De quoi la gifle donnée à Emmanuel Macron est-elle vraiment le nom ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Le président français Emmanuel Macron s'exprime lors de sa visite de l'école hôtelière de Tain-l'Hermitage, le 8 juin 2021, dans la Drôme.
Le président français Emmanuel Macron s'exprime lors de sa visite de l'école hôtelière de Tain-l'Hermitage, le 8 juin 2021, dans la Drôme.
©PHILIPPE DESMAZES / POOL / AFP

Tain-l'Hermitage

En déplacement à Tain-l'Hermitage, Emmanuel Macron est allé saluer quelques personnes en marge de sa visite d'un lycée hôtelier. Lors de cette visite, un individu l'a saisi par l'avant-bras et lui a asséné une gifle en criant "Montjoie Saint-Denis !" et "A bas la Macronie !". Ce dernier aurait participé à plusieurs manifestations de Gilets Jaunes. Un symbole des blocages des politiques et de la volonté de manifester sa colère au pouvoir en place ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Olivier Abel

Olivier Abel

Olivier Abel est professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie-Montpellier. Il a été élève de Paul Ricoeur et Emmanuel Levinas. Il a écrit plusieurs ouvrages dont les derniers sont : Pierre Bayle, Les paradoxes politiques, Paris, Michalon, 2017, et  Le Vertige de L'Europe, Genève, Labor et Fides, 2019.

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Atlantico : Qu'est-ce que nous dit symboliquement le fait de gifler un détenteur du pouvoir comme le président de la République ? 

Olivier Abel : Il faut d’abord remarquer que le geste est accompagné d’un cri royaliste, ce qui suggère une atteinte au Corps du Roi, au président de la République comme Représentant de l’unité du corps social. C’est un geste voulu comme le meurtre symbolique d’un faux roi, comme des ligueurs fanatiques jadis ont pu assassiner Henri III et Henri IV. On est alors captif de cette problématique « royale » d’un président sacralisé. Mais dans les mentalités dominantes de la France d’aujourd’hui je propose d’interpréter la chose tout autrement, comme un geste plutôt anarchiste : cette sensibilité considère toute institution, dans sa verticalité, comme humiliante. L’anarchisme est foncièrement le fait de la révolte contre le Père, et il exulte quand la statue d’un chef est déboulonnée et chute. Pour un anarchiste, les institutions de la démocratie représentative bourgeoise sont humiliantes. Il existe des anarchismes plus conséquents, mais à vrai dire cet anarchisme là est encore une forme de royalisme en creux : c’est qu’on attend tout du roi, et finalement qu’on l’idéalise et qu’on le sacralise encore. L’histoire des mentalités est lourde, et je pense que nous ne sommes pas encore sortis de ce paradigme royal, qui a déjà fait tant de mal à notre pays.

Peut-on expliquer cette gifle par la colère que suscite Emmanuel Macron dans tout une partie de la population ? D'où vient cette colère ?

Christophe Bouillaud : Probablement, s’il s’agit bien d’un geste auquel son auteur donne une valeur politique – ce qui reste à vérifier -, cet incident correspond à l’expression d’une des colères que peut susciter Emmanuel Macron. Il n’y a pas en effet dans la société française une seule colère, mais des colères, qui correspondent à des griefs à l’encontre, soit de la personne d’Emmanuel Macron, soit des politiques menées sous son autorité, colères qui existent à la fois à sa droite et à sa gauche. Or, s’il est vrai que la personne qui a giflé le Président a utilisé les mots de « Montjoie Saint Denis », il ne fait guère de doute que cette dernière est inspirée par une colère marquée très à droite. Je vois en effet très mal un militant ou un sympathisant d’extrême gauche utiliser la formule d’usage si rare dont les médias imputent l’usage à l’agresseur. Une personne totalement ignorante en politique ne l’aurait pas utilisée non plus.  Du coup, probablement, la colère de cet individu, qui l’a motivé pour avoir la volonté de cette transgression – qui lui vaudra sans aucun doute possible les foudres de la loi -, est  liée aux thèmes habituels dans ce camp politique : l’immigration, le supposé « Grand remplacement », le terrorisme islamiste, l’insécurité. Le Président de la République est d’autant moins épargné qu’il apparait pour ce camp  comme à la tête du « Système ». D’autres colères existent, qui se classent plutôt à gauche ou à l’extrême-gauche, mais, en l’occurrence, cela ne semble pas être le cas en l’espèce.

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La colère, telle qu’elle s’exprime à l’extrême-droite, tient largement au sentiment que le Rassemblement national (RN) ne sera jamais capable d’arriver au pouvoir. Il semble en effet piétiner depuis des lustres. Rappelons que Jean-Marie Le Pen a été au second tour de l’élection présidentielle en 2002, soit il y a près de deux décennies. Il faut donc agir avant qu’il ne soit trop tard, puisque ces personnes vivent dans l’impression d’un écroulement imminent de la civilisation française sous le coup de l’immigration et de l’islamisation. Cela correspond aussi, dans une forme bien plus politique que ce geste, à l’attitude de ce qu’on appelle « la droite hors les murs » qui dit penser à un dépassement du RN, ce qui est d’abord une façon de critiquer Marine Le Pen. Cela peut correspondre aussi aux bruits qui courent sur une volonté d’Eric Zemmour de se présenter lui-même à la Présidentielle, là encore une façon de mettre la dite Marine Le Pen sur la touche.

Par ailleurs, s’il est vrai que l’agresseur du Président a aussi participé à certaines manifestations des Gilets jaunes, cela renvoie à une colère à fond plus général, plus social, et probablement à une défiance radicale sur tous les sujets vis-à-vis des élites en place, dont, bien évidemment, Macron représente la quintessence, par son parcours, par sa politique, par sa façon d’être. 

Peut-on voir dans cet acte une réaction à un sentiment d'humiliation pour se venger d'un pouvoir ? D'où peut prévenir ce sentiment ?

Olivier Abel : Avant tout je voudrais dire qu’il faudrait surtout ne pas en parler, ne pas trop réagir. Au temps des réseaux et du direct nous sommes une société ultra-sensible, il n’y a plus aucun « différé ». La réaction de Macron me semble avoir été la bonne : c’est tout juste si, comme Tintin, il ne s’est pas baissé pour ne pas recevoir la gifle, ce qui demande une certaine souplesse morale ! Nous sommes dans un temps du ressentiment, et de la montée des colères et des ressentiments. Mais vous avez raison, et je prépare depuis quelques mois un livre à ce sujet : nous sommes une société ultra sensible aux inégalités et aux violences, mais très insensible aux humiliations. Je proposerais volontiers cette hypothèse que c’est l’humiliation qui empoisonne les inégalités et les violences, et que nous sommes dans une société à bien des égards très humiliante, dont les institutions mêmes sont souvent humiliantes. Malheur au policier tombé aux mains de manifestants : ils s’acharneront d’autant plus sur lui qu’ils ne verront plus la personne mais seulement la fonction humiliante, la « scène » de leur humiliation imaginaire ou réelle, qu’ils peuvent enfin humilier et piétiner. C’est valable aussi pour les politiques, les pompiers, le service public : ceux qui s’étaient engagés, de manière souvent vocationnelle, pour servir le bien commun, protéger les faibles, prodiguer des soins, faire progresser le savoir et le droit, se retrouvent en butte au ressentiment et à la haine accumulées, qui vient se déchaîner sur le « maillon faible ».

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La représentativité de Macron n'est-elle pas en cause, au sens où il promettait d'incarner le changement, mais que ce changement semble bien éloigné de celui voulu par la population ?

Christophe Bouillaud : Il ne faut pas trop surinterpréter un geste. Il y a toujours eu des extrémistes. Quel que soit le Président en place, il y a eu toujours des personnes prêtes si l’occasion s’en présente à en découdre. Les services de sécurité sont là pour que ce genre d’incident ne se produise pas.

Par contre, il est vrai que, depuis son élection, Emmanuel Macron vit sur une double ambiguïté. D’une part, il a promis le changement, mais, en même temps, pour qui savait déchiffrer son programme et qui savait observer les personnes qui se ralliaient à lui, il était dans l’exacte continuité des politiques économiques et sociales que les élites économiques et administratives les plus néo-libérales du pays essayaient de mettre en œuvre, avec plus ou moins de succès, depuis l’époque de Raymond Barre. Le changement promis était en fait une continuité, ou, tout au moins, une accélération de la même chose. D’autre part, ce changement, pour ceux qui avaient bien compris de quoi il s’agissait, n’est en réalité soutenu que par une toute petite minorité des électeurs. Selon un collègue grenoblois, Antoine Bristelle, qui s’est plongé dans les sondages disponibles, c’est au plus 6% des électeurs du premier tour de 2017 qui voulaient de ce changement-là, en défalquant du score du premier tour d’Emmanuel Macron tous les électeurs par résignation ou par calcul. Mais Emmanuel Macron fait depuis son élection de 2017 comme s’il avait été alors soutenu par une vaste majorité d’électeurs, il confond depuis à dessein sa victoire du second tour, avec un soutien plein et entier à toute sa politique. De fait, refuser Marine Le Pen comme Présidente ne voulait pas dire pour la plupart des électeurs de 2017 endosser tout le programme d’Emmanuel Macron. Or, disons-le, de ce prétendu blanc-seing électoral, Emmanuel Macron use et abuse, pour passer outre toute critique, ce qui renforce le malaise démocratique.

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De cette double ambiguïté, résulte tout le trouble autour de sa personne et de sa politique depuis 2017. La crise des Gilets jaunes a illustré ce fait, tout comme les actuels sondages qui montrent l’impopularité du Président.

Est-ce que le décalage entre l'image d'Emmanuel Macron comme réformateur et la construction progressive d'un discours marqué par l'orgueil (avec des phrases, comme "qu'ils viennent me chercher") n'est pas en cause derrière cet acte ? Ne faut-il pas voir dans le blocage actuel des initiatives politiques la source de cette colère ?

Olivier Abel : Il est certain que Macron paye pour toutes les petites phrases maladroites qui ont pu lui échapper ça et là, et qui indiquent sans doute un manque d’humilité, non pas l’humilité comme vertu, mais celle que donne simplement l’expérience de la vie. En fait il paye pour sa jeunesse, et le « dégagisme » des premiers mois des « marcheurs », qui se sont montrés globalement arrogants et humiliants. Plus profondément encore, il paye pour avoir voulu, très paradoxalement pour un libéral, réaffirmer la verticalité proprement « royale » du pouvoir. Mais c’est une tendance de fond de la Cinquième république. En concentrant tous les pouvoirs, en précarisant les corps intermédiaires, et aujourd’hui les administrations, l’ensemble de la fonction publique, le monde associatif lui-même, on accentue la fuite en avant vers une demande de toujours plus de sécurité, de verticalité.

Dans quelle mesure le blocage actuel du système politique et l'absence de perspective d'alternance peuvent-ils expliquer la radicalisation d'une partie du spectre politique ? Peut-on faire une comparaison avec les blocages politiques des années 60 en Italie et en Allemagne, qui ont débouché sur des vagues de violence ?

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Christophe Bouillaud : Une telle comparaison, avec la violence politique des années 1960 en Italie et en Allemagne, est possible, sauf qu’en l’occurrence, les fronts se sont complètement renversés du point de vue idéologique. A l’époque, on observe des fortes mobilisations sociales de la part de la gauche, syndicale, associative, partisane, contre un ordre économique et politique, alors marqué par un conservatisme démocrate-chrétien bon teint qui cache, selon elle, la continuité avec le régime fasciste ou le régime nazi. L’un des reproches majeur que font les jeunes d’extrême-gauche, aussi bien en Allemagne fédérale qu’en Italie, au régime conservateur d’inspiration démocrate-chrétienne alors en place, est en effet d’être en continuité humaine avec le fascisme ou le nazisme. La RDA se définit de son côté par son « antifascisme » réel face à une RFA bien peu « dénazifiée » derrière le personnage d’Adenauer. Il y a en même temps une difficulté ou une impossibilité du principal parti de gauche à accéder au cœur du gouvernement dans ces deux pays. Une partie  de cette jeunesse révoltée contre le « nazisme » ou le « fascisme » de deux régimes démocratiques bloqués basculera ensuite dans la « lutte armée », ce qui engendrera les drames que l’on connait.

Aujourd’hui, nous sommes dans la situation inverse : le gros de la mobilisation, au sens d’activisme, est passé à l’extrême droite – même s’il existe aussi quelques écologistes activistes à l’autre bout du spectre politique. Cette dernière reproche aux élites en place leurs compromissions avec ce qu’ils appellent « l’immigrationisme », l’acceptation ou l’organisation du « Grand remplacement », leur laxisme vis-à-vis de l’islamisation. Du coup, on retrouve une dialectique bien connue au sein de l’extrême droite entre un camp « activiste » et un camp « légaliste-électoraliste ». Les activistes reprochent aux électoralistes leur « mollesse », comme dirait un ministre de la République, qui a été formé dans sa prime jeunesse dans un milieu activiste, et, inversement, les légalistes-électoralistes condamnent cette violence isolée et contre-productive.

Pour continuer la comparaison avec les deux cas évoqués, la mobilisation d’un camp peut aussi déclencher la contre-mobilisation de l’autre camp. En Allemagne, ce ne fut que très marginalement le cas, avec une extrême droite très surveillée. Par contre, en Italie, à la mobilisation sociale des « rouges », répond celle des « noirs », encouragée par certains secteurs de l’Etat italien, qui fera passer tout le monde à un niveau supérieur de violence, ce qu’on a appelé les « Années de plomb ».

De fait, la violence se calme ensuite, parce qu’une grande partie des mobilisations sociales aboutissent finalement et que les partis de gauche sont associés aux affaires de l’Etat. Va-t-on observer la même chose à terme pour cette mobilisation de l’extrême droite ? La situation se complique bien sûr de la particularité de nos institutions, qui rendent bien peu commode – euphémisme de ma part ! - l’intégration sans heurts d’un tel parti au groupe des partis habitués à gouverner le pays. Chez nous, en effet, c’est tout ou rien.                                                            

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