Combien d’hommes (et de femmes) pour gouverner la France ? Beaucoup plus que ce que le FN est en position d’aligner<!-- --> | Atlantico.fr
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Marine le Pen.
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Commando

Selon les chiffres de l'Insee, au 31 décembre 2012, un Français sur cinq travaillait pour l'Etat, les collectivités locales ou l'hôpital.

Alexis Théas

Alexis Théas est haut fonctionnaire. Il s'exprime ici sous un pseudonyme.

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Olivier Rouquan

Olivier Rouquan

Olivier Rouquan est docteur en science politique. Il est chargé de cours au Centre National de la Fonction Publique Territoriale, et à l’Institut Supérieur de Management Public et Politique.  Il a publié en 2010 Culture Territoriale chez Gualino Editeur,  Droit constitutionnel et gouvernances politiques, chez Gualino, septembre 2014, Développement durable des territoires, (Gualino) en 2016, Culture territoriale, (Gualino) 2016 et En finir avec le Président, (Editions François Bourin) en 2017.

 

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William Genieys

William Genieys

William Genieys est politologue et sociologue. Il est directeur de recherche CNRS à Science-Po.

Il est l'auteur de Sociologie politique des élites (Armand Colin, 2011), de L'élite politique de l'Etat (Les Presses de Science Po, 2008) et de The new custodians of the State : programmatic elites in french society (Transaction publishers, 2010). William Genieys est l’auteur de Gouverner à l’abri des regards. Les ressorts caché de la réussite de l’Obamacare (Presses de Sciences Po [septembre 2020])

Il a reçu le prix d’Excellence Scientifique de la Fondation Mattéi Dogan et  Association Française de Science Politique 2013.

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Atlantico : Selon les chiffres de l'Insee, au 31 décembre 2012, un Français sur cinq travaillait pour l'Etat, les collectivités locales ou l'hôpital. Parmi l'ensemble des personnes travaillant pour la fonction publique, 2 443 800 travaillaient pour la fonction publique d'Etat. Si l'on devait ramener ce chiffre au minimum, combien de personnes faudrait-il pour diriger la France ?

Alexis Théa : Tous les fonctionnaires ne dirigent pas la France. Les plus hauts responsables de l'appareil d'Etat sont nommés par le président de la République dans le cadre d'un décret en Conseil des ministres, défini par l'article 13 de la Constitution, et sont au nombre d'environ 600, préfets, ambassadeurs, généraux, hauts magistrats, etc. En élargissant le vivier, on compte environ 1700 postes de direction de la fonction publique de l'Etat. La plupart sont anciens élèves de l'ENA, mais pas tous, et viennent de différents métiers de la fonction publique. Ce nombre ne peut pas être réduit de manière significative, c'est un minimum pour assurer le fonctionnement de l'Etat et l'encadrement de l'administration.

Olivier Rouquan :  Il faut aussi comptabiliser les membres des cabinets, souvent des hauts fonctionnaires. Ces fameux cabinets chargés du pilotage politique des ministères et de Matignon, qui ont tendance à doubler les directions générales de l’administration et dont les effectifs ont peine à diminuer. Ainsi, 570 postes sont considérés comme clés, dépendant le plus souvent d’un contrôle présidentialisé.

Il existe donc un phénomène prégnant de constitution de réseaux fidélisés auprès des promotions de l’ENA et des grands corps (Conseil d’Etat, Cour des comptes, préfectorale…) ; mais le contrôle politique ne repose pas sur les seuls diplômés de nos prestigieuses écoles et encore moins sur les quelques promotions "présidentialisées" (à l’heure actuelle : Voltaire et Sedar Senghor pour l’ENA). F. Mitterrand disait : avec cent hommes, l’on peut conquérir et diriger la France. En faisant référence à ce président et à tous les autres, il ne faut donc pas fétichiser le culte du "parchemin", comme disait De Gaulle. La présidentialisation du sommet de l’État repose sur un noyau de fidèles au profil aussi bien administratif que politique.

Quel est le profil type de ces piliers du pouvoir ?

