Conflit sur les retraites : qui sauvera la démocratie française des effets délétères du bras de fer ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Un manifestant tient une pancarte devant le Conseil d'État lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 13 avril 2023.
Un manifestant tient une pancarte devant le Conseil d'État lors d'une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 13 avril 2023.
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Crise démocratique

La crise des retraites a entraîné une forme d’impasse démocratique, politique et institutionnelle opposant deux légitimités, celle d'Emmanuel Macron et du vote du parlement contre celle de la démocratie sociale, des syndicats et de l’opinion publique qui souhaitent le retrait du projet. Qui parviendra à éviter l’embrasement ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Que retenir de cette journée de mobilisation du jeudi 13 avril contre la réforme des retraites, la dernière avant la décision du Conseil constitutionnel ?

Luc Rouban : On reçoit deux informations contradictoires. D’un côté, le rejet de la réforme reste toujours très fort auprès des deux tiers des enquêtés interrogés par les instituts de sondage mais également auprès des trois quarts des seuls salariés. On n’observe aucun effritement réel de l’opposition au projet du gouvernement quelles que soient les propositions faites par la Première ministre pour passer à d’autres dossiers comme celui du travail. Le dialogue social avec le gouvernement est clairement rompu.

D’un autre côté, les manifestations du 13 avril se sont réduites, concentrent davantage des militants et des syndiqués et sont toujours ponctuées par des actes de violence venant des groupes radicalisés. Le poids financier des journées de grève se fait également sentir comme la crainte d’être pris dans des affrontements avec les forces de l’ordre.

Mais on a surtout l’impression que l’on en reste encore aux coups de semonce avant une confrontation plus dure. Par exemple, il est intéressant de noter que le fameux blocage du pays n’a jamais eu lieu, ce qui ne serait envisageable que si la SNCF et la RATP ne fonctionnaient plus du tout comme en 1995 ou si toutes les raffineries de pétrole étaient à l’arrêt. Mais le trafic, s’il a été perturbé, ne s’est jamais complètement interrompu et seules quelques raffineries ont connu des blocages. Les transports publics fonctionnaient presque normalement le 13 avril et dans la fonction publique de l’État le taux de grévistes est tombé selon les chiffres officiels à 3,8% contre 6,5% le 6 avril. Cette retenue dans la conflictualité est évidemment contrainte par le contexte d’un pouvoir d’achat en berne. Elle peut autant signifier l’usure des salariés qu’une forme de riposte graduée de la part des syndicats qui, à défaut de pouvoir lancer une mobilisation générale, envisagent peut-être de s’appuyer sur des actions ponctuelles plus dures. En fait, on est arrivé à un point de bascule dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel sans que l’on sache si celle-ci va clore ou non le débat.

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À quel point sommes-nous dans une forme d’impasse, démocratique, politique et institutionnelle opposant deux légitimités, celle de Macron et du vote du parlement contre celle de la démocratie sociale, les syndicats et l’opinion publique qui ne veulent rien lâcher ? Dans quelle mesure le bras de fer menace-t-il de dégénérer en une forme d’embrasement ?

Christophe Bouillaud : Effectivement, nous sommes dans une belle impasse. Si le Conseil constitutionnel approuve, comme c’est très probable vu sa faible tendance à déranger vraiment les choix centraux des gouvernements, la disposition principale de la loi demain, à savoir le report de l’âge légal de la retraite à 64 ans, Emmanuel Macron aura la légalité de son côté. Par contre, quoi qu’en dise Emmanuel Macron ensuite, cette réforme n’aura cependant aucune légitimité, au sens d’approbation populaire. Elle n’aura au mieux été vraiment votée que par le Sénat, chambre haute au mode de désignation qui l’éloigne très fortement de l’opinion ordinaire des électeurs. L’Assemblée nationale ne l’aura approuvé que par la grâce du 49.3. Par contre, vu le prisme de la légitimité, elle constitue un désastre, rarement vu dans l’histoire de France. Le rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802 est la seule comparaison qui me vienne à l’esprit d’une décision si contraire à la volonté de ceux auxquels elle s’appliquera en premier lieu.

En effet, d’une part, l’immense majorité des premiers concernés, les actifs actuels, se déclarent toujours opposés à cette réforme, et tous leurs représentants pour ce qui concerne cet aspect de leur vie, à savoir les syndicats de salariés, sont toujours radicalement contre.

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D’autre part, sur le plan des justifications publiques de cette réforme, la bataille est entièrement perdue par Emmanuel Macron. Son argumentaire reste totalement défaillant, et ne convainc que le cercle limité de ses partisans.

