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Cette erreur anthropologique fondamentale qui plombe la pensée EELV
©MEHDI FEDOUACH / AFP

Alerte au néo-progressisme

Peu ou prou et quel que soit leur degré de néo progressisme directement importé (sans barrière douanière) des États-Unis, les candidats à la primaire des Verts voudraient tous œuvrer à la création d’un homme bon et donc nouveau. Sans rien retenir de l’histoire du XXe siècle…

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Comme le souligne Les universités d’été d’Europe écologie les verts, une forte attention est portée aux thématiques intersectionnelles ou de lutte contre toutes les discriminations. Cet objectif est-il crédible ? Éradiquer les discriminations serait-il nécessairement gage d’un monde parfait ? 

Bertrand Vergely :  Vouloir lutter contre toutes les discriminations donne l’impression d’être un projet politique allant dans le sens de la justice. En réalité, la notion de discrimination n’étant pas définie, ce projet n’est pas autre chose qu’un foutoir idéologique  reflétant le vide dans lequel la pensée est tombée. Ce foutoir n’est pas  arrivé là par hasard. Il est la résultat de l’histoire de la notion d’inégalité, du tournant qu’a pris l’écologie et de l’usage désastreux qui a été fait de la pensée de Gilles Deleuze. 

La lutte contre les discriminations s’inscrit dans l’histoire de la notion d’inégalité qui comporte 4 moments. 

1. Premier moment. Tout commence  avec la Révolution Française. La société souffre de l’inégalité qui existe entre les nobles qui bénéficient de privilèges et l’autre partie de la société qui n’en bénéficie pas. Pour mettre fin à cet abus, un mouvement révolutionnaire voit le jour et  entreprend une révolution politique afin de supprimer les privilèges. 

2. Deuxième moment. Marx fait remarquer que l’inégalité n’est pas simplement politique. Elle est économique. Quand on est riche, on a des privilèges que n’ont pas ceux qui ne le sont pas. Un nouveau mouvement révolutionnaire voit le jour afin de supprimer l’inégalité économique. 

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3. Troisième moment. Le féminisme et les noirs font remarquer que l’inégalité ne relève pas de critères  économiques mais du sexe et de la couleur de peau. Quand on est femme ou noir, on subit un système qui profite aux hommes et aux blancs. Un troisième mouvement naît pour défendre le droit des femmes et pour supprimer les discriminations fondées sur la couleur de peau. 

4. Quatrième moment. Pendant longtemps, le communisme a canalisé et organisé la soif de lutte pour un idéal. Quand il s’est écroulé, cette soif n’ayant plus rien à se mettre sous la dent, celle-ci s’st reportée sur la défense des minorités.  Faute de pouvoir bâtir la grande société communiste, on s’est mis à vouloir  bâtir la grande société inclusive qui ne refuse personne, intègre tout le monde, reconnaît toutes les différences, légitime toutes les marginalités. L’apparition du terme sociétal à la place de celui de social illustre bien le transfert qui s’est opéré. Hier la société était fondée sur la morale du bon sens et de l’honnête homme. Aujourd’hui, elle est fondée sur les mœurs, les goûts et les préférences sans morale, sans bon sens et sans l’honnête homme. Le sociétal qui a comme projet de n’exclure personne entend lutter contre toutes les phobies, celles-ci étant jugées responsables des discriminations qui ont lieu. Il faut ouvrir les yeux : rien n’étant plus phobique que l’anti-phobisme,  il n’y a pas plus phobique que le sociétal.  En outre, voulant faire plaisir à tout le monde afin de ne rien exclure, il est proprement ingérable. Témoin la question de la nourriture où, afin de ne discriminer personne on est prié de respecter ceux qui mangent de la viande et du poisson, ceux qui mangent du poisson et pas de viande, ceux qui mangent de la viande et pas de poisson, ceux qui ne mangent ni poisson ni viande, ceux qui refusent toute nourriture de provenance animale, ceux qui mangent cru et ceux qui mangent cuit, ceux qui acceptent le gluten et eux qui le refusent  etc. Cette multiplication de minorités reflète l’évolution qui a été celle du mouvement social. 

Au départ, les choses étaient simples. Lutter contre l’inégalité voulait dire lutter contre les nobles, contre les riches, contre le racisme et la misogynie. Avec la mode consistant à voir du racisme et de la discrimination partout, on ne sait plus ce que veulent dire racisme et discrimination. Ou plutôt  si, on le sait. Cela veut dire le modèle. 

