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Un membre des Talibans se tient à côté d'un marchand ambulant sur un marché de Kaboul, le 3 décembre 2021.
Un membre des Talibans se tient à côté d'un marchand ambulant sur un marché de Kaboul, le 3 décembre 2021.
©Ahmad SAHEL ARMAN / AFP

Crise sans précédent

Selon l’ONU, l’effondrement économique de l’Afghanistan suite au retour des Talibans est le plus rapide et le plus dramatique de toute l’histoire contemporaine

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Atlantico: Depuis la prise du pouvoir par les talibans à la fin du mois d'août, les recettes publiques de l’Afghanistan ont fondu et l'économie monétaire s'est contractée à une vitesse vertigineuse. Et selon l’ONU, l’effondrement économique de l’Afghanistan suite au retour des Talibans est le plus rapide et le plus dramatique de toute l’histoire contemporaine. L’économie afghane n’avait-elle aucun garde-fou ? Rien n'avait été fait depuis 20 ans ? 

Emmanuel Dupuy: Il faut bien comprendre, que la prise de pouvoir des Taliban aura été fulgurante et qu’elle a pris de court toute la Communauté internationale et les Afghans eux-mêmes. Alors que 60% du territoire aura été conquis lors des six derniers mois, il n’aura fallu que 10 jours pour que les 34 capitales provinciales et les 419 districts tombent les uns après les autres. Kaboul est ainsi « livré » pour ainsi dire aux hommes de Sirajuddin Haqqani, à la tête du réseau Haqqani (fondé par son père, Djalâlouddine, et toujours considérée comme une organisation terroriste), dont ce sont les hommes qui entrent en majorité dans Kaboul, le 15 août dernier, presque sans tirer un coup de feu ! 

C’est à se demander, d’ailleurs, si le pouvoir ne devait pas être donné sans coup férir aux Taliban ? Certains, au sein même du Congrès américain, ou par le truchement des révélation de l’ancien Conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, y ont vu une des clauses secrètes de l’accord signé entre les Taliban et les Américains, à Doha, le 29 février 2020. Présenté comme un «  accord de paix » , ce document certes âprement discuté, mais dans un étonnant huis clos, n’est en réalité qu’un mode d’emploi et échéancier pour la prise de pouvoir « négociée » des Taliban, aux dépens du gouvernement légitime du président afghan, Ashraf Ghani, pourtant réélu en septembre 2019 mais, savamment tenu à l’écart. 

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Pour rappel, seules 4 pages ont été rendues publiques sur le 196 pages du mémorandum paraphé par le « missi dominici » américain, Zalmay Khalilzad et le chef de la Commission politique des Taliban, le Mollah Abdul Ghani Baradar, désormais vice-Premier ministre. Comment dès lors, s’étonner que le système financier et monétaire se soit effondré, comme un chateau de cartes, tout comme les Forces armées et de sécurité afghanes (ANSF) en quelques jours ? Rien d’étonnant, pourtant,  pour un pays où 75% du budget dépendait de l’aide internationale, singulièrement des Etats-Unis et ce depuis 20 ans !  Ces derniers y ont dépensé, en 20 ans de présence militaire, entre 1,5 et 2 trillions de dollars, en presque pure perte. Nous, Européens, y avons rajouté 1000 milliards d’euros en plus, sans plus de résultat, il va sans dire.

Dès lors, rien d’illogique à ce que la gestion des finances publiques et la comptabilité nationale soient au point mort. L’inexpérience du nouveau directeur de la Banque centrale afghane, Mohammad Idris est patente, à contrario de son prédécesseur, Ajmal Ahmaday, ancien diplômé d’Harvard ! Par ailleurs, la demission et la fuite précipitée du ministre des Finances, Khalid Payenda, dans les premières heures de l’arrivée à Kaboul des Taliban, n’aura guère été un signal rassurant pour les ménages afghans, qui ont vu la valeur de l’Afghani fondre comme neige au soleil et le prix du Dollar atteindre des taux de change inaccessibles à la totalité des 38-39 millions d’Afghans. Ce sont ainsi 97% de la population afghane qui pourrait vivre sous le seuil de pauvreté (1,7 euros / jours ou 1,9 dollars / jours) d’ici la fin de l’année, comme est venu le rappeler, le mois dernier, un rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l'alimentation (FAO) et du Programme Alimentaire Mondial (PAM) !

