Comment François Hollande s’est enfermé lui-même dans le piège Taubira <!-- --> | Atlantico.fr
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François Hollande ne peut pas se passer de sa ministre de la Justice.
François Hollande ne peut pas se passer de sa ministre de la Justice.
©Reuters

Mauvaise pioche

En s'exprimant au micro de RMC vendredi 19 juin, la ministre de la Justice Christiane Taubira a laissé entendre que si la réforme concernant la justice des mineurs ne se faisait pas, elle pourrait quitter le gouvernement. Et si François Hollande ne peut pas si facilement se débarrasser d'elle, c'est parce qu'elle représente encore une caution de gauche au sein d'un PS qui se refuse à examiner sa conscience.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Ni au début du quinquennat, ni au congrès de Poitiers, l'exécutif socialiste ne s'est livré à une clarification idéologique sur ce qui guide aujourd'hui le PS, et notamment son passage à la "social-démocratie". En quoi ce manque de clarté l'empêche-t-il d'évincer des symboles comme Christiane Taubira ?

Jean Petaux : Incontestablement l’exécutif se trouve de plus en plus confronté à ce que l’on considérer comme un phénomène de "dissonance cognitive". Il faut d’abord préciser que Christiane Taubira n’est pas membre du PS. Elle a cofondé avec son mari en 1993 le parti guyanais Walwari et est surtout apparentée au PRG. Elue en 1994 au Parlement européen sur la liste conduite par Bernard Tapie (alors PRG), avec Noël Mamère entre autres colistiers (une liste "montée" par François Mitterrand lui-même pour torpiller la liste officielle du PS conduite par Michel Rocard) elle rejoint Ségolène Royal lors de la campagne présidentielle de 2007 et soutient Arnaud Montebourg lors des primaires citoyennes de l’automne 2011, n’apportant même pas son appui au "patron" des Radicaux de gauche, Jean-Michel Baylet… Taubira depuis l’élection présidentielle de 2012 apparaît effectivement comme une "caution" de gauche pour François Hollande (image renforcée par son combat pour l’adoption de la loi sur "le mariage pour tous") et c’est sans conteste une des dernières qui lui reste en portefeuille. Ce n’est pas tant qu’elle pèse électoralement, même si sa capacité de nuisance (du point de vue de ceux qui ont à pâtir de ses initiatives politiques) est réelle, c’est surtout qu’elle fonctionne symboliquement comme un marqueur. Celui d’une forme de romantisme que le PS et plus globalement la gauche aiment bien entretenir et que le "social-libéralisme" a, du point de vue des "codes" et de la "patrologie" socialiste, complètement abandonné.

On peut, de fait, considérer que l’absence de clarification idéologique au PS et la non-reconnaissance d’un "nouveau PS" (comme on a pu parler d’un "New Labour" avec la "troisième voie" chère à Tony Blair inspiré par Anthony Giddens, le patron de la LSE) oblige ce même PS à continuer à "faire semblant" d’être encore de gauche. Mais je ne suis pas certain que cela soit la bonne variable explicative dans la nécessité de conserver Christiane Taubira au gouvernement comme "certificat de vertu" de gauche. Je pense, plus simplement, que le PS et l’exécutif veulent l’un et l’autre : ils veulent le "beurre" d’un socialisme romantique et humaniste et "l’argent du beurre" d’un socialisme gestionnaire et en règle avec les critères économiques libéraux de la pensée dominante bruxelloise. Un peu comme ces vieilles prostituées totalement sous la coupe de leurs "macs", conduites à faire les pires cochonneries mais très assidues à la messe du dimanche et au confessionnal pour demander pardon au Bon Dieu d’être de pauvres pècheresses…

Face à cet ultimatum, François Hollande et Manuel Valls semblent pris au piège, que peuvent-ils craindre ?

Je ne pense pas qu’il faille parler de piège pour François Hollande et Manuel Valls. Tout simplement dans le fonctionnement d’un gouvernement il y a ce que l’on appelle des "arbitrages". Il s’agit d’une séquence que connaissent parfaitement tous les responsables politiques qui ont occupé à un moment ou à un autre un poste ministériel. On en connait de plusieurs sortes : les arbitrages interministériels sont ceux qui sont rendus par le président de la République ou le premier ministre et qui sont censés régler des contentieux entre ministres ou des questions de "territoires" (dire qui est compétent ou qui doit décider sur telle ou telle question inscrite à l’agenda politique) et puis il y a les arbitrages entre le PM et l’un ou l’autre de ses ministres. On se souvient ainsi de l’épisode narré par le menu par Arnaud Montebourg à propos du dossier Arcelor-Mittal et du site de Florange où celui qui était alors ministre du Redressement productif se heurta vivement à Jean-Marc Ayrault, premier ministre.

Là en l’espèce, Christiane Taubira a clairement mis  la pression sur le premier ministre (et donc, indirectement, sur le président de la République) pour obtenir un arbitrage favorable. En l’occurrence l’inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale (dont il faut rappeler que c’est le gouvernement qui, constitutionnellement, a la maitrise de cet ODJ) de son projet de loi sur la Justice des mineurs et la réforme de l’ordonnance de 1945 modifiée 37 fois depuis sa première publication et surtout de manière totalement stupide, inefficace et même juridiquement dangereuse par Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012 au point d’ailleurs que la France ne cesse d’être pointée du doigt pour manquements par la CEDH et les organisations internationales compétentes tel que le Conseil de l’Europe.

Le souci avec Christiane Taubira c’est qu’elle est plutôt incontrôlable et ingérable.La braquer et la contrarier c’est prendre le risque de la retrouver sur son chemin (présidentiel). C’est exactement ce qui s’est passé en 2002 quand elle s’est présentée à l’élection présidentielle. Elle porte une responsabilité directe (même si elle s’en défend bien entendu) dans le fait que Lionel Jospin a été éliminé au soir du 1er tour. Elle a en effet obtenu ce jour-là un peu plus de 660.000 voix quand Lionel Jospin est arrivé troisième juste derrière Jean-Marie Le Pen avec 186.000 voix de retard sur ce dernier. Imaginons qu’un tiers seulement des électeurs qui ont voté Taubira le 21 avril 2002 se soient prononcés pour Lionel Jospin, celui-ci "passait devant" le président du FN. Donc Christiane Taubira n’est pas seulement qu’une "icône" pour une partie des électeurs de gauche, c’est aussi une passionaria qui exige d’être reconnue pour ce qu’elle est. Avec égards et attentions. C’est sans doute aussi une des composantes de cette femme brillante et cultivée,  construite sur cette identité des diasporas africaines en Caraïbe ou en Guyane. Autrement dit hypersensible à tout ce qui peut apparaître comme ou ressembler à un manque de respect. Hollande et Valls peuvent donc tout simplement craindre, juste avant la rentrée de septembre 2015, sur un mode identique à la rentrée 2014 un "claquement de porte" du la Garde des Sceaux qui ferait comme Montebourg, Hamon et Filipetti un an plus tôt. Avec un souci plus important : nous serons alors à 3 mois des prochaines régionales… Pas forcément une bonne conjoncture. Mais, face à cela, si la loi sur la Justice des mineurs arrive en débat en pleine campagne des régionales, avec une inscription à l’ODJ du Parlement à l’automne, ce ne sera pas non plus une conjoncture politique des plus commodes à gérer. L’idéal donc ce serait de négocier avec Christiane Taubira un débat parlementaire en janvier ou février 2016. A condition qu’elle patiente jusque là. En février 2016 elle pourrait quitter le gouvernement et être nommée au Conseil constitutionnel à la place de Jean-Louis Debré (nommé en février 2007 par Jacques Chirac alors président de la République) ou de Guy Canivet (nommé lui aussi en février 2007 mais par le président de l’Assemblée nationale de l’époque, Jean-Louis Debré justement). Une femme, ultra-marine, présidente du Conseil constitutionnel : deux "premières" à l’actif de François Hollande, cela ferait bien sur un "cv" de futur candidat à la présidentielle de 2017. Et puis rien que l’idée qu’elle puisse retrouver Lionel Jospin (nommé au CC en 2014) parmi les "Neuf Sages de la rue Montpensier" est amusante… 

Si Christiane Taubira représente bien une caution "de gauche" pour le PS, c'est également ce que souhaitent incarner les fameux "frondeurs". Quelles différences entre les deux ? Le gouvernement a –t-il également besoin de ces derniers ?