 Le modèle voulant dire ce qui veut imposer un modèle, une identité et  une norme, le mouvement ou plutôt la mouvance anti-discrimination  n’en veut pas. Elle n’en veut plus. Résultat : il en va du sociétal sans modèle comme il en va du refus de toute phobie.  Refusant toute norme, il n’y a pas plus normatif. Refusant toute identité, il n’y a pas plus identitaire. Refusant tout modèle, il n’y a pas plus autoritaire afin de s’ériger en modèle. 

Le mouvement anti-discrimination dont on entend parler matin, midi et soir  sur toutes les ondes donne l’impression de patiner. On se demande pourquoi. Lui qui est si juste et si bon ! On a la réponse. Pour être crédible, il faut avoir des idées, un projet, une cohérence par rapport à ce projet. À part le désir d’être reconnu par tout le monde et d’avoir tous les droits la  mouvance anti-discrimination n’a aucun projet. Elle est vide. 

- Le tournant qu’a pris l’écologie explique également le mouvement anti-discrimination.  Un jour quelqu’un a cru être intelligent en expliquant aux Verts que s’ils voulaient pouvoir continuer à parler d’écologie il fallait qu’ils parlent d’autre chose. Résultat : parlant de politique et non plus d’écologie en cherchant à prendre le pouvoir, les écologistes ont perdu l’identité et l’originalité qui étaient la leur. Cela se voit dans leur défense des minorités. Quand les Verts se penchent  sur elles, ne pensons pas qu’il s le font par grandeur d’âme. Il s’agit là d’une opération purement politicienne. Les minorités occupent aujourd’hui la scène idéologique et médiatique. Comme les Verts ont décidé de prendre le pouvoir aux prochaines présidentielles et que pour se faire élire il est indispensable d’apparaître comme le défenseur des opprimés, les Verts ont décidé de les défendre. Mauvaise idée.  Comme, de l’extrême gauche à la droite en passant par la gauche et le centre, tout le monde parle des minorités, on ne voit plus bien en quoi les Verts  se distinguent des autres. 

Enfin, l’usage désastreux de la pensée de Gilles Deleuze. Dans les années soixante dix, Gilles Deleuze a bâti toute une philosophie déconstruisant la notion de sens. Afin de débarrasser celui-ci de tout modèle, il a eu l’idée de penser le réel comme une grande machinerie avec des circuits, des branchements, des connexions, des déconnexions et des reconnexions. Dans ce contexte, il a développé le concept d’intersection repris par les écologistes à travers celui d’intersectionnalité qui sert à penser la convergence des luttes. Dans la machinerie du monde machinique où tout se connecte, se déconnecte et se reconnecte, comme il y a toutes sortes de connexions, il y a des moments où celles-ci se rencontrent. Quand elles se rencontrent, des intersections apparaissent. Quand ces intersections apparaissent il se passe des choses, des événements inattendus.  Gilles Deleuze a développé ce modèle machinique pour créer un monde sans référence aucune dans lequel délivré de toute attache il devient possible de jouer avec tout comme le schizo quand il joue avec son imaginaire. Le monde deleuzien est un monde ludique. Purement ludique,  c’est un monde sans visage, sans chair, sans corps. Totalement technique, ce monde est   totalement déshumanisé,. D’où le fait d’appeler une rencontre non plus une rencontre mais une intersection ou  bien encore un branchement. Que le monde de la Silicone Valley se sente bien dans un tel monde, rien de plus normal. Fomater le monde comme un ordinateur lui a déjà permis d’amasser des  milliards de dollars. Développant de plus en plus une vision machinique du monde, il va pouvoir en amasser encore des milliers de milliards. Que l’écologie en revanche se mette à voir le monde avec les yeux d’un informaticien cynique de la Silicone Vallée fait froid dans le dos. Quand au lieu d’utiliser le terme rencontre on se met à utiliser celui d’intersection, cela veut dire que mentalement après avoir cédé à l’attrait du pouvoir on se pense comme la Silicone Vallée veut que l’on pense. 

L’adhésion à ces thématiques est pour l’instant relativement faible dans la société. Peut-on envisager une propagation de ces thématiques sans dimension coercitive? 

Bertrand Vergely : La propagation des thématiques anti-discrimination n’est pas faible du tout. Aujourd’hui, ce sont elles qui nourrissent la vie intellectuelle et morale. Il suffit d’ouvrir la radio. Il n’est question que d’elles. Elles ont pris le pouvoir sans recourir à la coercition et elles vont continuer à le prendre parce qu’elles ont compris comment faire en utilisant la séduction, l’intimidation et la propagande. 

