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Eric Zemmour, candidat à l'élection présidentielle de 2022, sur le plateau du journal télévisé de TF1, quelques minutes avant son interview.
Eric Zemmour, candidat à l'élection présidentielle de 2022, sur le plateau du journal télévisé de TF1, quelques minutes avant son interview.
©Thomas COEX / POOL / AFP

"Sauver la France"

Eric Zemmour est officiellement candidat à l'élection présidentielle. Dans sa vidéo publiée ce mardi, il dénonce le déni de réalité des élites depuis 40 ans, insiste sur la nécessiter de sauver la France et sur l'importance de la volonté politique. Les Français portent-ils un regard aussi sombre sur le présent et sur l’avenir ? 

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Après des mois d’attente, Éric Zemmour a (enfin) officialisé sa candidature. Candidat hors parti, l’ancien polémiste a choisi la publication d’une vidéo sur internet renvoyant à la France d’antan et à la volonté de retrouver une volonté politique passée. Ce constat pose un questionnement : les Français portent-ils un regard aussi sombre sur le présent et sur l’avenir ? Que disent les enquêtes d’opinion et sociologiques à ce propos ?

Arnaud Benedetti : Les études d’opinion montrent que le sentiment du déclin est très partagé. Une étude que la Revue politique et parlementaire a récemment commandé à l’institut polling vox a confirmé cette perception et sa persistance. Plus de 60 % des Français acquiescent à cette vison d’un déclin en mettant en avant par ailleurs des items de menaces et de risques correspondant au registre matriciel d’Eric Zemmour: l’immigration, l’insécurité, le terrorisme, à côté toutefois du changement climatique, enjeu absent du scope Zemmourien. Zemmour est le produit de ce climat anxiogène, quasi millénariste, sombre. La société française respire l’anomie et le déclassement entre une nostalgie évidente pour une époque où la cohésion, nonobstant des difficultés aussi, cimentait le corps social et notre temps fracturé. La France s’est balkanisée socialement, économiquement, culturellement et cette réalité d’hypertrophie à proportion que le politique apparaît incapable de renouer ou d’assumer avec les fondamentaux de notre imaginaire national. Lorsqu’en 2017, en pleine campagne, Emmanuel Macron affirme qu’il n’existe pas de culture française, il certifie cette incapacité élitaire à reconnaître une singularité qui ferait notre fond commun. Depuis, il essaye en vain de rattraper cette "bourde", mais l’empreinte de sa déclaration initiale continue de peser dans l’inconscient collectif. La force symbolique de Zemmour est de faire accoucher cette part longtemps refoulée, et il le fait sans fard et fioriture. 

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Luc Rouban : Il est clair que l’opinion majoritaire s’affirme bien pessimiste dès lors que l’on interroge les Français sur la situation de la France ou sur l’évolution de la société française. Sans vouloir abuser des chiffres, on peut constater, par exemple avec la dernière vague du Baromètre de la confiance politique du Cevipof, que le sentiment général le plus partagé est la lassitude (40%) suivi par la morosité (27%) et la méfiance (23%). L’accumulation des risques économiques, sanitaires, environnementaux, la présence insistante du Covid-19 font que l’avenir est vu en gris : 40% des enquêtés sont satisfaits de la perspective qui s’ouvre à eux quand ils pensent à ce que l’avenir leur réserve et 19% seulement pensent que leurs enfants auront une vie meilleure que la leur quand ils auront leur âge. Le pessimisme est là, fortement enraciné. Éric Zemmour joue donc sur du velours lorsqu’il dresse un panorama déprimant. Si l’on prend maintenant l’enquête électorale du Cevipof (avec le Monde, la Fondation Jean Jaurès et IPSOS), on voit également que les deux tiers des enquêtés pensent que la société française se détériore au fil des années et en octobre 2021 seuls 21% d’entre eux estimaient que la situation du pays allait s’améliorer. Si on ajoute à cela une critique très majoritaire de la politique d’immigration (63% estiment en moyenne qu’il y a trop d’immigrés en France et 65% que la France doit se fermer davantage en matière migratoire), on peut penser qu’Éric Zemmour se positionne au cœur des préoccupations politiques actuelles des Français. Mais il ne faut pas aller trop vite à cette conclusion car d’autres indicateurs montrent que sa candidature, si elle parle à un électorat potentiel plus diversifié sur le plan social que celui de Marine Le Pen, s’articule principalement autour de la question identitaire. Or la première préoccupation des enquêtés bien avant toutes les autres, qui nourrit ces représentations négatives, tient au pouvoir d’achat (41%) suivi par la détérioration de l’environnement (30%), l’immigration n’arrivant qu’en troisième position (29%). Il va falloir aborder des questions essentielles désormais comme celle de la politique énergétique, de la décarbonation de l’industrie, de l’innovation, autant de sujets sur lesquels Emmanuel Macron a déjà pu se positionner en récupérant lui aussi le gaullisme mais sur le terrain économique en repositionnant l’État comme animateur de grands projets. Et il ne faut évidemment pas oublier la politique sanitaire car le nouveau visage de la mondialisation est celui d’un risque permanent sur la santé des Français qu’il est bien difficile de contrôler même en fermant les frontières. Cette nouvelle situation d’incertitude appelle davantage de cohésion sociale dans un pays comme la France qui en manque cruellement. Insister sur ce qui sépare n’est sans doute pas la solution car les virus se moquent des religions et des cultures.