Les États-Unis et leurs alliés cherchent à priver le gouvernement taliban de toute légitimité et de tout financement tant que celui-ci n’aura pas garanti le droit des femmes, des minorités et qu’il n’aura pas rompu ses liens avec des groupes terroristes. Avec une telle pression internationale, l’économie afghane pourrait-elle se relever ? 

La Communauté internationale, à l’instar des pays réunis lors du dernier Sommet du G20 à Rome, fin octobre dernier, notamment à l’initiative de la Présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, ont certes pris la juste et nécessaire décision de débloquer la somme de 1 milliards d’euros afin de répondre aux besoins humanitaires, sanitaires et alimentaires d’urgence. Parmi cette somme, 300 millions d’euros sont prévus à des fins humanitaires, notamment dans le cadre de la campagne de vaccination contre la Covid-19, mais aussi l’hébergement, la protection des civils à risques (dont les femmes et minorités ethniques et religieuses - notamment les Chiites) ainsi que les droits de l’homme. Cependant, ce n’est pas suffisant au regard de l’urgence.

Le sort des 22 millions d’Afghans - peu ou prou la moitié de la population afghane - qui se trouve déjà dans un « état d’insécurité alimentaire », ainsi que les 8,7 millions d’Afghans qui seront dans un état de « famine prononcée » d’ici la fin du mois de décembre, dépendait des gestes minimaux que se devaient de faire les bailleurs de fonds traditionnels de l’Afghanistan, que sont les USA et l’UE. Sans oublier l’épineuse et lancinante question des réfugies afghans. En effet, depuis la prise de pouvoir des Taliban, mi-août dernier, 700 000 afghans déplacés sont venus rejoindre les quelque 4 millions d'Afghans qui avaient fui le pays, précédemment, notamment en direction du Pakistan, du Tadjikistan et de l’Iran.

La Russie n’est pas en reste. Cette dernière a livré 36 000 tonnes de produits alimentaires, ces derniers jours. La Grande-Bretagne avait autorisé, fin septembre, le décaissement de 335 millions d’euros en faveur d’un regime taliban que Londres ne reconnait certes pas, mais avec lequel il n’hésite pas à discuter non plus, tout comme le font aussi les Etats-Unis, du reste. La position française de fermeté, récusant toute forme de reconnaissance et agissant comme tel, tant au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU, tout comme au sein du Conseil de l’UE et du Parlement Européen, semble nettement plus cohérente. La position française résistera-t-elle, dès les premières heures de 2022, cependant au triple enjeu de la présidence française du Conseil de l’UE (premier semestre 2022), l’anniversaire du centenaire des relations diplomatiques (1922-2022) entre Paris et Kaboul et le dixième anniversaire du Traité d’amitié et de coopération - engagé en janvier 2012 - avec Kaboul, à l’aune de la stabilisation et approfondissement de nos relations bilatérales ? 

Néanmoins, le vrai dilemme auquel la Communauté internationale doit faire face désormais, demeurent les 9,5 à 10 milliards de dollars d’actifs gelés appartenant à la Banque centrale afghane, et « détenus » par le Trésor américain. Le nouveau ministre des Affaires étrangères taleb, Amir Khan Muttaqi, a d’ailleurs « enjoint »  les Etats-Unis à rendre cette somme, en tenant à rappeler que la  « sécurité financière était le principal enjeu » et tenant pour responsable les USA de l’actuel blocage. Cette lettre adressée aux membres du Congrès américain et rendue publique par les autorités de « l’Emirat Islamique d’Afghanistan », toujours reconnu par aucun état - pas même le Pakistan - témoigne, en quelque sorte du piège dans lequel les Etats-Unis et les Talibans sont engagés, ensemble, irrémédiablement, dans un sorte de tragique jeu de sourds, tout autant que de dupes. Ici, encore, le principe de l’extraterritorialité du dollar s’appliquant, les autres partenaires que nous, Européens, sommes, n’avons guère notre mot à dire !