J’ai déjà eu maintes fois l’occasion, sur le site d’Atlantico, d’expliquer que les "frondeurs" du PS étaient des "fraudeurs" de la "révolution socialiste"…  Des "frondeurs en peau de lapin" ai-je même écrit… Je crois que je ne m’étais pas trop trompé en disant qu’ils ne pesaient rien et que leur démarche était une pure posture. Les élections des premiers secrétaires fédéraux du Parti Socialiste, au "suffrage universel direct" des militants, dans les départements, m’ont même conforté dans cette analyse. Certains candidats à ces postes, signataires ou proches de la motion 2 (celle emmenée par Christian Paul et ses amis frondeurs) n’ont pas hésité à se rapprocher de cadres et de responsables politiques locaux ayant soutenu la motion 1… Je ne parle même pas des Lamy et autres Germain qui, en bons lieutenants fidèles, ont suivi sans mots dire leur leader Martine Aubry, alors qu’ils étaient plus que critiques à l’égard de Manuel Valls et de Jean-Christophe Cambadélis six mois plus tôt…. Le dernier vote intervenu à l’Assemblée sur la motion de censure déposée à la suite de la mise en œuvre de l’article 49-3 pour l’adoption de la loi Macron II a montré que le front des frondeurs avait fondu comme neige au soleil… Je pense que le gouvernement n’a même plus besoin de faire attention aux frondeurs… Une fois encore la logique majoritaire a produit ses effets. Mais, la politique n’étant souvent qu’une suite de paradoxes, c’est peut-être parce qu’il n’a plus l’obligation de les écouter que l’exécutif va les entendre et reprendre à son compte certaines thématiques portées par les "frondeurs". Ne serait-ce, là encore, que pour se racheter, pas trop cher, une petite virginité de gauche avant les Régionales par exemple ou pour contribuer à isoler encore davantage une Cécile Duflot dont la sortie sur le "Waterloo moral" à propos du sort réservé aux campements immigrés à Paris a montré qu’elle n’hésiterait pas à pilonner le gouvernement sans aucun sens de la mesure et de la responsabilité politique…

La vraie différence entre Christiane Taubira et les frondeurs est celle qui existe entre une star et une midinette. La star existe, elle produit sa propre légende et il lui suffit de paraître pour accrocher la lumière et attirer à elle les regards, les journalistes, les commentaires. Parce qu’on sait qu’avec elle on va en avoir pour son argent d’images, de mots, de souvenirs. Même si elle a un caractère impossible, même si elle insupporte : c’est une star voilà tout. Une midinette séduit le temps d’un "shooting" et comme elle n’a rien d’autre à proposer qu’une plastique plus ou moins remarquable, on s’en détourne très vite… D’un côté la star Taubira, de l’autre la midinette Filipetti…  Fermez le ban.

D'ici la fin du quinquennat comment l'exécutif peut-il réagir face à cette menace ? Hollande et Valls peuvent-ils laisser partir Taubira et toujours prétendre incarner cette gauche classique ?

J’ai déjà dit que Christiane Taubira est un mélange explosif dangereux qu’il faut manier avec précaution. Elle va accueillir place Vendôme cette semaine qui commence son quatrième directeur de cabinet en deux ans. A croire que c’est la Chancellerie qui veut ça. En son temps Rachida Dati a collectionné les "scalps" de ses "dir’cab" avec la même constance. Sauf que là, désormais, celui qui prend ses fonctions est un remarquable serviteur de l’Etat : Alain Christnacht, préfet, ancien haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie et surtout le "Monsieur Corse" de Lionel Jospin dont il fut le conseiller technique (avec Clotilde Valter, nommée la semaine passée au gouvernement à la place de Thierry Mandon) entre 1997 et 2002. C’est un homme solide qui a l’oreille de Hollande et de Valls (qu’il a connu comme collègue au cabinet de Jospin). Reste à savoir s’il parviendra à "réguler" sa bouillante patronne. Où à tout le moins à faire en sorte qu’elle ne casse pas la porcelaine… En tout état de cause sa nomination comme "Garde des Sceaux bis" (c’est la fonction d’un directeur de cabinet d’un ministre que d’être en quelque sorte son "double") ne doit certainement rien au hasard, tellement ce poste est stratégique : il montre que les attentions et les gestes vont se multiplier à l’égard de la "Garde" comme on dit dans le jargon gouvernemental. Histoire qu’elle ne fasse pas toute une histoire de la moindre petite histoire. Elle qui a souhaité encadrer l’histoire en faisant adopter la proposition de loi mémorielle qui porte son nom, le 21 mai 2001… Provoquant ainsi un de ces débats parlementaires et extra-parlementaires qu’elle affectionne tout particulièrement. Et qu’elle semble bien avoir envie de revivre avec sa loi sur la Justice des mineurs. Quand d’autres, au  moins Manuel Valls, aimerait regarder ailleurs.

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