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Trois instincts puissants se dégagent de cette vidéo, le déni de réalité des élites depuis 40 ans, un désir de sauver la France et non de la réformer et renvoyer ceux qui restreignent la souveraineté des Français. Est-ce qu’Éric Zemmour met le doigt sur des maux sensibles pouvant avoir un vrai écho politique ?

Arnaud Benedetti : Oui, il touche à un nerf sensible qui tourne à une forme de névrose nationale. Il reconvertit cette dernière en énergie politique. C’est en quelque sorte le choix entre le sauveur, lui , Zemmour, l’homme providentiel, postulant messianique à nous faire revenir dans l’histoire au moment où à ses yeux nous risquerions d’en sortir ou une mort programmée, un jour d’après civilisationnel, dans lequel le pays non seulement se diluerait mais serait renversé et asservi. La France qu’il exalte est à ses yeux à un quart d’heure de sa disparition, de son effondrement . Il désigne, en héros schmittien, les responsables qui ont trahi depuis des décennies : les politiques évidemment, mais aussi les clercs et autres leaders d’opinion dont il fait défiler les visages et silhouettes dans sa vidéo. Aucune concession au mainstream, à la différence d’une Marine Le Pen : ainsi avance-t-il , sans se soucier des "élites" qui ont failli. La posture de l’homme providentiel encore une fois consiste à réactiver l’image des grands hommes dont l’histoire nationale est prodigue et traduit la dynamique créatrice, la mythologie du sursaut qui constitue un élément-moteur du récit national.

Luc Rouban : Il est vrai que son propos, à défaut d’offrir un programme d’action, touche à des questions que l’on voit bien mises en évidence depuis la crise des Gilets jaunes et notamment le décalage entre la réalité quotidienne vécue par les Français et le discours du personnel politique. Cette crise a vu non pas se confronter des forces de gauche contre le patronat mais des Français aux profils très variés qui dénonçaient une situation contrainte (le fait de devoir parcourir de nombreux kilomètres en voiture, de ne plus disposer de services publics ou privés - comme la médecine - de proximité, etc.) et qui en rendaient l’État responsable, tout cela dans le cadre d’une méfiance générale à l’égard d’une élite politique noyant à leurs yeux le poisson dans l’eau en se cachant derrière des formules abstraites ou des postures d’indifférence profonde. Comme je l’ai montré dans la Matière noire de la démocratie, on est ici dans le choc de deux anthropologies politiques : d’un côté celle des institutions de la démocratie représentative, des élus, des procédures, de la complexité et de l’autre, celle de la réalité charnelle des heures d’attente dans les couloirs d’un hôpital, de l’usure psychologique que créent un travail mal payé et peu reconnu ou des voyages dans des transports en commun rares et mal commodes. À  l’intellectuation du monde et aux catégorisations statistiques s’opposent de plus en plus un ressenti, l’envers du décor, la prise de parole anarchique et souvent violente de laissés pour compte qui n’ont pas de véritables porte-parole, la déstructuration de l’idée même de représentation. Éric Zemmour active donc ce malaise démocratique mais ne s’inscrit pas dans la perspective populiste du RN. Il attaque moins l’ensemble des catégories supérieures et des élites que la partie « intellectuelle » de ces dernières, désignant dans son clip les journalistes, quelques sociologues de gauche ou animateurs de médias. Son combat reste sur le terrain intellectuel et c’est sans doute une faiblesse car ce combat ne parle qu’assez peu aux catégories populaires qui aimeraient sans doute davantage sortir des joutes oratoires de CNews et voir plus concrètement ce qu’il entend faire pour améliorer leur situation. En effet, sur le fond, Éric Zemmour dénonce le sentiment d’aliénation des Français, qui est confirmé par les enquêtes, mais ne propose rien qui puisse se faire dans le cadre constitutionnel actuel. L’ennemi numéro 1 d’Éric Zemmour c’est le réalisme et c’est là que Marine Le Pen comme le ou la candidat(e) LR l’attendent au tournant.

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Après avoir annoncé le lancement officiel de sa campagne sur les réseaux sociaux, Éric Zemmour s’est aussi prêté à l’exercice plus classique du JT de 20h de TF1. Que pensez-vous de cette stratégie et de la réussite des deux exercices ?