Alexis Théa : Leur métier est de deux ordres : conseiller le pouvoir politique et faire appliquer les décisions du gouvernement. Pour assurer  cette mission, il faut une excellente maîtrise  du droit public, des procédures budgétaires, des qualités de synthèse et d'autorité naturelle pour diriger ou coordonner une équipe. Mais surtout, il faut une bonne culture générale, historique, littéraire, afin de se repérer dans un contexte général. La qualité essentielle est celle du bon sens, la capacité à sentir ce que l'on peut faire et jusqu'où. Il faut aussi, qualité trop rare dans la haute fonction publique, un solide sens critique, du recul par rapport aux normes, aux habitudes, aux routines, de la créativité et enfin du courage pour être capable de dire la vérité au Prince, au pouvoir politique, même si elle déplaît. Non, il ne s'agit pas forcément de hauts fonctionnaires de formation, peu importe le cursus, mais les compétences et qualités que je viens de décrire sont indispensables!

Olivier Rouquan : En France, les hauts fonctionnaires disposent d’un "habitus", d’une culture de corps, qui façonne le style de management et la sélection des pairs. Cette praxis, celle des noblesses d’État, a plusieurs conséquences : jusqu’aux années 80-90, elle a garanti le prestige et donc la légitimité de la puissance publique, correspondant à la concentration de notre modèle administratif. Les politiques publiques ainsi conduites étaient peu contestées et jugées globalement efficaces.

Depuis la crise, ce modèle perd en pertinence : de nouvelles élites politico-administratives (locales) émergent, la société civile fait entendre son expertise et pourtant, la sélection de nos hauts dirigeants publics reste très fermée : y compris entre corps de hauts-fonctionnaires, la mobilité est faible - même si la fusion de quelques corps y conduit progressivement.

En France, les docteurs (titulaires d’une thèse), en droit, science administrative, gestion,…, que sais-je encore, ne peuvent être recrutés directement dans la haute administration, tant qu’ils n’ont pas passé les sacro-saints concours. De même, les experts du privé sont peu recrutés directement – sinon sur le mode de la contractualisation, toujours "honteuse". En un mot, un manque de fluidité est constaté ; il prive l’État de diversité et donc forcément d’esprits et de pratiques plus ouvertes, permettant à un système quel qu’il soit, de s’adapter aux réalités très changeantes de la société contemporaine. C’est incontestablement l’un des vecteurs actuels de la crise de l’administration. Par rapport aux nouvelles générations, le gap est devenu culturel.

William Genieys : Qu’entend-on par "diriger la France" ? Le secteur économique, le politique, l’administratif (la bureaucratie d’Etat)… Ce sont des secteurs qui répondent à des logiques directionnelles et de management différentes, même si dans la pratique directoriale ont retrouve des individus qui ont circulé dans ces différentes branches. C’est une spécificité française là encore, où via le système des grandes écoles on forme des jeunes élites généralistes susceptibles d’imposer par la suite leur leadership dans n’importe quel secteur de l’activité sociale. Pas la peine d’évoquer des exemples où cela ne marche, celui de Jean-Marie Messier est suffisant. Par contre, il n'est pas nécessaire de jeter l’opprobre sur l’ensemble des hauts fonctionnaires, car ceux qui se spécialisent dans certains domaines ou secteur de l’activité de l’Etat en faisant des longues carrière, même s'ils passent momentanément dans le privé, sont dotés d’un savoir-faire sectoriel qui favorise le développement de programme d’action publique susceptible de moderniser le rôle de l’Etat. C’est ce que j’appelle "les nouveaux gardiens de l’Etat", qui défendent une vision rénovée de la capacité d’action de l’Etat. Certes l’âge des grands commis de l’Etat gaulliste est révolu, il a laissé place à ce nouveau type de haut fonctionnaire.