Les instances internationales peuvent-elles agir pour tenter d’endiguer cette crise alors que le pays est toujours victime de sanctions économiques ? La situation économique du pays peut-elle s’améliorer sans actions concrètes du gouvernement taliban ? Quelles pourraient être à terme les conséquences de cette crise pour l’économie afghane ?

Il convient de se souvenir que la situation économique dramatique que connaît l’Afghanistan, en cette fin d’année 2021, est aussi induite par une sécheresse exceptionnelle qui a ravagé, au printemps et été dernier, près de 80% des récoltes du pays. Sans oublier l’aggravation automnale et hivernale de la pandémie dans le pays, désormais privé des doses de vaccins américains. L’arrivée et l’enkystement au pouvoir des Taliban est ainsi un des facteurs, mais n’est pas le seul, qui, hélas, aura vu le taux de mortalité augmenter de 20% ces derniers mois. Un enfant sur cinq meurt désormais en Afghanistan. La part de la population afghane en risque de «  famine aigüe »  avait déjà été augmenté de 37% en avril dernier ; soit quatre mois avant la chute du gouvernement d’Ashraf Ghani et la prise de pouvoir par les Taliban. Il en a résulté une augmentation de 35% des prix des denrées alimentaires...

Au risque de me répéter, la situation en Afghanistan est schizophrène. 

L’urgence climatique, à mesure que le froid s’installe durablement dans le pays ;  autant qu’alimentaire, à l’aune du phénomène de délitement rapide de l’Etat, interroge notre « humanité » et nous oblige à aider les Afghans, aux prises tant à « l’inhumanité » ou tout au moins aux critères « sectaires »  des Taliban que leur incapacité à gérer la situation économique et sociale dégradée à laquelle fait face le pays. Néanmoins, le don d’un montant de 600 millions de dollars que Martin Griffiths, le Secrétaire général adjoint de l’ONU en charge des affaires humanitaires (UNOCHA) avait  octroyé aux nouvelles autorités de Kaboul, est d’ores et déjà « détourné » en priorité au profit quasi exclusif des  quelques 80 000 « moines soldats » comme aiment à se présenter les Taliban. Comment sortir de cette vicieuse logique de « quadrature du cercle » , visant à aider les Afghans, sans favoriser ceux qui les oppressent mais, qui, hélas, les gouvernent, désormais ? 

Pour l’heure, chaque interlocuteur, qu’il soit occidental  (Allemagne, France, Italie, Canada, Espagne, Pays-Bas, GB, et bien sûr, l’Union Européenne, en tant que tel) ou voisin «  oriental »  plus ou moins proche (Iran, Chine, Pakistan, Russie, Inde, Tadjikistan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kazakhstan, ou encore l'Organisation de Coopération de Shanghai - OCS - sans oublier la Turquie et le Qatar) tâtonne entre dialogue plus ou moins avoué avec les nouveaux maîtres de Kaboul ou déni. 

Pour combien de temps encore, pourra t-on hésiter entre sanctions à adopter permettant, peut-être d’accélérer l’effondrement des Taliban, ou bien, à contrario, l’octroi d’une aide pérenne et suffisante ainsi que le déblocage des avoirs afghans actuellement détenus par les Etats-Unis ? 

Le piège tendu à Washington et aux autres capitales européennes et occidentales, consiste, une fois de plus, à pointer du doigt nos actuels atermoiements - fort légitimes, sur le fond, puisqu’il s’agit de réfléchir à la meilleur manière d’aider les Afghans, sans favoriser les Taliban -  comme les principaux responsables de la dramatique situation que subissent les Afghans, notamment les plus vulnérables d’entre-eux que sont les enfants, alors que les partenaires orientaux de l’Afghanistan ne s’en soucient guère plus, voire, profitent de la situation pour engager Kaboul dans un endettement politique et économique dont l'Afghanistan sera dépendant pour de nombreuses années. Ainsi va le monde ! dans un paradigme «  post-Atlantique »  et dans le cadre d’une « sino-mondialisation » que le chaos du départ des troupes occidentales d’Afghanistan et le déclin de la puissance américaine, après 19 ans et dix mois de stabilisation de façade n’aura fait qu’accélérer...

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