Dans l’ombre de Joe Biden ? : les premiers pas de Kamala Harris en tant que vice-présidente<!-- --> | Atlantico.fr
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La vice-présidente Kamala Harris prend la parole à la Maison Blanche, le 10 août 2021, à Washington.
La vice-présidente Kamala Harris prend la parole à la Maison Blanche, le 10 août 2021, à Washington.
©ALEX WONG / GETTY IMAGES AMÉRIQUE DU NORD / GETTY IMAGES VIA AFP

Bonnes feuilles

Jean-Eric Branaa publie « Kamala Harris : L’Amérique du futur » chez Nouveau Monde éditions.  Kamala Harris est le phénomène qui bouscule les États-Unis : elle est la première femme à accéder à la vice-présidence du pays. Comme Barack Obama, à qui elle est souvent comparée, elle n’a toutefois pas l’habitude de rester en retrait et ne se contentera pas d’un second rôle. Extrait 2/2.

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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Le samedi 7 novembre au matin, Kamala Harris faisait un jogging quand elle a appris sa victoire. Elle a aussitôt appelé Joe Biden pour le féliciter: «Nous avons réussi. Tu es le prochain président des États-Unis.»

Les résultats ont tardé à venir, principalement à cause du vote par correspondance qui, en raison de la pandémie, a été massif, et donc très long à dépouiller. Le suspense, particulièrement intense, a duré quatre jours. «L’enjeu de cette élection dépasse de loin Joe Biden ou moi-même. Elle concerne l’âme de l’Amérique et notre volonté de nous battre pour elle. Nous avons du pain sur la planche, mettons-nous au travail», a ensuite écrit sur Twitter celle qui entrait dans l’histoire.

Briller dans l’ombre

Avec son changement de statut, il était inévitable qu’on l’imagine aussitôt dans un autre rôle encore, celui de présidente de la première puissance du monde. Car c’est bien ce que la Constitution des États-Unis prévoit: la vice-présidente est la première personne dans l’ordre de succession au président, dont elle prend automatiquement la relève en cas de mort, de démission, d’empêchement ou de destitution. Or, c’est un cas de figure qui s’est produit relativement souvent, puisque à neuf reprises au cours de l’histoire le vice-président est monté sur la première marche – huit fois après le décès du président et une fois suite à sa démission, dans le cas de Nixon. Tyler, Fillmore, Andrew Johnson, Arthur, Théodore Roosevelt, Coolidge, Truman, Lyndon Johnson et Ford sont donc autant d’exemples qui démontrent qu’il ne faut pas jurer trop vite que cela n’arrivera pas : l’âge de Biden – le plus vieux président jamais élu à la fonction suprême – ne plaide pas non plus contre cette hypothèse.

Une autre supposition est que Kamala Harris a pris une sérieuse option pour une victoire en 2024, si le 46e président décidait de ne pas se représenter, ou en 2028. Là encore, ce cas de figure s’est présenté suffisamment de fois pour qu’on juge raisonnable qu’il puisse se produire à nouveau: dès 1796, le vice-président de George Washington, John Adams, devenait le deuxième président américain de l’histoire. Son propre vice-président, Thomas Jefferson, lui a succédé à la fin de son mandat; puis c’est Martin Van Buren qui, en 1836, s’est fait élire président; George H. W. Bush a, beaucoup plus tard, repris les rênes après Ronald Reagan.

Sur la ligne de départ pour la prochaine élection, les opposants présumés à Kamala Harris en 2024 ou 2028 préfèrent penser qu’elle subira le sort de John Breckinridge en 1860, de Richard Nixon en 1960, de Hubert Humphrey en 1968 ou d’Al Gore en 2000. Mais, quoi qu’on en pense, un vice-président est bien placé lorsque arrive son tour.

Deux écueils menacent toutefois un vice-président américain sortant: le premier est qu’il n’apparaît que comme un «numéro 2» et qu’une personnalité brillante ou avec beaucoup de charisme peut contrer l’avantage de la fonction plus facilement que lorsqu’il s’agit d’un président sortant. Fort heureusement pour elle, Kamala Harris ne manque pas de personnalité, et elle devrait pouvoir rivaliser avec les éventuels concurrents sur ce plan. La deuxième difficulté est que le vice-président est prisonnier du bilan et, souvent aussi, de la popularité du président qu’il a servi. Joel K. Goldstein, auteur de plusieurs livres sur la vice-présidence américaine, a expliqué au magazine Time que « si un vice-président sert sous un président impopulaire, il hérite de ses casseroles ». Cela a été le cas pour Hubert Humphrey en 1968 avec la guerre du Vietnam et aussi pour le démocrate Walter Mondale en 1984, quand Ronald Reagan a pu se présenter contre lui et le blâmer pour les taux d’intérêt trop hauts et la crise des otages en Iran, comme si ces décisions avaient pu être prises par le vice-président.