Les medias, la radio, la télévision, les réseaux sociaux, les journaux, la presse, l’art, la culture, la politique, nos conversations ont besoin de « sujets ». Les minorités leur en fournissent à foison. Quand Victor Hugo a écrit Les misérables il l’a fait afin de montrer que la richesse du monde se nourrit de sa misère. La richesse de notre monde culturel et communicationnel se nourrit de la misère des minorités qui fournissent quantité de sujets à travers des histoires de malheurs. D’où la séduction qu’exercent ces minorités, celles-ci étant un vivier alimentant nos imaginaires et nos conversations. 

Quand elles ne prennent pas le pouvoir par la séduction, elles le font par l’intimidation.  Quotidiennement des associations se chargent d’ameuter le monde à propos des minorités en le culpabilisant après s’être indigné et avoir crié au scandale. Quand ce ne sont pas des associations qui le font, c’est le politique qui s’en charge en utilisant la défense des minorités comme levier de pouvoir. 

Enfin, il y a la propagande.  Quand matin, midi et soir on entend parler des minorités, de leurs souffrances, de l’indifférence scandaleuse, du droit à la différence et à la reconnaissance, cela finit par marcher. Penser comme les minorités devient un réflexe naturel dont on ne s’aperçoit pas. Les minorités l’ont fort bien compris. Jouant la carte de la séduction, de l’intimidation et de la propagande, elles ont réussi à prendre le pouvoir sur le mental collectif sans aucune coercition. En se gardant d’être frontalement agressives, elles ont évité de faire peur. Adoptant la posture de la victime, elles ont fini par l’emporter. Victor Hugo ne s’est pas trompé. Parce qu’il était le défenseur des pauvres et des opprimés il s’est insurgé contre l’exploitation qui pouvait être faite de leur malheur. 

Historiquement, la recherche de la « déconstruction » de l’homme dans le but d’en voir émerger une meilleure version a-t-il porté ses fruits ? Avec quelles conséquences ?

Bertrand Vergely : La déconstruction est un mouvement philosophique et intellectuel complexe. Historiquement, il est présent dès l’Antiquité avec les penseurs sceptiques, cyniques et matérialistes  qui fustigent les pensées métaphysiques idéalistes totalisantes qu’ils jugent arrogantes et fausses. Dans la modernité c’est avec le scepticisme de Montaigne ou bien encore avec l’empirisme de Hume qu’on le voit s’affirmer. Kant essaiera bien de lui donner une légitimité en faisant servir la critique de la métaphysique et de ses illusions au renouveau de la morale. Mais, c’est avec Nietzsche puis avec Heidegger avant que Foucault, Deleuze et Derrida ne s’en emparent que la déconstruction se déploie. 

Au départ, tout s’enracine dans la volonté d’aller au-delà de l’athéisme à travers une révolte plus radicale encore.  Si le penseur déconstructionniste est athée en ne croyant nullement en Dieu, il entend ne pas en rester là. Nos esprits ayant été pollués par deux mille cinq cent ans de métaphysique grecque et de théologie chrétienne, il importe de les purifier. D’où chez Nietzsche une déconstruction de la morale dans La généalogie de la morale afin de purifier celle-ci de la morale chrétienne fondée sur la pitié ». Chez Heidegger, c’est toute la métaphysique qui est soigneusement passée au peigne fin afin de montrer comment celle-ci aboutit au triomphe de la techno-science contemporaine. Nietzsche et Heidegger ne sont nullement des penseurs de gauche, Nietzsche faisant l’apologie du fort dominant le faible et Heidegger faisant le procès de la modernité. Avec Derrida, Foucault et Deleuze, la déconstruction devient de gauche et militante en s’appuyant sur Nietzsche afin de fonder un ultra-individualisme et sur Heidegger pour installer une critique hypercritique. S’opposant à tout modèle de sens (Deleuze), tout modèle moral (Foucault) et tout modèle philosophique (Derrida), la déconstruction à la française se met alors à inspirer et à alimenter le mouvement des minorités qui va enflammer les États-Unis avant de se répandre dans le monde entier. Ce mouvement donne l’impression qu’il veut une meilleure version de l’homme. Impression trompeuse. Hypercritique, il est antihumaniste. Farouchement opposé à toute notion de morale, il est par ailleurs contre toute idée de bien. Dans l’art contemporain, seule la radicalité du discours sur l’art et non l’art  intéresse les artistes contemporains qui au demeurant refusent de s’appeler artistes et de faire de l’art. En philosophie, on retrouve un phénomène semblable. Ce n’est pas la philosophe qui intéresse les penseurs de la dé construction mais la radicalité du discours tenu à son sujet. Ce radicalisme a porté ses fruits. La déconstruction, quoiqu’elle prétende le contraire, voulait prendre le pouvoir. Elle l’a conquis en étant aujourd’hui la pensée dominante qui pense toute la pensée contemporaine. 

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