Données personnelles sur Internet : ces consentements faussement libres qu’on nous extorque<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Données personnelles sur Internet : ces consentements faussement libres qu’on nous extorque
©Pixabay

Vie privée ? Oubliez

Les entreprises, grâce aux données personnelles que vous leur transmettez en connaissent plus sur vous que votre conjoint. Le font-elle avec votre consentement ? Oui. Ce consentement était-il libre et éclairé ? Rien n'est moins sûr.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

Voir la bio »

Atlantico : Peut-on vraiment parler d'un consentement libre et éclairé lorsqu'il s'agit d’agréer aux conditions d’utilisation et de partage de nos données personnelles sur internet ? Et surtout, lorsque l'on sait que lesdites « conditions » sont plus longues à lire qu’un épais grimoire antique, à l’image par exemple du service « Itunes »  de la firme Apple? Ne devrait-on pas plutôt parler de « consentement prisonnier », confinant finalement à une forme de « servitude volontaire » ?  

Franck Decloquement : Par quels mécanismes psychologiques étranges, les individus attribuent-ils à leur « libre arbitre », des comportements qui sont en fait déterminés par des pressions sociales ou commerciales labiles ? Toutes ces interrogations sur la « soumission librement consentie » ont été de très longue date expérimentées puis explicitées par les brillants théoriciens de la psychologie sociale. Au nombre desquels l’indispensable duo Français, Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joules, avec leurs études sur « la psychologie de l’engagement ». Ou encore, l’un des maitres en la matière, l’excellent psychologue social américain Robert B. Cialdini. Plus récemment encore, et dans le même ordre d’idées, les mécanismes d’orchestration de la rumeur qui défient souvent notre entendement ont été parfaitement explicités dans un registre proche par l’expert Laurent Gaildraud dans son livre du même nom. Je renvoie d’ailleurs nos lecteurs plus particulièrement intéressés par ces sujets non conventionnels passionnant, à la redécouverte indispensable de leurs ouvrages emblématiques.

Des livres qui passent également en revue un grand nombre des principales théories et expériences de la psychologie sociale. L’un des meilleurs restant selon moi l’excellent « traité de la servitude libérale / analyse de la soumission » de Jean-Léon Beauvois datant de 1994. Tous les effets narrés dans ces ouvrages sont évidemment démultipliés de nos jours par l’hybridation récente des dernières trouvailles expérimentales d’essence numérique et neuroscientifiques. Par définition pourrions-nous dire, afin de résumer simplement cette affaire, le « consentement » qui nous est quémandé par les organisations de tous poils ou les firmes multinationales à des fins commerciales ou marketing, est censé découler d’un choix initialement « libre et éclairé » de notre part. Faudrait-il encore pour ce faire qu’il soit une résultante véritable de notre libre arbitre, alors que rien n’est moins sûr. Pour le dire autrement : ou dire « non » resterait une option « envisageable » et « mobilisable » à tout moment par chacun de nous, à l’issue d’un simple examen de conscience. Hors dans les faits, ce n’est que très rarement le cas naturellement, puisque à une réponse négative de notre part correspond immédiatement une sanction / privation / suppression des services « appâts » proposés à nos intellects par leurs fournisseurs. Services bien évidemment addictifs sur le plan cognitif, et conçus comme tels, afin de les rendre parfaitement indispensables à nos psychismes postmodernes.

C’est d’ailleurs ce qu’ont récemment dénoncé d’anciens cadres du secteur des high-tech. À l’image de Chamath Palihapitiya qui a décidé de prendre ses distances avec l’usage délétère des réseaux sociaux par les firmes. Déconseillant même à ses propres enfants d'aller sur le site Facebook fondé par Mark Zuckerberg, car ils « sapent les fondamentaux du comportement des gens ». Pour mémoire, la presse rapportait d’ailleurs en décembre 2017, sous la plume de la journaliste Laure-Hélène de Vriendt, qu’à l’occasion d'un débat organisé à la Stanford Graduate School of Business, l'homme d'affaires avait exprimé le fond de sa pensée sur son ancien employeur : « Je pense que nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social », avait-il expliqué dans une diatribe vidéo relayée par le site The Verge. « Il n'y a pas de discours citoyen, pas d'entraide, il y a de la désinformation », continuait de clamer Chamath Palihapitiya, souhaitant par là même alerter les utilisateurs réguliers : « Vous ne le comprenez pas, mais vous êtes programmés (...) Et maintenant c'est à vous de décider ce que vous voulez abandonner, à quel point vous êtes prêt à renoncer à votre indépendance intellectuelle ». Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu'un ancien employé de Facebook fustigeait ce réseau social, ainsi que ses concurrents. Début novembre de la même année, l'ancien président de Facebook Sean Parker, s'était aussi alarmé sur le site Axios des conséquences de Facebook sur les psychés individuelles : « Dieu seul sait ce qu'ils font aux cerveaux de nos enfants ». Le message était clair en l’occurrence.

Que valent les lois européennes de protection de nos données, lorsque ces mêmes données sont transmises à des entreprises tierces qui se situent en dehors de l'UE ?

De notre point de vue, l’Europe semble avoir pris la mesure des problèmes considérés et des débordements induits en matière de protection des données personnelles, par la toute des firmes américaines. Les dernières lois en passe d’application le démontrent sans ambages. Toutefois, dans la perspective d’un mode d’exercice démocratique du pouvoir, et bien au-delà des lois que vous évoquez, on pourrait dignement s’interroger comme l’on fait les grands spécialistes de la psychologie sociale, sur les ressorts véritables de cette idéologie consuméristes d’inspiration libérale qui conduit subrepticement les individus à considérer une certaine forme d’asservissement comme l’expression la plus achevée de leur liberté individuelle. D’autant plus quand de nombreux internautes acceptent de remplir en toute connaissance de cause, des formulaires particulièrement abusifs en matière de vie privée.