Après, je doute que ce bras de fer mène à l’embrasement. Ni les syndicats et encore moins les premiers concernés, à savoir la majorité des actifs, n’ont les moyens pratiques de renverser le régime par la force. Nous ne sommes plus au temps où la garde nationale parisienne prenait les armes pour renverser la monarchie, nous ne sommes plus au temps non plus des « citadelles ouvrières » des années 1930-1970. Il faut donc arrêter de fantasmer sur une impossible révolution. Nos pays où la disparité des moyens d’exercer la violence entre les forces de l’ordre et les citoyens est devenue abyssale ne peuvent plus connaître de tels épisodes. Même si la majorité des citoyens vient à y porter une haine farouche au gouvernement, tant que les forces de l’ordre obéissent et sont prêtes à tuer au nom des ordres donnés, rien ne se passera.

Par contre, Emmanuel Macron doit s’attendre à affronter une immense rancœur à son endroit. Je suis du coup particulièrement inquiet de sa tendance à vouloir se lancer dans des grandes déclarations pour renouer le lien avec les Français. Celles-ci ne feront qu’envenimer les choses et enkyster encore plus cette rancœur. Emmanuel Macron devrait quand même comprendre que c’est son intervention au Journal de 13h qui a assuré le grand succès des manifestations syndicales du lendemain. Ses sorties publiques vont à chaque fois se transformer en des visites Potemkine avec des militants syndicaux et autres tenus en lisière par des armadas policières. Le mieux qu’il puisse faire serait de se taire, de ne plus prétendre avoir des plans grandioses et mensongers, et de se contenter de gérer un peu mieux les affaires courantes. Il verrait sans doute comme par miracle sa popularité remonter. Dans le cas contraire, il ne lui faudra pas s’étonner de plonger encore plus en termes de popularité

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Luc Rouban : Il ne faut pas se tromper sur la question de la légitimité. La légitimité d’Emmanuel Macron est indéniable, il a été élu dans le cadre d’une élection parfaitement régulière et conforme aux règles de droit. Cela étant, sa légitimité signifie seulement qu’il peut prendre des décisions comme président de la République avec tous les moyens de droit à sa disposition et en écoutant l’ensemble des Français. Cela n’a jamais voulu dire prendre n’importe quelle décision sans écouter personne ou ne prendre que des décisions de chef de parti.

De l’autre côté, les syndicats représentent une petite partie seulement des salariés, comme en témoigne le taux d’abstention aux élections professionnelles ou les taux de syndicalisation. Il ne faut pas en faire des représentants alternatifs du « peuple ». Le seul vrai moyen de faire parler le « peuple » juridique aurait été de faire un référendum. Ici, on réduit ce peuple souverain aux catégories populaires ou moyennes, ce qui n’est pas la même chose. Et c’est d’ailleurs un argumentaire qui fait l’objet d’une compétition rhétorique entre les syndicats et LFI qui a toujours considéré que les élections de 2022 ne comptaient pas ou pouvaient être, à tout le moins, contournées en faisant parler le « peuple » par son intermédiaire.

On est donc dans la confrontation de deux représentations politiques tronquées, une confrontation née de l’absence de sens politique de l’Élysée. Pour sortir de l’impasse, il est trop tard d’en appeler au référendum qui conduirait à ruiner toute la politique présidentielle. La seule solution serait la dissolution et l’expression du peuple souverain mais l’Élysée comme la gauche ont peur, et à raison, d’une prise de pouvoir du RN. À défaut d’embrasement, plus le temps passe et plus les votes futurs vont se radicaliser.

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Face à l’impasse, renoncer au combat maintenant n’est-il pas l’un des moyens d’éviter les dérapages violents et dangereux pour les institutions qu’imposent aussi bien l’inflexibilité de Macron que celle des opposants à la réforme ?

Luc Rouban : Le retrait de la loi ou son inapplication serait un désastre politique pour Emmanuel Macron qui verra ses soutiens, comme les députés LR et même une partie des députés Renaissance ou Horizon, l’abandonner. La seule solution d’évitement serait une censure du Conseil constitutionnel mais elle est assez improbable vue sa composition. Le seul moyen d’éviter des dérapages dangereux est politique mais le gouvernement est dans une situation où il ne peut ni reculer ni avancer. Il compte sur l’usure de la protestation et c’est peut-être un bon calcul car la résignation gagne du terrain chez les électeurs. Qui se vengeront dans les urnes.

Qui est aujourd’hui en mesure de sauver la démocratie française des effets délétères du bras de fer (le conseil constitutionnel, la majorité, le gouvernement, la rue, les syndicats, etc.) ?

Luc Rouban : J’ai déjà répondu à cette question, c’est le gouvernement car le Conseil constitutionnel n’intervient qu’au cas par cas en fonction des saisines et ne peut pas changer la façon dont sont prises les décisions. Les syndicats et la rue n’ont pas l’initiative et se positionnent sur un registre réactif.

Christophe Bouillaud : Comme je l’ai dit, du côté des opposants, syndicaux, politiques, associatifs, il n’est pas possible de renverser le régime. Par contre, les syndicats ont vraiment gagné la bataille de l’opinion publique. Ils n’ont pas à abandonner ou à continuer le combat. Ils ont inscrit dans l’esprit de la majorité des actifs que ces derniers se font littéralement voler deux ans de leur vie de retraité pour des motifs incompréhensibles ou inavouables. Mais, sous Macron, l’opinion publique ne compte visiblement plus. C’est là le fait majeur. Emmanuel Macron a décidé de mépriser l’opinion de millions d’actifs, et, comme l’a dit le leader de la CFDT, il semble plus sensible à la revendication par la violence, telle qu’exercée par une partie des Gilets jaunes en leur temps, qu’à la simple démonstration majoritaire d’un refus. Tout le monde le sait désormais, et il n’y a plus rien d’autre à en dire. De ce point de vue, même une décision du Conseil constitutionnel qui annulerait toute la loi ne résoudrait pas tout. La rancœur est trop grande. Le pot de lait est déjà renversé.

Emmanuel Macron et son gouvernement peuvent comme ces derniers jours ajouter encore à cette rancœur en y ajoutant la répression policière des manifestations, le discours critiques tenus envers les associations ou les personnalités qui mettent en garde contre les excès de cette répression, la diffusion de l’idée même que certains opposants soient prêts à renverser la République (ah ces royalistes de la France insoumise !), la tendance à ne pas accepter sa défaite sur le plan de l’opinion publique en se targuant d’avoir été mal compris, les propos lénifiants promettant une nouvelle étape (encore une !), tout cela ne fera que renforcer l’image d’un pouvoir obtus et indifférent au sort de la population.

De ce point de vue, le mal est fait. Emmanuel Macron est donc sans doute définitivement coupé d’une grande partie de la population. Ce n’était déjà pas très brillant avant cet épisode, mais désormais, il a intérêt à toujours avoir un bon service de sécurité à ses côtés.

Malheureusement, les conséquences de tout cela vont être rapidement claires pour tout le monde. Comme la majorité des Français sont plutôt politiquement à droite, ils vont logiquement se radicaliser vers la droite, comme on le voit déjà dans les sondages. C’est donc le RN qui va profiter à plein de cette rancœur. Son arrivée au pouvoir en 2027 ou avant devient très probable, voire inévitable.

Face à ce défi, les autres forces politiques pourraient bien sûr réfléchir ensemble sur les limites de cette forme de République hyper-présidentielle, qui aboutit à faire boire de force un âne qui n’a vraiment pas soif si le Président le veut. Malheureusement, comme Emmanuel Macron est lui-même la meilleure illustration des défauts de ce régime, il faudrait un miracle pour qu’il se rallie à une réforme destinée à éviter un Macron en pire. C’est ce qui est dans le fond tragique.

J’aurai donc tendance à dire que rien ne nous sauvera du bras de fer, puisqu’il a déjà eu lieu et que ses conséquences délétères sont déjà là. Les troubles qui peuvent survenir au lendemain de la décision du Conseil constitutionnel ne sont qu’un épiphénomène par rapport à ce fait majeur d’un décrochage complet et irrattrapable entre Macron et une bonne part de la population. 

Dans l’essoufflement du mouvement que l’on observe et dans les déclarations de Laurent Berger par exemple, ne faut-il pas voir, aussi, une réaction des Français qui ne veulent pas jeter la démocratie par les fenêtres malgré leur mécontentement ?

Luc Rouban : Les Français sont attachés à la démocratie. Le Baromètre de la confiance politique du Cevipof, dans sa dernière vague de février 2023, montre que seuls 35% des enquêtés français pensent que la démocratie fonctionne bien contre 41% des enquêtés italiens, 47% des enquêtés britanniques et 60% des enquêtés allemands. Cela étant, ce n’est pas parce que la démocratie fonctionne mal qu’elle est rejetée puisque 82% des mêmes enquêtés français considèrent que la démocratie est une bonne chose et 29% (contre 39% un an avant en janvier 2022) seulement d’entre eux souhaitent avoir à la tête du pays un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ou des élections. Et 76% pensent toujours qu’il est utile de voter car cela permet de faire évoluer les choses. Donc, on est loin d’un rejet de la démocratie. En revanche, le successeur d’Emmanuel Macron, ou celui ou celle qui voudra reprendre son héritage en 2027 aura sans doute une tâche bien difficile car le désaveu du président de la République c’est aussi le désaveu du macronisme et de toutes les formules pour faire de la politique « autrement ». La réforme des retraites n’aura pas été un simple accident de parcours car elle aura signifié la fin du macronisme. Il faudra alors se retourner vers des formules politiques plus classiques, droite contre gauche, en se posant la question de savoir qui va dominer à droite. Pour la gauche, on sait déjà.

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