De Londres à Paris, l’immigration aura-t-elle la peau des démocraties européennes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Au Royaume-Uni comme en France, les gouvernements enchaînent les déconvenues en essayant d’instaurer de nouvelles lois sur l’immigration
Au Royaume-Uni comme en France, les gouvernements enchaînent les déconvenues en essayant d’instaurer de nouvelles lois sur l’immigration
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Déstabilisation

Beaucoup voient l’UE comme un obstacle à la souveraineté migratoire de la France mais le Royaume-Uni se débat avec sa propre crise politique sur le sujet. Est-il possible de relever le défi du contrôle des flux migratoires sans remettre en cause la hiérarchie des normes propres à chaque pays ?

Philippe Fontana

Philippe Fontana

Philippe Fontana est avocat au barreau de Paris et auteur du livre "La vérité sur le droit d'asile" paru aux Editions de l’Observatoire

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Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Atlantico : Au Royaume-Uni comme en France, les gouvernements enchaînent les débâcles en essayant d’instaurer de nouvelles lois sur l’immigration. Mais est-il possible de relever le défi du contrôle des flux migratoires sans remettre en question toutes les normes actuelles sur le sujet ? 

Philippe Fontana : Je ne parlerai pas de débâcle, mais de soubresauts. En France, le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » présenté par le gouvernement a connu une éclipse de 8 mois depuis son retrait inopiné au Sénat le 15 mars dernier. Il avait pourtant été adopté par la commission des lois de la Haute assemblée. Son retour, début novembre 2023, a permis à la majorité sénatoriale de faire preuve de créativité : d’abord en rétablissant le délit de séjour irrégulier, supprimé sous la présidence de François Hollande le 31 décembre 2012 ; ensuite en rétablissant partiellement la « double peine » supprimée en novembre 2003 sous l’impulsion du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. Cette mesure permet l’expulsion d’étrangers condamnés, en supprimant ou en atténuant les exceptions, notamment pour ceux étant entrés avant l’âge de 13 ans en France ou y séjournant depuis 20 années. Enfin, le nœud gordien est l’ancien article 3 du PJL (devenu article 4 bis) qui offrait une régularisation automatique aux travailleurs démunis de titre de séjour sous certaines conditions, notamment de séjour. La CMP va devoir arbitrer entre la rédaction sénatoriale qui offre un pouvoir discrétionnaire au préfet de régularisation, sous certaines conditions d’ordre public et un droit opposable retenue dans la version de l’Assemblée nationale. Le choix devra aussi se faire dans sa durée d’application, le Sénat mettant fin à cette possibilité au 31 décembre 2026, comme prévu par le texte gouvernemental, et l’Assemblée l’ayant prolongée au 31 décembre 2028. La rédaction libérale de cet article par la commission des lois à l’Assemblée nationale explique le vote par une partie des députés des LR et la totalité de ceux du RN de la motion de rejet lundi dernier 11 décembre.

Rodrigo Ballester : En France, la récente déconfiture législative est surtout la conséquence directe d’un désaccord politique, il n’y avait pas de majorité. Mais la vraie question demeure : est-il aujourd’hui légalement possible de changer le cap des politiques migratoires, les gouvernements et législateurs peuvent-ils faire ce qu’une grande majorité de citoyens exigent ? Ou bien ces gouvernements sont-ils pieds et mains liés par les lois et la jurisprudence nationale, européenne et internationale ?  A l’instar du camouflet infligé par la cour suprême de Londres au gouvernement britannique au mois de novembre au nom de la Convention de Genève sur le droit d’asile, des nombreux arrêts du Conseil Constitutionnel en France, de la Cour Européenne de Justice et de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, les gouvernements se montrent impuissants et il semble bel et bien que leur marge de manœuvre soit réduite à la portion congrue. 

Cette main-mise jurisprudentielle et, plus généralement, cette résignation politique face à un sujet aussi brûlant que les citoyens ont l’impression (à tort ou à raison) de subir et non de décider, est l’un des enjeux politiques majeurs de l’agenda européen. Il a déjà été déterminant dans de nombreux pays et sera au cœur de la campagne des élections européennes.


Alors que l’opinion publique considère avoir perdu sa souveraineté, les populistes tentent d’y répondre et les partis de droite se durcissent. Est-ce que le problème de l’immigration relève vraiment de ce qu’on peut voter dans une loi ou non ? 

Rodrigo Ballester : Si l’on pense encore que la démocratie c’est surtout (même si pas seulement) le gouvernement du peuple, cela devrait l’être sans aucun doute. Et voilà justement où le bât blesse : une grande majorité de citoyens européens, que cela plaise ou non, on l’impression que quoi qu’ils votent, quoi qu’ils disent ou ressentent, la migration est une fatalité que nul ne peut contenir et que la messe est dite, principalement au niveau international, mais également par les gouvernements nationaux qui renâclent à prendre le taureau par les cornes et enfilent les déclarations tonitruantes sans que le cap ne change réellement. Alors, certes, dans une démocratie, tout débat doit être encadré par des règles du jeu et la séparation des pouvoirs, mais en matière migratoire, n’assiste pas-t-on à une confiscation d’un débat légitime ?  Pourquoi devrait-il être impossible de mieux contrôler les frontières, de mieux appliquer le droit d’asile, d’expulser les migrants irréguliers (qui plus quand ils ont commis des délits), ne pas rapatrier tout migrant sauvé en mer ou réajuster la réunification familiale ? Tout cela me paraît possible tout en respectant les droits fondamentaux. Mais, aujourd’hui, un labyrinthe de conventions, lois et jurisprudence semblent poser une fin de non-recevoir aussi cinglante que définitive. Est-ce un déni de démocratie ? La question mérite d’être posée.  

Philippe Fontana : La difficulté réside dans son traitement, puisqu’il existe une compétence partagée entre les Etats et l’UE. Quelques exemples. Le délit de séjour irrégulier dans la version sénatoriale n’a pas été assorti d’une peine de prison, car contraire au droit européen, notamment à sa directive « retour » du 16 décembre 2008. Ce texte pose le principe selon lequel toute obligation de quitter le territoire est assortie d'un délai de départ volontaire  qui privilégie donc le caractère volontaire du retour d’une personne démunie d’un titre de séjour. C’est à dire que ce texte est purement idéologique : à l’évidence un clandestin ne va pas retourner volontairement dans son pays. Le rétablissement par la France du contrôle à ses frontières depuis novembre 2015 est contraire au droit européen selon la CJUE, notamment dans son arrêt du 26 avril 2022. Cette même juridiction a estimé, le 21 septembre dernier, que le refoulement des migrants à la frontière franco-italienne s’opposait à la directive de 2008. Selon ce texte, l’Etat est soumis à trois obligations : notifier à la personne une décision de refus assortie d’un recours effectif ; lui accorder un délai de départ volontaire vers le pays tiers désigné dans la notification ; l’éventuelle privation de liberté, dans l’attente de son éloignement, est limitée. En pratique, l’Etat ne dispose pas des moyens pour déférer à ces obligations européennes. Soit il y contrevient, soit la frontière n’est plus tenue, ce qui est l’objectif d’une frange de la gauche et de l’extrême-gauche.



L’immigration peut-elle avoir la peau des démocraties européennes ? Jusqu’à ou pourrait-elle les déstabiliser si rien n’est fait ?

Philippe Fontana : La déstabilisation est évidente. En 2022, l’Allemagne a accueilli 25% de la demande d’asile, en forte augmentation dans l’UE (près d’un million de demandes). Résultat, le parti AfD a obtenu de très bons scores aux élections locales d’octobre 2023. L’électorat européen constate la présence de plus en plus importante d’étrangers dans l’UE, notamment de faux demandeurs d’asile. En France, la délocalisation en province des Centres d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) pour soulager l’embolie de l’hébergement dans les grandes métropoles va amplifier ce mouvement.

Rodrigo Ballester : L’immigration aura-t-elle la peau ou sera-t-elle plutôt la planche de salut des démocraties européennes ? En tout cas, ce sujet a été la clé des changements historiques en Italie, Suède ou en Finlande. En Suède, la droite n’aurait pas défait soixante-dix ans d’hégémonie social-democrate si certaines banlieues des grandes villes n’étaient pas devenues des zones de non-droit et Meloni serait probablement encore dans l’opposition si les italiens n’avaient pas assisté, impuissants, à des dizaines de « Lampedusa » depuis une vingtaine d’années. Après, une fois au pouvoir, ces dirigeants sont également confrontés à la réalité de marges de manoeuvre très limitées comme le démontre l’incapacité de l’Italie à réduire les entrées irrégulières sur son territoire. Des millions de citoyens européens jugeront l’influence de leur bulletin de vote à la capacité de leurs dirigeants à endiguer ce problème avec des résultats tangibles à la clé. 

D’ailleurs, ceci s’applique tel quel à l’Union Européenne également. Aux prochaines élections européennes, elle jouera une grande partie de sa crédibilité sur cette question fondamentale. Voilà vingt ans que l’Union échoue sur laquelle elle éprouve d’énorme difficulté à trouver une position commune. En effet, comment trouver un dénominateur commun alors que les Etats membres ont souvent des intérêts antagonistes ? Comment ménager la position des pays qui ont une frontière maritime extérieure comme l’Italie ou la Grèce avec ceux de l’Allemagne ou la Suède qui reçoivent le plus grand nombre de demandeurs d’asile ? Comment réconcilier les demandes de solidarité de Malte avec la fermeté de la Hongrie et la Pologne qui, eux, réussissent à tenir leurs frontières terrestres  et ne veulent entendre parler de quotas de migrants ? Difficile pour l’Europe de parler d’une seule voix. 

Ceci dit,  Bruxelles est en partie coupable et se complait dans une idéologie « immigrationiste » qui la fait foncer droit dans le mur. Il est urgent que les élites européennes prennent en compte le ressenti général et ne se barricadent pas derrière des principes (comme le « dogme » du non-refoulement) , des partis pris ( « la migration est la seule solution au déclin démographique, à quoi bon l’enrayer ?» ) ou une cécité idéologique notamment sur « l’intégration à double sens » ou l’envie non pas d’aider les Etats membres à contrôler leurs frontières, mais plutôt de les contrôler quand ils le font. La polémique sur la démission de l’ancien patron de Frontex, le français Fabrice Leggeri en 2022 est révélatrice : après une cabale médiatique alimentée par la Turquie, menée par la « société civile » pro migration et sciemment alimentée par la Parlement européen et la Commission européenne, il a jeté l’éponge. Avec en filigrane une question très embarrassante : l’UE a-t-elle vraiment la volonté politique de contrôler ses frontières ?


Comment avons-nous perdu la main sur ces questions, qu’il s’agisse de pays européens ou non, comme le Royaume-Uni ? Dès lors, quelles solutions s’offrent à nous ? 

Philippe Fontana : Lorsque les Français ont adopté le traité de Maastricht, ils ont accepté une perte de souveraineté. Les Danois ont voté contre et ont bénéficié d’une option de retrait (clause d’opting-out) qui leur permet d’exercer leur souveraineté en matière migratoire. Résultat, leur législation s’adapte et son pragmatisme permet de réguler l’immigration. Dans cette matière, l’UE est victime de sa bureaucratisation. Les directives Dublin prévoyant le transfert des demandeurs d’asile entre Etats de l’UE sont devenues inapplicables. Songez que le Pacte asile et immigration, lancé en 2020 n’est toujours pas adopté par le Parlement européen. Pourtant, il permettrait de légaliser les « hot spots » et d’examiner la demande d’asile à la frontière de l’UE. Il faut savoir que le Conseil constitutionnel empêche de conditionner l’examen d’une demande d’asile à la situation régulière du séjour. C’est ce qui explique, entre autres le dévoiement de l’asile, au caractère sacré dans toutes les civilisations.

Rodrigo Ballester : Question ardue, j’en conviens, même s’il existe des précédents. L’Australie par exemple, qui a réussi à enrayer les flux illégaux avec une politique de déportation très ferme mais efficace. Le Danemark est également cité en exemple même s’ils bénéficient de conditions très particulière : d’une part, sa situation géographique mais surtout, le fait qu’il n’est pas tenu par la législation européenne en matière migratoire, il est resté souverain . Le gouvernement danois envisage même de « sous-traiter » sa politique d’asile au Rwanda, comme le projette le Royaume-Uni. Va-t-il transformer l’essai ? A voir. 

Sinon, il me semble urgent de clarifier la portée du principe de « non-refoulement » qui aujourd’hui est interprété d’une façon tellement extensive qu’il empêche pratiquement le contrôle effectif des frontières européennes. En effet, refouler un migrant illégal en dehors des points d’entrée prévus, n’est pas l’essence même du travail d’un garde-frontière ? Sauf que la situation juridique est tellement floue que ce garde-frontière ne sais plus où donner de la tête : en agissant de la sorte, fait-il son travail ou se rend-il coupable de violer la Convention de Genève ? Si l’on continue de considérer tout migrant illégale comme un demandeur potentiel d’asile, jamais l’Europe ne réussira à endiguer la migration illégale. 

Finalement, l’UE devrait également se soustraire à l’influence absolument disproportionnée des organisations pro-migration qui fausse le débat surtout au niveau du Parlement européen.  Les élections européennes montreront la vraie mesure du décalage entre les citoyens et les dirigeants européens, et je crains qu’il ne soit très large. La migration sera-t-elle le fossoyeur ou la planche de salut des démocraties européenne ? La balle est dans le camp des dirigeants européens. 

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