Et quid de la situation inverse, lorsque le président est très populaire: le sortant est-il avantagé? L’analyse tempère très fortement cette hypothèse car la popularité présidentielle ne semble pas, dans le passé, avoir forcément avantagé les vice-présidents qui voulaient prendre la relève. Depuis Mondale, trois vice-présidents – en comptant Joe Biden qui a laissé passer quatre ans avant de se présenter – ont tenté leur chance. Certes, après huit années passées comme vice-président de Ronald Reagan, George H. W. Bush lui a succédé dans le bureau Ovale en 1989 après avoir facilement battu le démocrate Michael Dukakis. À ce jour, il est le dernier vice-président à avoir été élu à la suite de son mandat. À l’inverse de beaucoup d’autres qui ont dû traîner comme un boulet le bilan de leur président, Bush avait pu se servir de la popularité de son ancien colistier comme d’un tremplin exceptionnel. Mais que dire du démocrate Al Gore qui, en 2000, a été battu de justesse par George W. Bush? Au même moment, Bill Clinton était crédité de près de 60 % d’opinions favorables dans le pays. Quant à Joe Biden, cela a été une élection confuse, principalement acquise en réaction à l’impopularité de Donald Trump mais aussi en raison de circonstances exceptionnelles dues à la Covid-19. On ne peut toutefois pas écarter la popularité de Barack Obama, qui a indéniablement porté la campagne de son ancien vice-président.

Faut-il pour autant en déduire que le sort d’un vice-président à la présidentielle est lié à la popularité de son président et que Kamala Harris devra compter avant tout sur la réussite de Joe Biden pour raisonnablement espérer poursuivre son ascension vers le sommet? La réalité pourrait être plus complexe. À noter toutefois que, depuis 1960, chaque vice-président démocrate s’est vu offrir la candidature nationale par le parti à une élection suivante. Il ne faut donc pas sous-estimer l’importance que prendra la vice-présidente au cours de ses années de mandat.

À la bonne place

Les premiers pas de Kamala Harris à la vice-présidence ont été moins faciles que prévu: l’attente était grande, et amplifiée par une forme de défiance vis-à-vis des capacités de Joe Biden à s’imposer dans la fonction suprême. L’âge du nouveau président devenait soudainement un sujet, après avoir été quasiment ignoré pendant la campagne. Le surnom « Sleepy Joe » (Joe l’endormi), dont l’avait affublé Donald Trump, devenait un leitmotiv qui servait tout à la fois de revanche pour les supporters de l’ancien président vaincu qui en abusaient pour se moquer du vainqueur de l’élection feignant d’ignorer l’enthousiasme de leurs concurrents qui se réjouissaient du choix de ce sobriquet très mal à propos et trouvaient que les premiers résultats révélaient tout au contraire un homme dynamique et efficace. Pourtant la pression augmentait d’autant sur les épaules de Kamala Harris alors que les espoirs se portaient de plus en plus explicitement sur son nom, avec l’idée que son tour allait arriver très vite.

Elle a été relativement préservée le premier mois, les médias préférant insister sur le cortège de «première fois » qui accompagnait son accession à la vice-présidence : première femme, première Afro-Américaine, première Asiatique-Américaine… D’autres se sont intéressés aux déboires de la «deuxième famille». Il leur a en effet fallu attendre presque trois mois avant de pouvoir s’installer à Number One Observatory Circle, comme sept autres vice-présidents et leurs familles avant eux. Harris et Emhoff attendaient d’emménager pendant que l’on réparait le système de chauffage, de ventilation et de climatisation, que l’on remplaçait les revêtements des cheminées et que l’on remettait à neuf certains parquets. En attendant, ils ont vécu à Blair House, une maison d’hôtes du président située de l’autre côté de la rue sur Pennsylvania Avenue. Ce n’est donc que le 11 avril que le déménagement a eu lieu. Kamala Harris a ajouté une nouvelle «première fois » à la longue liste en devenant la première vice-présidente et personne de couleur à occuper la maison. Les projecteurs se sont cependant braqués sur Doug Emhoff: ce sont toujours les épouses des vice-présidents qui ont reçu des dignitaires et des célébrités dans cette maison prestigieuse ; Emhoff sera le premier mari chargé de cette tâche. Des épouses de vice-présidents comme Barbara Bush et Jill Biden ont également utilisé la maison pour promouvoir des causes telles que l’alphabétisation ou l’aide aux vétérans blessés au combat; il reste à voir si Emhoff s’inscrira dans cette lignée et ce qu’il défendra comme cause, si tel est le cas.

