Et si la chute de la natalité était liée à l’état psychologique de la population ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'état dépressif de certaines femmes a-t-elle une influence réelle sur leur tendance à avoir des enfants ?
L'état dépressif de certaines femmes a-t-elle une influence réelle sur leur tendance à avoir des enfants ?
©Philippe HUGUEN / AFP

Dépression rampante

La baisse de la natalité pourrait être imputable à un état de dépression ou d’absence de bien-être, selon la chercheuse Alice Evans du King's College de Londres.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : D’après la chercheuse Alice Evans, il n’est pas impossible que la baisse de la natalité soit imputable à un état, sinon de dépression, d’absence de bien-être. “Si les gens ne sont pas heureux, ils ne voudront peut-être pas avoir d’enfants dans ce monde”, écrit-elle ainsi sur Twitter, après avoir pointé du doigt une possible corrélation entre un haut taux de suicide et un faible taux de natalité en Corée du Sud. Que penser de cette analyse ?

Jean-Paul Mialet : Pour signaler les faiblesses de ce raisonnement, peut-on trouver mieux  qu’un des commentaires relevés sur ce twitter : « En ce cas, les nigérianes doivent être très, très heureuses puisqu’elles ont en moyenne 7 enfants » ? On objectera qu’elles n’ont pas le choix. Sont-elles pour autant malheureuses ? Suicidaires ?

En fait, tout ne s’explique pas par le bonheur, notion complexe qui semble devenu une obsession aujourd’hui alors qu’on y pensait moins hier, et que l’on est bien incapable de définir. Cette affirmation de la chercheuse suppose d’ailleurs l’hypothèse implicite d’une corrélation entre le taux de suicide et le fait de ne pas se sentir heureux dans une population donnée. Un préjugé dont font douter certaines expériences de l’histoire : il est bien connu que pendant les bombardements de Londres, lors de la seconde guerre mondiale, les dépressions avaient disparu ; on sait également que dans les camps de concentration, les déportés ne faisaient pas de dépressions. Dans chacune de ces conditions extrêmes, le taux de suicide était donc sans doute très bas : avait-on affaire à des gens heureux ? Sans aller jusqu’à ces conditions extrêmes,  doit-on rappeler combien les femmes ont dû jusqu’à présent mettre au monde des enfants dans des conditions hasardeuses que l’on ne pouvait pas qualifier d’heureuses. Je me souviens d’une patiente évoquant la naissance de sa seconde fille dans un champ, sous les bombes, pendant l’exode… Si elle n’était pas heureuse, comme on peut l’imaginer, dans cette situation, cette naissance l’avait ravie ! C’est sans doute cette corrélation contestable entre le « bonheur » et la motivation pour procréer qui explique l’absence de résultat des politiques natalistes : les bénéfices matériels donnés aux couples reproducteurs n’ont pas d’effet statistiquement notable pour influencer les naissances. Le confort matériel fait-il le bonheur ? En tous cas, il ne suffit pas à faire des enfants…

Toutefois, la formulation même de l’hypothèse d’Alice Evans suggère des pistes de réflexion. « Si les gens ne sont pas heureux, ils ne voudront pas, etc. »  N’y a-t-il pas quelque chose d’infantile  derrière ce : si on n’a pas, on ne fera pas ! Et là sont posées deux questions, celles du bonheur et celle du désir. Le bonheur est quelque chose que l’on doit avoir : si on ne l’a pas, la faute en tient soit à la collectivité, et on est en droit de lui en vouloir, soit à soi-même et l’on peut s’en vouloir. Et le désir d’enfant, qui était autrefois une motivation tenant de l’assignation de la femme à son rôle maternel et de la bonne fortune des rencontres amoureuses, ce désir est aujourd’hui une volonté : grâce à la maîtrise des naissances, le désir d’enfant ne s’exprime que lorsqu’on le veut, c’est-à-dire, lorsqu’une évaluation de la situation le rend opportun. Le désir d’enfant est devenu raisonné – pour ne pas dire raisonnable.

La chercheuse s’attarde sur les cas de plusieurs nations, comme la Corée du Sud ou la Chine. Cette dernière a d’ores et déjà fait l’objet d’études établissant un lien entre la dépression des femmes et leur tendance à avoir des enfants. Ce lien peut-il aussi être fait en Occident ? Quid de la France en particulier ?

Je n’ai pas connaissance d’un tel lien, et si l’on me le confirmait je ne l’analyserai pas comme Alice Evans. Je le concevrai plutôt comme résultant d’un facteur confondu, comme disent les chercheurs, c’est-à-dire un facteur qui produit à la fois la dépression et l’absence de volonté nataliste.

Faisons un retour sur cette question de bonheur : on a vu que l’idée d’un « devoir » être heureux, d’une injonction au bonheur produisait du ressentiment envers les autres ou du dépit envers soi-même. Ce ne sont pas des sentiments heureux ! Il semble qu’on ait oublié que nous n’étions pas maîtres de tout. Et pas même de notre disposition au bonheur. Une recherche convaincante sur ce thème a montré que les évènements de la vie n’avaient pas d’influence sur l’aptitude à être heureux ou malheureux.