Arnaud Benedetti : Il s’agissait de combiner la désintermediation dans un exercice néanmoins parfaitement contrôlé et l’intermédiation dans le cadre d’une interview lors d’un Jt de grande écoute. La séquence avait sa cohérence, elle était pensée comme un tout dont l’objectif était d’user d’un support "post-moderne" comme YouTube mais par l’usage d’un récit de facture très classique dans sa visualisation et dans son contenu tout en se prêtant à l’exercice-roi de la communication politique, l’interview télévisée. Autant le premier format est parvenu à susciter un effet de surprise, que l’on apprécie ou pas, autant la confrontation avec Gilles Bouleau sur TF1 s’est avérée plus délicate, voire laborieuse. Eric Zemmour en s’en prenant à son intervieweur après sa prestation a voulu encore une fois démontrer qu’il n’entendait pas à se plier aux injonctions de ce qu’il considère être révélateur d’un "système", expression des élites dans lequel il range aussi les journalistes. C’est un choix, un parti pris ; reste à savoir si la stratégie de l’affrontement, du clivage ne nuit pas à terme à sa candidature dans une élection où il faut être en mesure aussi, le moment venu, d’être en capacité d’élargir sa base initiale de sympathisants..

Selon un sondage Harris Interactive, 67% de Français sont inquiets par l'idée d'un grand remplacement, mais sont-ils autant dans la nostalgie du passé tel que le décrit le nouveau candidat déclaré à la Présidentielle ?

Luc Rouban : La volonté d’Éric Zemmour de mobiliser le registre historique dans une posture gaullienne le conduit à jouer de la nostalgie et à mythifier un passé qui n’était peut-être pas aussi agréable ou paisible que cela car le passé des années 1960 qui est mis en avant dans son clip de campagne c’est aussi celui des conflits sociaux, d’une confrontation idéologique forte entre la droite et la gauche, de la guerre froide, du traumatisme de la guerre d’Algérie, d’une relégation des femmes à un rôle second, d’une fermeture sociale de l’université, du tabagisme, d’un téléphone que ne fonctionnait pas et d’une télévision en noir et blanc en basse définition avec des informations contrôlées par le ministère de l’Intérieur. On pourrait donc tout autant dresser la liste de tout ce qui a été amélioré depuis et souligner le fait que malgré la mondialisation la France a su garder son identité précisément à travers un travail de mémoire et sa capacité à se remettre en cause, ce qui est toujours le signe d’une véritable réactivité que l’on ne trouve pas nécessairement dans les autres pays. Les Français regrettent sans doute davantage le plein emploi tout comme la possibilité pour l’État de contrôler ses frontières et pour la France de s’imposer sur la scène internationale comme une grande puissance nucléaire avec laquelle il fallait compter, rôle qu’elle n’a pas complètement perdu mais qui s’est tout de même amenuisé. Cela étant, on ne fait pas l’avenir en reconstituant le passé. La France, ce n’est pas le Puy du Fou. Car, pour paraphraser Léo Ferré : « la nostalgie, c’est comme l’opium, faut pas en abuser, ça intoxique ».

Éric Zemmour a choisi comme thème de campagne l’angle civilisationnel, mais est-ce le seul thème qui intéresse les Français ? Cela est-il suffisant pour construire une campagne ?

Arnaud Benedetti : Non ce n’est pas suffisant même s’il ne faut pas négliger la performativité de cet angle qui nourrit profondément depuis des années notre dépression collective. Le sentiment d’avoir perdu quelque chose d’essentiel, qu’il convient d’en revenir à une sorte d’âge d’or, autre registre mythologique avec celui de l’homme providentiel particulièrement efficient, est très prégnant. Mais il faut noter que pour Zemmour les autres enjeux existent (le pouvoir d’achat, etc) mais qu’ils ressortent tous d’une même matrice pour une grande part : la question migratoire. Il reprend à son compte le lepenisme des origines. Mais il lui faudra nécessairement élargir sa grille de lecture, sauf à prendre le risque d’être l’homme exclusif d’un enjeu exclusif. C’est maintenant que la campagne commence... 

Luc Rouban : Non, il ne suffit pas en effet de proposer une candidature de témoignage ou d’incarnation sur le seul terrain culturel. Il faut offrir un ensemble complet de propositions économiques et sociales mais aussi préparer un futur gouvernement et savoir comment faire émerger une majorité présidentielle à l’Assemblée nationale. Il faut rassurer et inscrire son action dans la durée. Il faut donc mettre en place des relais d’opinion pour la campagne comme des relais d’action pour les projets que l’on veut lancer et donc nouer de bons rapports avec les élus locaux, les syndicats, le patronat, l’Union européenne. C’est tout un travail d’équipe qui vient sanctionner des années d’investissement dans la vie politique. Éric Zemmour joue la carte du héros solitaire mais même le général de Gaulle avait un passé politique et public très riche en 1958 tout comme Bonaparte en 1799 lorsqu’il devient Premier consul. Et avec une vraie connaissance du terrain.

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