Grâce à de nombreux reportages et articles, les compatriotes de la vice-présidente ont aussi appris à prononcer son nom correctement et à dire «Komala». L’attention s’est alors dirigée sur sa double origine et sur les problèmes raciaux aux États-Unis. Alors que l’affaire Floyd prenait une importance nationale, la communauté afro-américaine s’est tournée vers sa nouvelle vice-présidente, guettant ses réactions et ses prises de position. Il fallait une parole forte et apaisante et c’est ce qu’elle a su faire: trouvant le ton juste, elle a fait connaître publiquement sa colère, comme des millions d’Américains au même moment, tout en ouvrant la voie à une réflexion de fond sur la place de chacun, quelle que soit sa couleur, dans une même société. Kamala Harris était la mieux placée dans ce nouveau gouvernement pour évoquer la peur, la souffrance ou la frustration dénoncée depuis toujours par la communauté afro-américaine, notamment, ou pour combattre ce racisme auquel elle a également été confrontée. En ouvrant ce débat, elle a aussi suscité une attente très grande, comparable à celle qu’avait suscitée Barack Obama, qui avait pourtant fini par décevoir, lorsque la longue liste des Afro-Américains victimes de violences policières remplissait les premières pages des journaux: Trayvon Martin, Michael Brown, Eric Garner et tant d’autres. Sa nouvelle place dans la société lui a permis d’aborder ce sujet avec un nouveau regard, celui de la communauté afro-américaine. Elle a alors pu avancer des propositions novatrices, comme une sensibilisation au racisme dès l’école, qui ont recueilli un assentiment général au sein de ce groupe et parmi les démocrates, même si une telle idée a aussitôt révulsé l’opposition républicaine.

Après le verdict qui a abouti à la condamnation de Derek Chauvin, le soulagement exprimé par Kamala Harris a été semblable à celui de la communauté afro-américaine. «Nous ne devons pas nous arrêter là», a-t-elle aussitôt ajouté. «Nous devons réformer le système.» L’enjeu est effectivement pour elle de montrer une volonté sans faille à transformer la société en profondeur. Kamala Harris est coautrice de la loi George Floyd Justice in Policing Act, présentée conjointement avec l’autre personnalité afro-américaine démocrate du Sénat, Cory Booker. Là encore, elle s’est heurtée à l’opposition. Mais le blocage de cette loi par les républicains lui a donné l’occasion de monter le ton et de rappeler ses convictions. Toutefois, cette question pourrait, en cas d’échec ou d’immobilisme, devenir un handicap pour elle, un symbole de l’incapacité à faire bouger les choses qui a tant été reprochée à Barack Obama.

Sur de nombreux fronts

Il ne pouvait y avoir de meilleur président pour Kamala Harris que Joe Biden: celui-ci est à même de lui paver le chemin vers la présidence car il sait comment s’y prendre, ayant occupé le même poste pendant les deux mandats consécutifs de Barack Obama. Plus encore, sa conviction profonde est que la Constitution n’a pas donné un rôle suffisamment explicite au vice-président et qu’il convient de corriger cela. En août 2008, lorsque le 44e président lui a proposé la deuxième place sur le «ticket présidentiel», Joe Biden a rencontré secrètement Barack Obama à Minneapolis et a posé des conditions avant d’accepter: il voulait être un conseiller privilégié et avoir son mot à dire dans les grandes décisions. Il voulait un vrai rôle, avec des dossiers à superviser tout au long du mandat. Ce n’est qu’après avoir obtenu l’assurance que les deux hommes auraient au moins un tête-à-tête par semaine que Joe Biden avait donné son accord: «Vous pouvez me compter comme second violon.»

Il est vrai que le rôle de vice-président est ingrat et ressemble davantage à une coquille vide: les Pères fondateurs ne s’étaient pas préoccupés de lui donner une consistance et les titulaires du poste ont semblé ne « servir à rien» pendant très longtemps. En illustration du peu d’attrait que la fonction de vice-président a pu représenter au cours de l’histoire américaine, on peut noter la démission du vice-président John C. Calhoun le 28 décembre 1832, qui préféra se faire élire au Sénat où – considérait-il – il avait plus de pouvoir. À partir des années 1990, le vice-président est devenu peu à peu un « super-ministre», le plus souvent cantonné aux affaires étrangères. Ainsi, Dick Cheney, en tant que vice-président de George W. Bush, a eu une influence importante dans ce domaine. De même pour Joe Biden sous la présidence Obama. Par ailleurs, Biden s’est vu conférer d’importants pouvoirs et a notamment été à la manœuvre sur le plan de relance de l’économie américaine. Il a aussi pris en charge les négociations entre la Maison-Blanche et le Congrès à de multiples reprises. Plus récemment, Mike Pence a été nommé à la tête du groupe de travail de la Maison-Blanche pour lutter contre la propagation du coronavirus.

Kamala Harris, à son tour, s’est vu confier des dossiers spécifiques, qui font que sa fonction n’est pas uniquement honorifique. Deux grandes missions ont été définies pour elle par le président. La première est dans la continuité des propres travaux conduits par Joe Biden lorsqu’il était vice-président: Kamala Harris a été chargée du difficile sujet de l’immigration, dont la complexité est à la fois humaine, économique et surtout politique. L’opposition entend en effet se concentrer sur cette question et en fait son principal cheval de bataille en vue de la reconquête.

A lire aussi : Kamala Harris, l’Obama au féminin 

Extrait du livre de Jean-Eric Branaa, « Kamala Harris : L’Amérique du futur », publié chez Nouveau Monde éditions

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