De même, on a vu que l’enfant était aujourd’hui le résultat d’une volonté : hélas, cette volonté ne se manifeste que lorsque le contexte paraît propice - et c’est souvent un peu tard ; et aussi intense soit-elle, cette volonté se heurte aux aléas de la nature que ne peuvent pas toujours contourner les artifices techniques de procréation.

En fait le facteur confondu que j’impliquerai volontiers et dans la dépression et dans la perte de natalité serait ainsi celui-là : en raison des avancées technologiques et de son rationalisme triomphant, le monde contemporain nous donne l’illusion d’être maître de tout et il nous enferme dans des responsabilités qui pèsent lourd sur nos frêles épaules. Nous avons tout entre nos mains : bonheur, enfants, etc… C’est la thèse que défend Alain Ehrenberg dans « La fatigue d’être soi ». Il fait des dépressions du monde moderne une sorte de « burn out » lié à l’effort d’être en permanence au service de soi-même. De fait, être heureux peut rendre bien malheureux quand cela devient une performance et non une grâce ; on peut en dire autant de la naissance d’un enfant. Et au fond, quel est le sens de cette énergie mobilisée sur soi-même : point de départ pour explorer le monde, « soi-même » peut-il en être aussi la finalité ?

En France, en 2020, le taux de fertilité s’établissait à 1,83 enfant par femme en moyenne. Compte tenu de la potentielle corrélation précédemment évoquée, faut-il craindre une chute de celui-ci à l’avenir ? Comment corriger cette situation, selon vous ?

Je n’ai pas la prétention de deviner l’avenir, qui est toujours déroutant et aussi imprévisible que la vie-même. Disons que pour le moment, le tableau est sombre. Ceux qui ne veulent pas d’enfants accumulent des arguments recevables : la planète brûle, la guerre menace, la pollution sévit, la surpopulation guette – que vont devenir nos enfants dans un tel monde ? Certains ont des motifs plus personnels : pourquoi faire un enfant qui me dérangerait dans mon confort et ne me permettrait plus de jouir du moment et de moi-même ?  Il est clair que dans un monde qui ne voit que la maîtrise et la performance, un enfant ne peut être un choix rationnel. Et même ceux qui en font un objectif stratégique, en planifiant au mieux leur projet, sont vite déroutés. L’enfant s’avère animé d’une vie inattendue, son comportement n’est pas celui qu’on attendait, sa personnalité est d’emblée marquée et il faudra l’éduquer en s’y adaptant. Certes, on peut en faire une prouesse, espérer qu’il nous fera réussir par procuration, qu’il accomplira la performance que nous n’avons pas pu atteindre – mais faut-il qu’il en ait les moyens et surtout qu’il s’y prête. Sa liberté propre, son autonomie ne peuvent être conduite sans soustraire un peu de son énergie à ce grand référent qu’est « soi-même ».

Mais c’est précisément là qu’il est d’un grand secours, en nous décentrant de nous-mêmes. L’expression « mettre au monde », ou « donner la vie » est devenu aujourd’hui désuète ; on lui préfère : « faire un enfant ». Mais on ne fabrique pas la vie, on l’accueille. Et si on a les yeux ouverts, on s’en émerveille. Ce mouvement de vie a son sens en lui-même et protège du vide de sens qu’ont de vaines fabrications. Bien sûr, donner la vie n’est pas raisonnable. Mais vivre est-il raisonnable ? Tous les grands déprimés que j’ai connus ont su me convaincre que vivre n’était pas raisonnable, et même tragique : l’aventure se termine toujours mal. Néanmoins, dès qu’ils vont bien, ils retrouvent goût à la vie et apprécient profondément ce qu’ils avaient tant décrié. Je suis aujourd’hui convaincu que la vie est une folie et que le malaise du monde contemporain tient à ce qu’il est devenu trop rationnel, au point de perdre le sens de la vie.

Au fond, notre société moderne est dépressive et elle ne veut plus faire des enfants parce qu’elle ne croit plus qu’en ce qu’elle maîtrise ; or, ce qu’elle maîtrise est matériel et inanimé. Le non désir d’enfant apparait alors comme l’expression suicidaire de cette dépression collective. Dans des sociétés plus dangereuses que les nôtres, nos aïeux ne se préoccupaient pas exagérément de ce qu’il adviendrait de leurs enfants ; ils faisaient confiance à la vie, en s’en remettant le plus souvent à des systèmes de croyance qui leur donnaient un semblant de maîtrise mais les cantonnaient à un rôle humble.

Comment corriger la situation, me demandez-vous ? Je répondrai par un souhait impossible aujourd’hui, qui sera peut être de retour demain : apprendre à vénérer la vie, à  s’y soumettre sans rechigner et la placer plus haut que soi. Remplacer « faire » par « accueillir ». Et découvrir mieux que « soi-même » : ensemble.  

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