Vladimir Poutine face à une menace intérieure grandissante <!-- --> | Atlantico.fr
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Le régime poutinien est issu de l’osmose entre les deux forces structurées ayant survécu à l’effondrement de l’URSS, les services spéciaux et les organisations criminelles.
Le régime poutinien est issu de l’osmose entre les deux forces structurées ayant survécu à l’effondrement de l’URSS, les services spéciaux et les organisations criminelles.
©KHALED DESOUKI / AFP

Conflit interne

En Russie, les rivalités au sommet s’aiguisent entre piliers du régimes et groupes criminels qui y sont associés, notamment entre le chef d’état-major de l’armée et le patron du groupe Wagner

Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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Atlantico : Au sommet de l’État, les querelles entre les piliers du régime et les groupes criminels associés ne s’arrêtent pas. Dernier exemple en date, un différend entre Evgueni Prigojine et Valery Gerasimov. Que se passe-t-il exactement ? Assistons-nous à un pic des tensions ? - Dans les sphères du pouvoir, on assiste à l'apparition d’hommes “charismatiques” comme Prigojine ou Kadyrov. Plus récemment, de nouvelles personnalités sont apparues, avec la libération par les Américains du trafiquant d’armes Viktor Bout, mais aussi Armen Sarkissian, un baron du crime organisé dans le Donbass. Assiste-t-on à la création d’une concurrence au sein de structures criminelles ? Quelles peuvent en être les conséquences ? 

Françoise Thom : Il s’agit d’un phénomène fort intéressant qu’il faut suivre attentivement. Le régime poutinien est issu de l’osmose entre les deux forces structurées ayant survécu à l’effondrement de l’URSS, les services spéciaux et les organisations criminelles. Aujourd’hui, quand ce régime entre en crise, Poutine se tourne de plus en plus vers la pègre – au risque de s’aliéner l’appareil d’État, y compris l’armée régulière, qui n’apprécient nullement les entorses à l’étiquette bureaucratique se multipliant ces dernières semaines. Imaginez Guerasimov, le chef de l’état-major, violemment pris à partie et insulté de façon obscène par les repris de justice du groupe Wagner - et ceci diffusé en vidéo par GreyZone, la chaîne Telegram de Wagner ! Le prétexte de l’algarade est également significatif. Les hommes de Wagner se plaignent du manque de munitions, dont ils accusent Guerasimov. Les accrochages ne sont pas rares entre les différentes forces armées russes déployées en Ukraine . De son côté Guirkine a refait surface après une brève éclipse et se livre à des attaques au vitriol contre Choïgou et Guerasimov, tout en épargnant Poutine. Les règlements de compte auxquels nous assistons montrent que Poutine et son cercle sont en train de prendre conscience de leur échec en Ukraine. Les écrits des blogueurs militaires laissent entendre que les Russes n’espèrent plus prendre Bakhmout dans sa totalité : dans le meilleur des cas ils contrôleront la partie orientale de la ville. Pour Poutine il s’agit maintenant de désigner des boucs émissaires. Le chef d’état-major et les généraux sont donc en sursis. On peut également s’attendre à voir des têtes tomber au sein du complexe militaro-industriel.  Après une réunion de Poutine avec les responsables de l’industrie de guerre le 20 septembre, Anatoli Guerachtchenko, ancien directeur de l’Institut d’Aviation, se tue  dans une chute d’escalier le 22 septembre. Après une réunion de Poutine avec les responsables de l’industrie de guerre le 10 novembre, trois personnalités liées à ce secteur  ont trouvé une mort subite : Alexandre Bouzakov, le directeur de la compagnie « Chantiers de l’amirauté » responsable de la production des sous-marins et des navires porteurs des missiles Kalibr, mort d’une crise cardiaque le 24 décembre ; le lendemain trépasse « subitement » Alexeï Maslov, l’ancien commandant en chef de l’armée de terre, détaché à Ouralwagonzavod, où sont produits  les chars et les véhicules blindés. Le 28 décembre c’est au tour de Vladimir Nesterov, le créateur du missile « Angara ».

