelles conclusions la recherche économique est-elle arrivée ?

Ce que la recherche économique tend à dire c’est que cette fiscalité comportementale est relativement efficace. Augmenter le prix des taxes sur le tabac réduit la consommation de tabac. L’impact existe mais il est d’ordre mesuré. Il faut une grosse augmentation du prix pour bénéficier d’un petit effet et une baisse de la consommation. L’idée c’est qu’il ne faut pas de demi-mesure. Ainsi, le prix du paquet de cigarettes, qui est passé quasiment en 20 ans d’un euros cinquante à 6 ou 7 euros, a pu avoir un impact sur la baisse du nombre de fumeurs. En définitive, l’utilisation de taxes et d’incitations financières joue sur les comportements. Cela marche aussi dans le domaine de l’environnement avec les taxations des carburants ou le système de bonus-malus sur les véhicules. Toutes ces politiques ont une efficacité.

Le problème c’est qu’elles rencontrent très vite deux contraintes. La première c’est qu’à partir du moment où ça rapporte de l’argent au trésor public, le législateur est face à une contradiction. D’un côté il voudrait bien réduire le comportement négatif mais si ce dernier diminue trop fortement, la taxe va moins rapporter. En quelque sorte, l’objectif de finances publiques entre en conflit avec celui de santé publique. Et cette contradiction fait que les taxes choisies ne sont pas optimales.

L’autre problème c’est que derrière ces lois comportementales, il y a une politique industrielle. Il y a un emploi du tabac en France et on risque de se retrouver dans une situation dans laquelle d’un côté on veut dissuader les gens de fumer et de l’autre il faudra faire face à des plans sociaux dans les entreprises qui fabriquent des cigarettes et chez les agriculteurs qui fabriquent du tabac. Le gouvernement se retrouve ainsi à subventionner la production de tabac dans le cadre de la politique agricole tout en dissuadant la consommation de tabac dans le cadre de la politique de santé. Pour les boissons alcoolisées la question reste la même entre la volonté de sauvegarder l’économie et le patrimoine culturel viticoles et celle de lutter contre l’alcoolisme. Il s’agit là de contradictions dont on ne sort jamais.

Quels types de stratégies d'évitement se développent ? A quel moment ?

A partir d’un certain niveau d’augmentation du prix par des taxes, on commence à observer des mécanismes de substitutions plus ou moins légaux. Dans le cas du tabac, c’est le développement de trafics voire d’une nouvelle criminalité. Des gens vont se mettre à braquer des bureaux de tabac pour voler des cartouches et les revendre ensuite au marché noir. L’achat de paquets de cigarettes à l’étranger, facilité aujourd’hui par internet, entre aussi dans ces stratégies d’évitement. Mais il peut aussi y avoir le développement d’autres formes de consommation comme par exemple celle du tabac à rouler qui est un produit moins taxé que les cigarettes standards. Il est tout aussi envisageable d'imaginer au bout d’un moment le développement d’une production domestique.

On ne peut pas prévoir le moment précis où ces stratégies d’évitement vont commencer à éclore. Par contre plus les mesures vont durer longtemps plus ces mécanismes vont apparaitre. Au bout d’un moment, les gens vont finir par s’adapter et modifier leur comportement. Sur le coup, une forte hausse par exemple des taxes sur les cigarettes va avoir un impact sur le comportement mais à terme, un prix très élevé du tabac va finir par créer le développement de filières de contournement.

Certaines lois comportementales ne sont pas liées à des incitations financières. C’est le cas des messages publicitaires obligatoires dont le fameux "Pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par jour". Ces messages sont-ils efficaces ? Quels sont leurs limites ?

Ces messages sont totalement inefficaces. Ils peuvent même avoir un impact négatif. Imaginez que l’on fasse la publicité d’un produit très sucré et qu’on l’accompagne dans le même temps d’un message sanitaire. On a constaté en marketing que les consommateurs tendent souvent à mélanger les deux messages. Leur raisonnement est de se dire que puisque le ministère de la Santé ajoute un message à ce produit, celui-ci est sain.

Si l’on prend l’exemple d’une publicité pour une pâte à tartiner et qu’on y ajoute un bandeau "Pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par jour", le message sanitaire va déculpabiliser le fait de manger cette pâte à tartiner. Au final, on obtient exactement l’effet inverse de ce que l’on souhaitait. Donc ces messages-là sont d’une très faible efficacité, voire même nuisibles.

Ils sont utilisés parce qu’ils répondent aux caractéristiques de l’action politique moderne qui veut donner l’impression de faire quelque chose sans faire de peine à personne. C’est un peu la solution par défaut. Cela permet de dire qu’une grande campagne a été lancée et donc de donner l’impression qu’on agit. Mais au final, les marques en question ne sont pas vraiment dérangées et l’efficacité est nulle.

Existe-t-il des approches plus efficaces pour modifier les comportements, lesquelles ?

Au-delà de ce qui se fait sur les prix, qui a une efficacité réelle même si elle est limitée, l’approche la plus efficace serait de jouer sur les aspects culturels. Mais sur ce point on n’a pas vraiment connaissance des moyens que l’on pourrait mettre en place pour provoquer de telles évolutions. On sait que certains comportements ne se font plus. Il y a une vingtaine d’années, lorsqu’on était invité, il était considéré comme normal de s’allumer une cigarette à l’intérieur de la maison. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Ces évolutions existent. Elles ont des conséquences concrètes mais il est extrêmement difficile de savoir comment les provoquer au travers de politiques publiques.    

Après, s’il s’agit de tout interdire, il suffit de mettre en place des pénalisations financières excessives… La question est de savoir si l’on veut protéger les individus contre eux même ou simplement éviter que le comportement des gens ait des conséquences négatives sur les autres. Le problème c’est qu’on peut essayer d’améliorer un peu les choses mais il faut être modeste. On ne peut pas envisager que la politique puisse modeler la société comme une pâte malléable. On ne peut pas jouer indéfiniment sur les comportements individuels. Il est possible d’avoir un impact et d’améliorer la situation sanitaire mais il faut s’avoir à un moment s’arrêter et dire que la politique a atteint ses limites. Donc au-delà de se poser la question de ce qui est efficace, il s’agit de savoir où l’on veut mettre la limite.

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