La nouveauté dans cette affaire est peut-être que l'économie comportementale est désormais en mesure d'expliquer les modalités de ces choix douteux. Nous avons ici affaire à une forme orchestrée « d’alternative illusoire ». On retrouve d’ailleurs l’utilisation positiviste par les grandes firmes de cette ingénierie comportementale, agissant cette fois sur nos perceptions à des fins naturellement mercantiles, dans l’application des préceptes du « Nudge marketing ». Une approche délétère visant à changer efficacement les comportements individuels et collectifs, en activant « les bons leviers » qui inciteront les individus visés à agir dans le sens attendu par les marketeurs, les publicitaires, les décideurs politiques et autres dirigeants d’organisations publiques. Autrement dit, d’induire des comportements « bénéfiques » ou prétendus tels, par un effet « coup de pouce » : ‘Nudge’ en Anglais. Des méthodes d’essence discrètes en capacité de provoquer des changements majeurs dans nos comportements.

Et tout cela, sous le seuil de nos consciences individuelles bien entendu. Rappelons pour la petite histoire que Richard H. Thaler, un économiste américain de renom à l'Université de Chicago ; coauteur par ailleurs avec Cass R. Sunstein du livre « Nudge, la méthode pour inspirer la bonne décision » ; et connu surtout comme théoricien de la finance comportementale, a très récemment reçu le prix Nobel de l'Académie de Stockholm pour avoir découvert cela. Longtemps les sciences économiques ont considéré l'homme tel qu'il devrait être : rationnel, parfaitement informé, maître de lui-même et de ses propres intérêts… Ce que nombreux ont appelé « l'Homo oeconomicus ». Mais on sait désormais qu’il s’agit d’une fiction théorique. La réalité est tout autre : l'homme de la rue – nous tous, vous et moi – avons une « rationalité limitée », des préférences sociales biaisées et sommes affectés d’un manque total de contrôle de soi.

Or, pour transformer nos habitudes imprévisibles « en quête d’un monde meilleur », il est possible d’intervenir par des coups de pouce répétés d’apparence mineure, sur des facteurs clefs. Et de modifier ainsi substantiellement les ressorts de nos prises de décisions fâcheuses dans le sens d’une résolution collective espérée par des tiers manipulateurs, mais à des fins positives cette fois. Il s’agit en réalité d’une véritable arme silencieuse d’essence comportementale. Et son champ d’application est énorme dans le contexte de la révolution digitale en cours. Selon plusieurs articles de Mediapart parus durant la campagne présidentielle, les principes du ‘Nudge’ auraient d’ailleurs inspiré les équipes du candidat Emmanuel Macron, au moment de la construction de son mouvement ‘En Marche’ ! « Appliqué à la politique, le ‘Nudge’ permet d’obtenir satisfaction et adhésion en étant toujours disponible, à l’écoute », résumait alors Mediapart. Il en aurait été de même avec Barak Obama, mais avec l’adjonction des apports inestimables en matière de cadrage du discours politique, du spécialiste en linguistique et fondateur du champ des sciences cognitives, George Lakoff.

Quelles solutions restent-ils aux utilisateurs qui veulent garder le contrôle sur leurs données ? N'est-il pas déjà trop tard pour adopter des modes de consommations de l'internet conservatoires, qui soient plus « sains », si les entreprises géantes du net disposent d’ores et déjà de toutes nos données personnelles dans leurs soutes ?

Autrement-dit, nous faut-il d’ores et déjà renoncer à la pleine maîtrise de la circulation de nos données personnelle sur la toile ? Des données qui traversent tous les jours d’innombrables dédales à travers les différents écosystèmes numériques que tous les acteurs du marché pillent sans vergogne, peu ou prou ? Dans un futur proche, le RGPD devrait sensiblement modifier la donne. Pour autant, la surveillance est clairement généralisée et massive. Nos données n’ont jamais été aussi soigneusement collectées, classées, organisées et revendues. Les internautes anxieux qui ont d’ailleurs fait le test sur leurs ordinateurs de l’application ‘Lightbeam’ du navigateur Firefox, ont ainsi pu visualiser le transite de leurs informations personnelles.

Ceci, au fur et à mesure de leurs pérégrinations sur la toile mondiale. Et l’expérience est assez vertigineuse au demeurant pour les âmes sensibles… C’est en substance ce que rapporte dans ‘Le Temps’, la journaliste Catherine Frammery dans sa dernière enquête. Cette application démontre très vite que plus d’une centaine de sites partenaires et régies publicitaires sont instantanément informées de leurs différentes visites, le plus souvent en temps réel, et ont obtenu de surcroit de nouvelles données personnelles fraiches au passage. Et ceci, sans la moindre demande de consentement associé… Les spécialistes reconnaissent que la quantité et la qualité des informations aspirées dépendent de la nature intrusive des sites traversés rapporte la journaliste. De l’identification de nos adresses IP à notre géolocalisation, de nos différentes adresses mail à nos centres d’intérêt spécifiques, de nos réseaux d’amis jusqu’aux informations que ceux-ci détiennent et diffusent sur nous, du trajet de notre souris sur nos écrans au temps passé sur certaines parties des pages web visitées, chacun de nos mouvements sont épiés et décortiqués par des régies qui commercialisent un « retargeting » opportun à destination de leurs clients, qui renvoient en miroir sur les pages que nous consultons tous, ces fameuses publicités sur les produits censées nous intéresser, au hasard de nos multiples pérégrinations numériques. Le constat est cruel. « Le prix de la gratuité » conclue amèrement la journaliste Catherine Frammery.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !