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Cette tempête politique (et sociale) mondiale qui se prépare
©PATRICK BAZ / AFP

Le calme avant...

Au début du mois d'avril, Antonio Guterres mettait déjà en garde contre "la menace" que faisait peser le covid-19 "sur le maintien de la paix et de la sécurité internationales". Une peur qui devient réalité alors que l'Inde, le Liban ou encore l'Irak ont été marqué ces derniers jours par la recrudescence de mouvements sociaux.

Alain Antil

Alain Antil

Alain Antil est chercheur et responsable du programme Afrique subsaharienne à l’IFRI.

Il enseigne à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille et à l'Institut Supérieur Technique Outre-Mer (ISTOM).

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Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont

Barthélémy Courmont est enseignant-chercheur à l'Université catholique de Lille où il dirige le Master Histoire - Relations internationales. Il est également directeur de recherche à l'IRIS, responsable du programme Asie-Pacifique et co-rédacteur en chef d'Asia Focus. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur les quetsions asiatiques contemporaines. Barthélémy Courmont (@BartCourmont) / Twitter 

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Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

Vous pouvez suivre Roland Lombardi sur les réseaux sociaux :  FacebookTwitter et LinkedIn

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Atlantico : De manière globale d'abord, cette peur est-elle justifiée ? Quelles pourraient être les conséquences à l'échelle internationale de vastes mouvements contestataires ? La paix et la sécurité internationales sont-elles réellement menacées ? 

