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David Doucet : "Contre la haine en ligne, la remise en cause des géants du web ne doit pas exonérer la responsabilité de chacun devant son écran"
©DR / SOPA Images - Getty

Machine infernale

Dans son livre "La Haine en ligne, Enquête sur la mort sociale" (ed. Albin Michel), David Doucet analyse la façon dont les réseaux sociaux alimentent un climat de guerre civile.

David Doucet

David Doucet

David Doucet est journaliste et l'auteur de "Histoire du Front National" aux éditions Tallandier.

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Atlantico : Vous publiez « La Haine en ligne, Enquête sur la mort sociale » aux éditions Albin Michel. Comment d’un outil libérateur sommes-nous arrivés au fléau de la haine en ligne, sur les réseaux sociaux et du tribunal médiatique ? 

David Doucet : Jamais l’expression publique des citoyens n’a été aussi importante et on ne peut que s’en féliciter. Internet a permis une véritable démocratisation de la parole jadis réservée à une petite élite médiatique ou politique. Aujourd’hui, tout un chacun à la possibilité de faire entendre grâce aux réseaux sociaux. Le problème tient sans doute au fait que le meilleur moyen de se faire entendre est de s’indigner ou d’hurler. Déjà parce que ces plateformes poussent à la conflictualité et à la polarisation. Cela fait partie de leur business model. Et ensuite parce c’est la loi d’Internet, ce qui choque ou énerve aura plus de chances d’être entendu que ce qui interroge ou pousse à la réflexion. En 2010, des chercheurs chinois de l’université Beihang de Pékin ont analysé plus de soixante-dix millions de messages postés sur Weibo, l’équivalent chinois de Twitter, en se focalisant sur l’emploi des smileys (la joie, la colère, le dégoût et la tristesse). Leur verdict était sans appel : « Nos résultats montrent que la colère est plus influente que les autres émotions, ce qui indique que les tweets colériques peuvent se propager plus rapidement et plus largement dans le réseau. »

La dérive des réseaux sociaux a-t-elle gagné définitivement le débat public ? 

Il n’y a jamais rien de définitif mais cette atmosphère de fureur et d’indignation a contaminé l’espace public et révèle les tensions et fractures qui l’agitent. Dans mon livre, j’ai interrogé Jérôme Fourquet, directeur du département « Opinion » à l’Ifop. Pour lui, les réseaux sociaux sont l’un des terrains où cette fragmentation de la société est la plus palpable. Il dit notamment : « Aujourd’hui, les gens n’appartiennent plus à une Église ou à un parti, mais à des tribus fragmentées autour de leurs identités personnelles ou collectives. Cette société d’individus regroupés en îlots est dopée par les réseaux sociaux où chacun juge ou se sent jugé pour lui-même ou pour l’appartenance à son groupe. La moindre parole de travers est vécue comme une atteinte à ces identités et cela génère une escalade des tensions et des conflits . » Les réseaux sociaux alimentent un climat de guerre civile. J'ai récemment trouvé une phrase en relisant les œuvres de Sénèque qui résume je trouve assez bien le climat actuel : « La fureur des délations était devenue fréquente : c'était comme une rage presque générale, qui ensanglantait le corps civique plus gravement que ne l'aurait fait une guerre civile.  On recueillait les mots échappés à l'ivresse, à l'abandon de la plaisanterie : pour sévir, tout prétexte était bon ». 

Au regard de votre enquête, aussi bien les anonymes que les personnalités médiatiques et les célébrités sont victimes de harcèlement ou de cabales sur les réseaux et sur Internet. Personne ne semble être épargné par le phénomène de la haine en ligne. Quels sont les moyens efficaces pour combattre la haine en ligne ? Comment ne plus être désemparé face à ce phénomène ? La rédemption est-elle possible ? 

Au cours de la centaine d’entretiens que j’ai pu réaliser auprès d’anonymes mais aussi de personnalités, j’ai constaté que tout le monde était effrayé par cette machine à broyer qu’est aussi devenu Internet. Je reviens notamment sur le cas de la chanteuse américaine Taylor Swift aux dix Grammy Awards qui a vécu un lynchage en ligne pour avoir été accusée d’avoir menti publiquement. Elle est revenue sur cette amère expérience en déclarant qu’ “une honte publique massive, avec des millions de personnes affirmant que vous êtes annulée, est une expérience très isolante” et peut pousser au suicide même des stars que l’on considère comme puissantes et à l’abri de ses vagues de haines. Les cas les plus dramatiques sont ceux qui échappent aux radars des médias. Dans le silence, celui des cours d’école ou des villages, trop nombreux sont ceux qui plient sous le poids de l’infamie, s’isolent et pour certains finissent par prendre la décision tragique de mettre fin à leurs jours. Je n’ai pas de solution miracle contre la haine et les lynchages en ligne. Ça réclame sans doute que les Gafam revoient leur modèle de fonctionnement, accordent davantage de moyens pour la modération des contenus et intègrent la présomption d'innocence à leurs outils. Mais la justice ne peut pas dépendre d’entreprises privées relevant du droit américain surtout qu’elles se contentent souvent de censurer arbitrairement les propos qui s’y tiennent via des algorithmes. Il faut accorder plus de moyens humains, financiers et procéduraux à la justice. On ne peut pas mettre sous cloche la demande de justice légitime qui s’exprime sur ces plateformes. Les institutions judiciaires souvent submergées doivent s'adapter et se réformer pour s’adapter à l'instantanéité des réseaux. Mais la remise en cause des géants du web ne doit pas exonérer la responsabilité de chacun devant son écran. On peut tous participer à notre petite échelle à ce changement de paradigme en s’abstenant de jeter des pierres lorsque quelqu’un est pris pour cible par des meutes numériques. 

Quelle est la part de responsabilités des médias dans ce phénomène ? 

Elle est énorme puisque ce sont les médias qui entérinent ces lynchages en ligne. Les journalistes courent trop souvent après ces effets de meute au lieu de s’en départir soit pour des raisons d’audience soit parce qu’ils accordent trop d’importance aux réseaux sociaux et notamment à Twitter qui ne reflète pas du tout la réalité sociale de notre pays. Ce sont les médias qui permettent d’entériner ces humiliations numériques. Contrairement aux internautes qui passent à autre chose, les moteurs de recherche conservent indéfiniment les traces de ces articles et bloquent ainsi toute possibilité de réinsertion professionnelle.

Cette mécanique, similaire à une machine infernale, et ces dérives risquent-elles de se retourner un jour contre les réseaux sociaux eux-mêmes ou contre les GAFAM ? 

En mai 2020, le Wall Street Journal a révélé que les dirigeants de Facebook avaient mené des recherches en interne sur les effets générés par leur plateforme. Le rapport finissait par conclure que les algorithmes de Facebook exploitent « l’attrait du cerveau humain pour la division » dans le but d’attirer l'attention des utilisateurs et d’augmenter le temps passé dessus. Après avoir tenté de remédier à la situation, les résultats de cette étude ont été discrètement enterrés par son PDG Mark Zuckerberg. Je ne peux pas prédire l'avenir et je ne sais pas s'ils paieront un jour l'addition de cette politique mais j'espère que mon livre contribuera à sensibiliser l'opinion sur les conséquences effroyables de cette haine en ligne alimentée par les géants du web. 

David Doucet vient de publier "La Haine en ligne : enquête sur la mort sociale", aux éditions Albin Michel 

Un extrait de l'ouvrage, publié sur Atlantico : La haine en ligne : une arme de destruction sociale

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