Par ailleurs, pour répondre à la question de la nécessité des hauts fonctionnaires pour diriger le pouvoir d’Etat, du moins les directions de l’administration centrale, ce n'est pas tant le statut qui pose un problème, que leur formation et leur homogénéité liée au système des grandes écoles. Pourquoi n’intégre-t-on pas plus des docteurs des universités, bien formés, spécialisés en science sociale, en droit mais également dans d’autres disciplines ? Cela amènerait un point de vue différent et surtout une diversité des points de vues sur les politiques et dans les origines sociales qui manque grandement. Je mentionne ici qu’aux USA - malheureusement notre repoussoir, surtout par méconnaissance - les 5 niveaux de gouvernement en dessous d’un secrétaire d’Etat (ministre) sont recrutés pour des périodes courtes (système des portes tourniquets/ revolving doors) parmi les "meilleurs" d’un secteur d’activité social. Ce qui n’exclut pas les hauts fonctionnaires de carrière mais qui les met en compétition avec d’autres acteurs issus du secteur privé. Pourquoi s’acharne-t-on sur le fait qu’Emanuel Macron ait effectué un passage dans une banque d’investissement et d’affaires ? Pourquoi ne voit-on pas cette expérience comme un fait positif dans les fonctions qu’il occupe et les politiques qu’il doit mettre en place ?

De quels moyens ce noyau dur dispose-t-il pour faire obstruction au pouvoir ?

Alexis Théa : Tous les fonctionnaires ont un devoir d'obéissance républicaine, c'est-à-dire l'obligation d'appliquer les ordres donnés par le pouvoir politique. Cependant, il y a deux exceptions possibles à ce principe. D'abord, si les décisions prises sont illégales, contraires à la Constitution, à la loi ou contraires aux principes républicains : dès lors s'impose au contraire un devoir de désobéissance du fonctionnaire. Ensuite, toute personne dispose d'une clause de conscience. Elle n'est pas obligée de servir un pouvoir politique qui lui inspire de vives réserves. Elle peut donc démissionner d'une fonction de direction, d'une mission stratégique, sans perdre son emploi, en se cantonnant à des tâches totalement neutres d'un point de vue politique, par exemple de pure gestion. Un haut fonctionnaire peut aussi se mettre en réserve de la République, c'est-à-dire en disponibilité. Il se retire des cadres de l'administration, perd sa rémunération et son droit à l'avancement, sans que la rupture ne soit définitive.

Olivier Rouquan : Le haut fonctionnaire doit faire preuve de neutralité, d’impartialité, de discrétion, de réserve et… d’une loyauté toute politique dès lors qu’il occupe un emploi fonctionnel, donc stratégique au sens politico-administratif. Á ces places pourvues sur le mode du détachement, la pratique est celle du spoil system. Cela semble logique. De ce point de vue d’ailleurs, une perte d’autorité du leadership politique vient en partie des capacités de résistance lancinante de fonctionnaires, qui appliquent parfois lentement, de façon incomplète, bref en trainant les pieds, les directives ministérielles. Un bon ministre doit d’abord tenir son administration ; un bon cabinet rendre acceptables les priorités politiques auprès des dirigeants administratifs.

William Genieys : La loyauté politique est exigée pour le personnel de cabinets vis-à-vis d’un ministre et de son équipe, ce qui paraît logique, pour essayer de mettre en œuvre des programmes d’action publique qui ne soient pas dissonants. Par contre, pour les hauts fonctionnaires dans les directions d’administration centrales, c’est la loyauté sur les politiques publiques mises en œuvre qui importe. Dans mes recherches, j’ai rencontré dans le secteur de la sécurité sociale des exemples de loyauté qui ont permis à des individus faiblement politisés de rester en poste plus de quinze année durant, et cela n’est pas forcément un problème.

Si le Front national se targue aujourd'hui d'être en mesure de pouvoir mener à bien la gestion de certaines communes, le parti dispose-t-il de suffisamment de personnes loyales pour diriger un pays ?

Alexis Théa : Les partis politiques n'ont pas parmi les militants des réserves de hauts fonctionnaires à disposition pour assurer la direction du pays. Ils s'appuient sur les cadres déja en fonction, ayant vocation à servir toute majorité, sous les réserves exprimées ci-dessus. Le vrai sujet est de savoir si la haute fonction publique accepterait dans son ensemble de servir le FN, compte tenu de l'histoire de ce parti, de son identité, de ce qu'il représente. On peut avoir les doutes les plus réels à cet égard.

Olivier Rouquan : Le Front national reste un parti satellite populiste ; autrement dit, il ne peut être considéré comme parti de gouvernement, car il ne dispose pas de réseaux auprès de cadres supérieurs de la fonction publique, et au-delà de soutiens suffisants auprès des élites du pays. Ceci dit, ce parti s’institutionnalise peu à peu ; la conquête de quelques villes, le lissage apparent du message pourraient convaincre certains, trouvant là des occasions de promotion. Mais l’outrance verbale demeurant et l’histoire de cette formation restant présente à l’esprit, cette fidélisation est faible. Les cadres politico-administratifs dirigeants de la fonction publique ne partagent pas les valeurs du FN.

William Genieys : Laissons ici les sondages et les déclarations des uns et des autres alimenter des projections qui sont très lointaines et donc peu fiables. Il est clair que diriger des communes et un gouvernement central ne relève pas d’une échelle comparable tant par les enjeux que par les personnels nécessaires à mobiliser. Par contre, il peut être intéressant de suivre comment le FN procède dans la gestion des personnels de direction des villes qu’elle gouverne. Observer comment, un parti politique qui mobilise le discours contre la technocratie opère concrètement pour mettre en œuvre ces politiques publiques. Cela permettrait d’avoir des exemples concrets et discutables lors des prochaines élections et d’éviter les incantations anti-technocratiques toujours payantes électoralement parlant.

Je pense qui si l’on demande régulièrement aux Français qui devra les gouverner après 2017, et que cela pose la question du FN, il serait bien d’interroger sur la même éventualité les sommets de l’Etat, mais également les agents de l’Etat. En effet, il serait peut être intéressant de sonder, sous couvert d’anonymat comme pour les sondages d’opinion, les hauts fonctionnaires, les cadres de l’Etat, mais également les membres de certains grands corps de l’Etat pour savoir quelle serait leur degré d’adhésion possible ou de rejet au programme d’action publique porté par cette formation politique. Même si on n'a pas encore de programme économique clair, la question de la sortie de l’euro et d’autres mesures hyper protectionnistes peuvent interroger ceux qui font tourner les affaires de l’Etat français. De toute façon, il est clair que le FN essaye d’attirer en son giron des "technos" pour gouverner. Y arrive-t-il ? Je ne sais pas, et surtout sur qu’elle base idéologique ? L’incantation d’un Etat fort n’a pas de réalité s’il n’y a pas de relais sur des acteurs concrets.

Quels pourraient être les problèmes rencontrés par le Front national dans ce cas ? Et comment les pallier ?

Alexis Théa : Je suis profondément convaincu que l'idée d'une accession au pouvoir du FN est totalement invraisemblable compte tenu de son isolement, de son comportement et de ce qu'il représente aux yeux de l'immense majorité des Français. Mais bon, dans cette hypothèse, il est probable qu'il devrait faire face à une situation de chaos total de l'appareil d'Etat, des grèves massives, des demandes généralisées de mises en disponibilité, des démissions quasi systématiques de tous les hauts postes stratégiques.

Olivier Rouquan :  La contestation interne serait grande ; l’exercice du devoir de désobéissance deviendrait sans doute fréquent ; les contentieux très nombreux. En même temps, en période de crise profonde, il ne faut pas surestimer l’influence du courage comme première vertu ; l’histoire l’a indiqué. Le FN agirait bien sûr en organisant la promotion des cadres intermédiaires "frustrés", qui trouveraient là l’occasion de prendre une revanche sur le manque de mobilité ascendante, souvent constaté. D’ailleurs, notez la mention fréquente dans le discours de M. Le Pen, "du plafond de verre"… Pour éviter de donner plus de prise à ce discours et garder cette hypothèse comme invraisemblable, le modèle doit s’adapter et davantage ouvrir la sélection de ses élites. Et pour finir, remarquez dans notre pays, combien le problème ne concerne en rien uniquement l’administration et même la politique…

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