Barthélémy Courmont : Depuis la fin de la Guerre froide, et à juste titre, les études de sécurité ont dépassé la vision réaliste des confrontations inter-étatiques et les risques de conflit armé à grande échelle, pour décliner la sécurité sous plusieurs aspects. L'économie, l'environnement, la stabilité politique ou la cohésion dans une société sont ainsi autant de situations dans lesquels des situations d'insécurité peuvent germer. Dès lors, la sécurité internationale n'est plus uniquement associée au dialogue diplomatique entre les Etats, mais dépend de la capacité des pouvoirs publics à répondre au besoin de sécurité au sein même des sociétés. Dans le langage des Nations unies, on parle depuis le milieu des années 1990 de sécurité humaine pour désigner l'enjeu ultime de la sécurité, l'humain et non l'Etat. Les constructivistes font eux mention de sécurité sociétale pour mettre en relief les risques de fractures, essentiellement mais pas exclusivement entre une partie de la population et les instances politiques. La crise que nous connaissons est la parfaite illustration de ces différentes manifestations de l'insécurité, et elles sont d'autant plus prononcées qu'elles concernent de très nombreuses sociétés. Ainsi, le risque tel que l'évoque Antonio Guterres n'est pas de voir des guerres se développer en conséquence de la crise du coronavirus, mais la répétition à grande échelle de mouvements protestataites dans des sociétés, avec des effets politiques, économique et sociaux, et une recrudescence de la violence. C'est en ce sens que la sécurité internationale est menacée, car les acteurs étatiques vont être confrontés à une multitude de problèmes internes, qui pourraient s'avérer ingérables pour les plus faibles d'entre eux.
On pense évidemment aux pays en développement, qui se trouvent confrontés à des problèmes d'approvisionnement, ou encore d'accès aux soins. L'Afrique est de ce point de vue dans la ligne de mire, quand on mesure, par exemple, qu'un pays comme le Sud-Soudan ne dispose que de 4 respirateurs sur son territoire. En clair, ce pays ne peut faire face à une crise sanitaire à grande échelle, et ce n'est pas un cas isolé. Ces sociétés connaissent aussi déjà des problèmes d'approvisionnement en nourriture, qui augurent des périodes très tendues, et des risques de famine à grande échelle, avec toutes les conséquences que l'on connait. Ajoutez à cela le décrochage social dans des sociétés qui ne disposent pas de moyens d'aide aux démunis, et qui se traduit par une indigence, et l'indigence est source de violence. Les migrations internationales, mises en sommeil par la feremture de quasiment toutes les frontières, reprendront également et pourront même connaître une très forte croisance, dès lors que certaines régions seront mieux protégées que d'autres contre les effets à long terme de la crise sanitaire. Les tensions vont se multiplier, c'est maleureusement inévitable. Cependant, les pays les plus développés ne sont pas à l'abri de ces tensions. Ce weekend, nous avons observé de nombreuses manifestations aux Etats-Unis, ciblant les gouverneurs des Etats et demandant la levée des restrictions. Là aussi, ces demandes sont portées par l'évaluation d'une vulnérabilité, qui reste bien sûr subjective, par des populations qui ne veulent pas faire les frais de décisions politiques qu'ils ne partagent pas. Des mouvements de ce type se multiplieront, et se radicaliseront de plus en plus. En Israël, des milliers de manifestants ont également bravé les restrictions pour protester contre Benjamin Nentayahou, en respectant des distances mais en sortant malgré tout. La situation est plus appaisée en Europe, mais il ne faut pas prendre pour acquis la paix sociale que nous connaissons actuellement, car elle est plus fragile que jamais.
De manière générale, l'étude des épidémies dans l'histoire met systématiquement en relief les effets économiques et sociaux, et la violence qui les accompagne. La crise du coronavirus ne fait non seulement pas exception, mais en plus elle est, par sa portée internationale, encore plus déstabilisatrice. 
Roland Lombardi : Depuis l’Antiquité, les grandes pandémies ayant frappé l’humanité ont toujours causé des bouleversements géopolitiques notables. Elles ont souvent été des points de bascule dans le cours de l’histoire. Ce fut notamment le cas avec la peste d’Athènes (fièvre typhoïde), au Ve siècle av. JC., qui emporta le grand Périclès et marqua le début du déclin de l’âge d’or athénien. La peste de Justinien, entre les VIe et VIIIe siècles, est la première pandémie (du grec « pan », qui signifie « tous » et qui s’applique en cas de propagation à la population de tout un continent voire plus) connue de peste. D’origine incertaine, elle serait partie d’Egypte ou serait venue d’Asie centrale et aurait été véhiculée via la Route de la Soie. Quoi qu’il en soit, elle a été propagée par les premiers grands échanges commerciaux. Les estimations varient entre 25 et 100 millions de victimes. Soit un tiers de la moitié de la population de l’époque. Avec 10 000 décès par jour, Constantinople aurait ainsi perdu, en un été, 40% de sa population. Au début du fléau, la grande puissance du moment, l’empire byzantin romain d’Orient jouissait d’une puissance militaire et économique conséquente. Son impact l’affaiblira fortement et sera l’une des raisons principales qui l’empêcha de reconstruire un empire romain unifié.

Quant à la « grande peste » du Moyen-Âge, elle a profondément marqué la mémoire collective des Européens. De 1347 à 1353, cette infection bubonique, une bactérie qui se transmet à l’homme via la puce, aurait tué près de 35 millions de personnes (soit 40 % de la population !) dans une Europe en plein boom, démographique et économique. Une nouvelle fois, les facteurs de propagation sont la guerre et surtout le commerce. Venue d’Asie, les comptoirs commerciaux seront les premiers touchés, et les cités portuaires riches et prospères du bassin méditerranéen comme Constantinople, Messine, Gênes, Venise et Marseille, seront impactées les unes après les autres en une année. C’est à cette époque que fut instaurée la mise en « quarantaine ».

Mais les conséquences sociales, politiques et géopolitiques seront là encore importantes. En effet, cette pandémie décimera les rangs de l’Eglise catholique dont les membres sont les « primo intervenants » de l’époque. Par la suite donc, le « renouvellement des effectifs » sera hâtif et de moindre qualité, ce qui sera, pour certains historiens, l’une des raisons de la Réforme protestante quelques décennies plus tard... Par ailleurs, « la mort noire » affaiblira davantage ce qui restait de l'Empire byzantin, déjà moribond depuis la fin du XIe siècle, et qui finira par tomber face aux Turcs un siècle plus tard, en 1453. Enfin, elle ralentira la Reconquista espagnole et surtout accentuera le déclin de la puissance des Républiques de Gênes et de Venise. 

Avec la pandémie du Covid-19 qui touche aujourd’hui toute la planète, le système-monde interconnecté dans lequel nous vivions jusqu’ici, sortira inévitablement fragilisé de cette épreuve. Au-delà des nouvelles tensions entre la Chine et les Etats-Unis, les conséquences de la crise financière (bien plus importante que celle de 2008) et de la crise socio-économique mondiale, provoquées par les confinements, le blocage total des activités commerciales et des échanges internationaux, risquent fortement de raviver les colères populaires de par le monde, notamment dans les pays les plus en difficulté comme au Sud de la Méditerranée, au Moyen-Orient et en Afrique. Les répercutions sont connues : tensions politiques au niveau local et régional et nouvelles tensions migratoires supplémentaires avec l’Europe. Mais il y aura également des bouleversements politiques et sociaux en Occident avec notamment l’envol du chômage, la baisse des croissances de plusieurs points et enfin, les nombreuses entreprises qui auront fait ou feront faillite...

Par exemple, aux Etats-Unis, la première puissance mondiale, l’épidémie a gravement impacté l’économie du pays. 20 millions de personnes seraient actuellement au chômage ! Un chiffre historique pour les USA. Cela aura assurément un effet notable sur l’élection présidentielle de novembre prochain (même s’il ne faut pas l’enterrer trop vite, cela va être très compliqué pour Donald Trump alors qu’il y a encore quelques mois, il était pourtant assuré d’être réélu) et donc sur la future politique internationale américaine...

Dans certains pays européens comme l’Italie et la France, où les gouvernements ont littéralement failli face à la crise, des déstabilisations sont à attendre... Evidemment, il y aura bien, à terme, une reprise économique, mais cela prendra un certain temps et en attendant, seuls les pays, ayant le mieux géré cette crise sans précédent et ayant fait les meilleurs choix, s’en sortiront sans trop de casse... 

En Inde des mouvements protestataires ont déjà vu le jour à Bombay, par exemple, alors que le gouvernement Modi était déjà critiqué pour son autoritarisme, que peut-on redouter ? 

Barthélémy Courmont : La situation en Inde est très préoccupante, derrière le confinement spectaculaire que les autorités ont choisi d'imposer. D'abord, il est évident que les chiffres officiels de personnes affectés et de décès ne traduisent pas une réalité qui ne sera évaluée qu'une fois la crise passée, quand des études poussées mèneront leur enquète sur le terrain. Les bidonvilles présentent une immense vulnérabilité, et surtout le risque d'une contagion rapide et même incontrôlable. Les premières protestations que nous observons à Bombay, et qui sont liées aux différentes caractéristiques que j'ai relevées plus haut, sont à mettre en relation avec le climat délétère dans ce pays avant même l'épidémie, notamment le traitement des populations de confession musulmane. S'ajoutent à cela des problèmes chroniques, comme la pauvreté, mais aussi le système des castes qui reste très pesant. Ainsi, peut-on vraiment considérer qu'un Indien de confession mulsulmane, et/ou intouchable, sera traité de la même manière qu'un autre citoyen dans l'Inde de Modi? La crise sanitaire ne modifie pas les inégalités, elle les accentue. Elle ne transforme pas les déséquilibres, elle les amplifie. Elle ne fait pas évoluer les tendances observées auparavant, elle les accélère.

Alain Antil : Le confinement, du moins tel qu’il est actuellement pratiqué par les pays européens, n’est pas tenable pour une grande majorité des pays de l’Afrique subsaharienne. Il contraint des populations actives largement inscrites dans les activités informelles avec toutes les incertitudes liés à l’informalité, absences de protections sociales, faiblesse et irrégularité des revenus, faiblesse des capacités d’épargne, dépendance à des rentrées d’argent quasi quotidiennes pour pourvoir aux besoins du ménage, etc. Autrement dit, de nombreux ménages ne peuvent tout simplement pas se permettre un arrêt de l’activité économique.  Les effets économiques de la crise toucheront durement les ménages les plus fragiles, par un ralentissement général de l’activité et par une hausse symétrique des produits de première nécessité, qui est déjà observable ici et là en Afrique subsaharienne.  Ces mesures ne pourraient être acceptées que dans la mesure où les états seraient en mesure de contrebalancer les effets pécuniaires des mesures par un accompagnement social (distribution de vivres, de revenus) et des capacités réelles à juguler la hausse des produits de base. Ces éléments de politique supposent un état efficace et des marges budgétaires, et il est évident qu’une majorité des pays au Sud du Sahara ne l’ont pas. Il faut tout de même signaler, sur le deuxième point, que de nombreux pays disposent normalement de réserves de denrées de bases et qu’elles mettent sur le marché ces denrées au moment où les prix s’envolent, c’est le cas notamment des pays sahéliens ou les hausses de certaines céréales sont régulièrement observées. Ajoutons qu’en sus de ces problèmes économiques, se posent pour la partie des populations urbaines africaines vivant dans les quartiers sous-intégrés des villes des problématique de faible accès (ou avec intermittence) à l’électricité et à l’eau, ce qui implique une impossibilité de stocker de produits frais, une dépendance aux marchés de proximités et aux points d’eau collectif, donc à une mobilité journalière vitale.

Le confinement peut ainsi entraîner une dynamique contestataire, en particulier dans les pays où la violence des forces de sécurité contre les populations civiles. Il y a quelques jours, des journalistes nigérians s’inquiétaient de ce que la brutalité des forces de l’ordre nationales dans le contrôle du confinement avaient fait plus de victimes que le covid lui-même, au Congo Brazzaville, certains n’hésitent pas à affirmer que certains éléments des forces de sécurité profitent du couvre feu pour cambrioler des magasins. Dans certains pays, le maintien de l’ordre s’est toujours accompagné des violences des forces de l’ordre, ces attitudes des « corps habillés » sont souvent un marqueur d’une absence ou d’une grande fragilité de la démocratie. Les régimes voyant ainsi tout mouvement social comme une potentielle menace qu’il faut réprimer.  

Le troisième élément qui jouera, mais à plus long terme, sur la stabilité sociale viendra de la manière dont les populations jugeront la gestion de la pandémie par les autorités. Si cela est catastrophique, alors, cela mettra en lumière l’imprévoyance et l’incurie des classes gouvernante et soulignera le fait que ces dernières on très peu investit ces dernières décennies dans des systèmes de santé auquel eux et leur proches échappent pour aller se faire soigner ailleurs.

Il y a donc, pour ces trois raisons, de voir se multiplier les contestations sociales, dont il est difficile pour l’instant de prévoir les effets politiques, car elles dépendant également de la réponse des gouvernements surcroît de fermeté et de violence ou au contraire, comme en Afrique du Sud et dans d’autres pays, des mesures d’assouplissement.  Les effets politiques dépendent également d’autres facteurs importants comme la capacité de ces colères sociales de dépasser l’échelle du quartier et d’avoir ainsi des débouchés politiques. Certains régimes tenteront d’ailleurs de profiter de la situation pour multiplier les dispositifs juridiques contraignant en plus de la coercition des forces de sécurité. Déjà, on voit des mesures d’états d’urgence se mettre en place ou une limitation des droits d’expression des oppositions et des sociétés civiles. La crise du covid sera un révélateur de la vraie nature des régimes.

Beaucoup de pays asiatiques ont été acclamés pour la manière dont ils sont parvenus à enrayer rapidement la propagation du virus. En revanche, alors que la crise économique les touches tous -la Chine y compris- doit-on s'attendre à des mouvement de protestation sociale ? Est-ce que le gouvernement chinois pourrait face à des mouvements de protestation plus vaste que ce qu'il a pu connaître jusqu'alors ? 

Barthélémy Courmont : Les pays asiatiques ne sont évidemment pas à l'abri de troubles sociaux. D'ailleurs, si on loue aujourd'hui à juste titre la gestion de la crise dans un pays comme la Corée du Sud, et que le président Moon Jae-in a bénéficié d'un vote très favorable aux élections législatives la semaine dernière, il ne faut pas oublier que sa côte de popularité a fortement vascillé au début de la crise, quand les Coréens pointaient du doigt la lenteur dans la réponse. Comme quoi les comportements peuvent basculer très vite, y-compris dans un pays moderne et démocratique. Les inquiétudes sont évidemment plus fortes du côté de l'Asie du Sud-est, où de nombreux Etats ne sont pas préparés à faire face à la crise sanitaire, et où les risques de déstabilisation politique sont grands. L'Indonésie est au centre de ces préocupations, avec à la clef des risques de radicalismes religieux ou encore de protestations politiques et identitaires. On pense aussi à la Thaïlande, où le roi est sévèremment critiqué, pour s'être confiné dans un hôtel de luxe en Allemagne en compagnie de vingt femmes. Rappelons que le crime de lèse majesté est en vigueur dans ce pays, mais la légitimité du souverain, déjà très faible, en sortira encore plus réduite. Dans tous ces pays, les mouvements protestataires verront le jour dès lors que les populations - ou des groupes d'individus - auront le sentiment d'être laissés pour compte. En d'autres termes, c'est malheureusement quasiment inévitable.
La Chine est de son côté un pays connu pour ses mouvements protestataires, malgré un régime qui se montre intransigeant sur ces questions. Depuis quelques années, le "contrat social" chinois s'articule autour d'une croisance éconmique et un bien-être social qui renforce la légitimité de l'Etat-parti. cela veut donc dire que cette légitimité est fragile, puisqu'elle peut être dispiutée dès lors que la croissance n'est plus au rendez-vous - et la Chine va entrer en récession comme le reste du monde - et dès lors que le bien-être social n'est plus assuré. Pékin se trouve confronté à une situation qui impose deux solutions, contraires, mais qui pourraient être suivies simultanément. D'un côté une politique plus répressive, interdisant les critiques de la ligne officielle au nom de l'ordre social, et c'est ce que nous observons depuis le début de la crise en janvier. De l'autre une fuite en avant vers une mondialisation que la Chine est désormais le seul pays à pouvoir maintenir, en apportant une assistance aux pays qui en ont le besoin, et en accélérant la reprise de l'activité en relançant les projets de connexion à échelle internationale. Pour maintenir sa croissance et donc sa paix sociale, la Chine a besoin du monde autant que le monde a besoin de la Chine, pour les mêmes raisons d'ailleurs. C'est pour cette raison que Pékin multiplie les initiatives afin de pouvoir au plus vite sortir de cette crise, et que le monde entier puisse en sortir avec elle - là où de manière troublante on constate que d'autres puissances, comme les Etats-Unis, ne prêtent que d'importance au sort du reste du monde. La Chine pourra-t-elle resserer son emprise sur une population qui demande des comptes, comme les nombreuses critiques sur les réseaux sociaux en janvier l'ont démontré? Réussira-t-elle son pari de faire redémmarer l'économie mondiale afin de limiter l'impact sur sa croissance? Les réponses à ces questions auront un impact déterminant sur la paix sociale dans ce pays. Cependant, il convient d'ajouter que si les Chinois pourraient exprimer leur mécontentement vis-à-vis du pouvoir si la crise s'enlise, c'est aussi à l'intérieur des murs du parti qu'il faut s'attendre à des passes d'armes. Ainsi, quelle est la légitimité de Xi Jinping dans les cercles du pouvoir? Celui que de nombreux médias occidentaux présentaient encore hier - à tort d'ailleurs, et de manière assez ridicule - comme le "président à vie" sera-t-il encore un homme fort après la crise du coronavirus? Rien n'est moins acquis.

Le Liban, l'Iran et l'Irak étaient déjà le théâtre de manifestations avant l'épidémie, alors que les crises économies que connaissaient ces pays vont s'intensifier craint-on de nouveaux "printemps arabes" ? Ces mouvements protestataires pourraient-ils toucher d'autres pays de la région ?

Roland Lombardi : Effectivement, dans la zone MENA (en anglais "Middle East and North Africa») ou ANMO (l’équivalent français), qui désigne la région du monde comportant l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, la pandémie du Covid-19 risque d’avoir des retombées inquiétantes. Même si, là encore, ce sont les pays qui auront le mieux géré cette crise qui s’en sortiront le mieux. Pour exemple, au Maroc, les bonnes décisions ont été prises rapidement et sa gestion est relativement jugée comme efficace. D’ailleurs, à l’heure où ces lignes sont écrites, nous connaissons encore une pénurie de masques pour nos soignants (et bien sûr pour la population) alors qu’au Royaume chérifien, qui a réussi à préserver et renouveler ses stocks, les masques sont aujourd’hui à disposition et en vente libre dans toutes les grandes surfaces et les pharmacies du royaume, pour tous les Marocains ! 

Même si les données et les informations demeurent encore très floues, les territoires de l’Autorité palestinienne mais également Gaza, sous la coupe du Hamas, ne s’en sortent pas si mal. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cela est dû notamment grâce à l’aide discrète d’Israël, qui rappelons-le, est, d’après une étude récente, en tête des cinq Etats les plus efficaces contre l’épidémie, devant l’Allemagne, la Corée du Sud, l’Australie et la Chine. Il en va de même pour la Syrie d’Assad qui bénéficie d’une conséquente assistance sanitaire et d’importantes aides médicales de son allié russe.

Ailleurs dans la région, la situation demeure incertaine du fait notamment du déni des autorités et de la communication naturellement opaque des régimes autoritaires en place. Certes, les autocrates, eux, ne tergiversent pas, tranchent et parviennent à imposer rapidement des mesures drastiques plus ou moins respectées comme le confinement généralisé. Mais lorsqu’on connaît l’importance des rapports sociaux et la propension de ces sociétés à la vie en extérieur, il est évident que tout cela pose certaines difficultés. Surtout, lorsque l’on sait que les échanges sociaux sont au cœur d’une économie déjà fragile et précaire, basée essentiellement sur le petit commerce de proximité, et souvent synonyme de survie, pour la grande majorité des déshérités. Par ailleurs, et c’est un avantage par rapport aux sociétés occidentales, celles de ces pays sont aussi habituées à vivre et se contenter de peu. Elles sont passées maîtres dans l’art de la débrouille et du système D.

Alors dans un premier temps, cette crise fut un moyen d’instaurer des cessez-le feu dans les conflits de la zone. En Syrie, sous la pression russe et turque. Malheureusement, en Libye et au Yémen, on l’a vu ces derniers jours, l’arrêt des hostilités aura fait long feu... 

Dans un second temps, la pandémie a permis aux pouvoirs en place (comme en France d’ailleurs...), avec par exemple les règles de confinement, de suspendre et mettre entre parenthèses (avec bien évidemment l’assentiment des organisateurs), les mouvements sociaux et les grandes manifestations de rue ayant secoué en 2019 certains pays comme l’Algérie, le Liban, le Soudan, l’Irak ou l’Iran. Néanmoins, la colère n’a pas disparu. Loin de là ! Ces pays sont à présent de véritables cocottes-minute ! On peut aisément le vérifier sur les réseaux sociaux...

En Iran, la crise du Covid a terriblement aggravé la situation socio-économique déjà critique du fait des sanctions américaines. C’est la raison pour laquelle, les autorités iraniennes ont finalement décidé la fin du confinement et le redémarrage de l’économie afin d’éviter un effondrement général du pays. Nul ne sait pour l’heure, quelles seront les répercutions sanitaires de ce pari risqué à court et moyen terme... La Turquie d’Erdogan est elle aussi en grande difficulté.

Le ralentissement des économies et des échanges internationaux risque donc, on l’a vu, de fortement raviver et exacerber les exaspérations et les contestations sociales à l’issue de la crise. Le tourisme, qui avait déjà grandement pâti des printemps arabes, est de nouveau, et le restera pendant encore un moment, au point mort. La ‘umra, le petit pèlerinage annuel à La Mecque a été annulé et le hajj, le grand pèlerinage, est pour l’instant en suspens. Si l’on rajoute à cela la « guerre du prix du pétrole », initiée assez maladroitement par l’Arabie saoudite, qui a fait chuter de manière historique le prix du baril, les monarchies du Golfe ont de quoi s’inquiéter très sérieusement.

D’autant plus, qu’en dépit d’un accord conclu récemment entre l’OPEP, la Russie et les Etats-Unis sur une limitation de la production mondiale, mais aggravée par la crise du coronavirus et l’effondrement de la demande notamment chinoise et asiatique, cette chute vertigineuse des cours du pétrole peut se poursuivre...

Ainsi, avec une démographique incontrôlable, une pandémie mondiale qui induit une crise financière accompagnée d’une explosion de la pauvreté et enfin, la chute des prix du pétrole, la région doit inévitablement faire face à une dramatique conjonction de facteurs détonants. Les conséquences peuvent donc avoir des répercutions catastrophiques, à la fois pour les pays en question, mais également pour l’Europe avec une probable et nouvelle crise migratoire par exemple... 

De même, ne perdons pas de vue que tous les mouvements islamistes radicaux, qu’ils soient violents comme Al-Qaïda ou Daesh, ou qu’ils s’inscrivent dans une logique électorale, comme les Frères musulmans, sont en embuscade. Ils attendent patiemment leur heure. Pour eux, le Covid-19 n’est qu’un châtiment divin envoyé du ciel pour frapper les mécréants et, dans l’absolu, aider à l’avènement de leur hégémonie...

Certes, on peut imaginer aisément que, devant l’effacement prévisible d’une Europe en crise et des Etats-Unis affaiblis, la Russie et surtout la Chine, qui n’ont absolument aucun intérêt à un embrasement de la zone et surtout pour asseoir leur leadership dans la région (comme en Europe d’ailleurs, on l’a vu avec l’Italie), viennent en aide d’une manière ou d’une autre aux Etats en difficulté. Mais en auront-ils les moyens ? Y parviendront-ils ? Est-ce que ce sera suffisant ? Nous verrons bien.  

Le véritable enjeu pour la région sera de savoir comment les mouvements démocratiques et de la société civile, que j’évoquais plus haut, vont s’organiser et canaliser cette colère qui couve encore. Et surtout, de quelle manière, après la crise, ils vont pouvoir donner un second souffle à leurs critiques légitimes de la corruption et du gaspillage de leurs gouvernants. Ensuite, est-ce que la mobilisation sera au rendez-vous ? Au contraire, ne va-t-on pas assister à la fin de cette épreuve, comme en Occident d’ailleurs, à un sentiment de soulagement, de griserie et à un ardent désir de passer à autre chose, comme ce fut le cas lors « des Années folles » après le premier conflit mondial ? Qui peut savoir ? Il n’en reste pas moins que c’est une question qui mérite aussi d’être posée. Quoi qu’il en soit, tout ceci dépendra également du niveau de la contestation et par-dessus tout, de la capacité de ces fameuses autocraties à faire face à la crise et, encore une fois, à leur efficacité (ou pas) dans la gestion de cette pandémie. Il en va de leur légitimité... ou de ce qu’il en reste. Car le jour d’après, le temps du bilan viendra inévitablement.  

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