La Russie est-elle trop focalisée sur les menaces extérieures ? Des organisations intérieures pourraient-elles se former et menacer le Kremlin ? 

Françoise Thom : A force de combattre des menaces imaginaires Poutine finit pas réaliser ce qu’il prétendait empêcher : l’élargissement de l’OTAN, la militarisation de l’Ukraine et son intégration dans le bloc occidental etc... La Russie est surtout menacée par l’anarchie, l’éclatement de la « verticale du pouvoir » en une multitude de noyaux autonomes constitués de siloviki alliés aux truands, le pullulement des formations paramilitaires échappant à tout contrôle, la libération de criminels endurcis et armés. Poutine qui s’était vanté au début de son règne d’imposer « la dictature de la loi » et la « stabilité », est en train d’acheminer la Russie vers un « temps de troubles ». Les Occidentaux ont donc tort de vouloir différer la chute du dictateur en freinant la livraison d’armements offensifs à l’Ukraine : plus il restera longtemps au pouvoir, plus grands seront les dégâts commis et plus la Russie aura du mal à remonter la pente. 

Certains observateurs comparent Vladimir Poutine à Napoléon III. Cette comparaison a-t-elle du sens ? Vladimir Poutine, et la Russie au sens large, pourraient-ils subir le même sort que Napoléon III et la fin du Second Empire ? In fine, la démocratie pourrait-elle un jour émerger en Russie ? 

Françoise Thom : La comparaison me semble fort injuste pour Napoléon III. Sur bien des points il se situe aux antipodes de Poutine. Venu au pouvoir grâce un coup d’État, il instaure un régime autoritaire, mais va progressivement mettre en œuvre des mesures libérales, abolissant la censure, proclamant une amnistie générale,  autorisant le droit de réunion et les débats parlementaires, accordant au Corps législatif l’initiative des lois et le droit d’interpellation : Poutine a fait l’inverse, il n’a cessé de dépouiller les Russes des libertés héritées de la période Eltsine. Napoléon III ne voulait pas de la guerre avec la Prusse. « Napoléon III, triste, pacifique, ne cachait pas son opinion : il croyait [cette guerre] non seulement inopportune, mais périlleuse », rapporte Maxime du Camp, un témoin de ces jours dramatiques. La guerre est imposée à l’empereur par une opinion que les passions nationalistes chauffent à blanc et par une Chambre incapable de résister à cette pression. On a vu que dans le cas de Poutine l’inverse a eu lieu : il a imposé la guerre contre l’Ukraine sans consulter son gouvernement ni la Douma, ni même la plupart de ses proches, et placé le pays devant le fait accompli. Le seul point commun aux deux situations est l’incompétence, la présomption et la légèreté des militaires. La France est prête, « pas un bouton de guêtre à acheter », s’exclame le maréchal Leboeuf. Maxime du Camp rapporte les propos du général D.,  rencontré le 29 juillet 1870: « une bataille, puis une promenade militaire jusqu’à Berlin ; en se hâtant un peu on y arriverait pour célébrer le 15 août, qui est la fête de l’Empereur ». Du côté russe les militaires escomptaient prendre Kiev en trois jours.

Les défaites militaires ont toujours été salutaires en Russie, car elles ont fait prendre conscience aux autocrates des inconvénients de l’arriération de la société indissociable du régime autocratique. C’est ainsi que le tsar Alexandre II s’est décidé à abolir le servage après la défaite de la guerre de Crimée, et le tsar Nicolas II a fait les premiers pas vers le parlementarisme après la défaite dans la guerre russo-japonaise. Il faut espérer que les revers essuyés en Ukraine auront un effet similaire, mais n’oublions pas que les conditions sont aujourd’hui bien pires que dans la Russie des tsars. Poutine a fait de la scène politique un désert, les libéraux ont été systématiquement éradiqués pendant 20 ans et le pays soumis à un ensauvagement moral et intellectuel dont il aura du mal à se remettre.

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