Ces stratégies déployées par la Russie pour tenter de saper le soutien occidental à l’Ukraine<!-- --> | Atlantico.fr
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Un montage de photographies de Joe Biden et de Vladimir Poutine.
Un montage de photographies de Joe Biden et de Vladimir Poutine.
©Jim WATSON, Grigory DUKOR / AFP / POOL

Tactique du Kremlin

Les Occidentaux ne voient pas les vrais dangers émanant de la Russie.

Françoise Thom

Françoise Thom

Françoise Thom est une historienne et soviétologue, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris-Sorbonne

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Dans l'affrontement qui met aux prises le camp occidental à la Russie, la grande faiblesse des Occidentaux tient à ce qu'ils sont incapables de définir des objectifs clairs, ou qu'ils n'osent pas le faire. On s'autorise tout juste à déclarer qu'il faut empêcher l'Ukraine de perdre mais on se hasarde rarement à dire tout haut que la Russie doit être vaincue. En cela la Russie a l'avantage sur nous car depuis des années elle proclame et poursuit des objectifs qui n'ont pas changé: la restauration de son hégémonie sur l'espace ex-soviétique, la marginalisation de l'OTAN et l'expulsion des Américains d'Europe, condition indispensable à l'instauration de la prépondérance russe en Europe. On pourrait penser qu'avec les déboires essuyés en Ukraine le Kremlin soit contraint de revoir ses ambitions à la baisse. Mais cela n'est nullement le cas, comme en témoignent les déclarations de ceux appartenant aux cercles proches du pouvoir.

Premièrement, la Russie n’a nullement renoncé à son projet initial d’installer un gouvernement pro-russe à Kyïv. Il ne faut pas s’imaginer qu’elle se contenterait d’un scénario à la coréenne comme ses agents d’influence le laissent entendre aux Occidentaux. Ce dont elle a besoin, c’est qu’aux yeux des Ukrainiens, les Occidentaux se rallient à ce prétendu échange «paix contre territoires» et fassent pression sur Kyïv pour forcer les Ukrainiens à se résigner à l’amputation de leur pays.  En effet, le vrai scénario à l’esprit des dirigeants russes n’est pas le scénario coréen: pour eux un tronçon d’Ukraine intégrée à l’Occident est inacceptable. Le vrai scénario qui les inspire est le scénario géorgien de 2008-2010: il a consisté à attiser chez les Géorgiens l’amertume ressentie après la trahison de l’Occident, à discréditer le parti pro-occidental géorgien en insistant sur le «lâchage» du partenaire occidental,  de manière à ce que les Géorgiens démoralisés, revenant aux bons vieux réflexes de corruption post-soviétiques, finissent par élire un nouveau gouvernement dont nous savons aujourd’hui que c’était un gouvernement de collaboration. Ainsi l'important aux yeux de Moscou n'est point tant l'amputation de l'Ukraine que la cooptation de l'Occident à ce «plan de paix» et le discrédit du parti pro-occidental en Ukraine qui s'ensuivra et permettra de catapulter au pouvoir à Kyiv un satrape pro-russe plus ou moins camouflé.

Voyons maintenant les moyens mis en œuvre par le Kremlin pour amener les Occidentaux à agir dans le sens favorable aux objectifs russes. Le premier volet de leur politique consiste à mettre en place un «canal secret» avec les dirigeants occidentaux, parallèle aux diplomates en poste.Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce canal secret était assuré par le très soviétophile Harry Hopkins, l’homme de confiance du président Roosevelt. L’avantage du canal secret est qu’il permet à Moscou d’influencer directement les décideurs, en coulisse, derrière le dos des alliés, à l’abri des médias. Il permet de pousser l’interlocuteur occidental à des décisions qui sont contraires à son intérêt, ce qui saute aux yeux en cas de débat public. Il permet de distiller la désinformation conduisant à ces décisions sans qu’elle puisse être neutralisée à temps par des contre-arguments. Grâce à Hopkins qui s’était fait le relais de la propagande du Kremlin, Roosevelt abandonna à Staline la moitié de l’Europe.

Ce dispositif est complété par ce qu'on peut appeler la diplomatie  parallèle (track II diplomacy or backchannel diplomacy), des contacts informels entre diplomates, experts et officiers du renseignement à la retraite. Ces échanges sont tout bénéfice pour Moscou. L’interlocuteur occidental choisi est forcément soit acquis à la cause russe, soit un «idiot utile», sans quoi Moscou refuserait le contact. En face de ce personnage gonflé de son importance se trouvent des professionnels du KGB passés maîtres dans les techniques d’influence.  

Le troisième volet de cette politique consiste à exploiter dans les pays occidentaux les partis de l’appeasement depuis longtemps mis en place par Moscou qui travaillent l’opinion publique et exercent une influence parallèle à celle des canaux informels. Pour le Kremlin cette mouvance pro-russe en Occident a une utilité triple: elle permet de torpiller les décisions considérées comme néfastes par Moscou – on pense par exemple à la lenteur des livraisons d'armes offensives à Kiev qui fait souvent penser à un sabotage en haut lieu. Par ailleurs elle permet de figurer la puissance du lobby pro-russe en Occident pour semer des doutes sur la durée du  soutien occidental dans les pays que le Kremlin veut ramener dans l'orbite russe. Enfin elle diffuse les grands thèmes de la désinformation russe destinés  à bloquer toute décision occidentale jugée indésirable.

Le but prioritaire de la désinformation russe est d'inciter les Occidentaux à interdire la victoire de l'Ukraine sur la Russie; d'introduire un coin entre l'Ukraine et ses partenaires occidentaux; d'exploiter les doutes et l'amertume éprouvés par les Ukrainiens face à l'ambivalence occidentale afin de faire éclater l'union sacrée qui a jusqu'ici prévalu à Kiev, allumer des querelles partisanes qui feront le lit de la défaite du parti pro-occidental ukrainien et permettront aux agents russes enhardis d'impulser une mouvance pacifiste tablant sur la lassitude de la population ukrainienne.

Pour paralyser les Occidentaux  la désinformation russe joue sur des phobies soigneusement entretenues. Ainsi contrarier la Russie reviendrait à la jeter dans les bras de la Chine. Argument qui marche à tous les coups, surtout aux Etats-Unis. Cette crainte est infondée. Pour la Russie les objectifs de puissance sont toujours prioritaires. Or la Chine a abondamment montré qu'elle ne se souciait nullement de renforcer le potentiel de puissance russe. La Russie est pour elle une vache à lait, et à Moscou on s'en rend parfaitement compte. Le pivot vers l'Asie impulsé par Poutine ne lui survivra pas.

Autre menace agitée par les propagandistes du Kremlin: l'abandon des  territoires ukrainiens occupés susciterait une  dangereuse réaction nationaliste en Russie et propulserait au pouvoir un dictateur pire que Poutine. Les précédents historiques disent autre chose. Le retrait des troupes d’Afghanistan en 1989 a été accueilli en Russie avec soulagement, de même que la paix de compromis avec la Tchétchénie en 1996. On peut penser que l’évacuation des régions occupées en Ukraine et la fin de la guerre feraient naître en Russie un immense sentiment de délivrance.

Mais ces derniers temps le chantage au chaos est devenu le principal argument de la propagande russe. Si la Russie ne gagne pas en Ukraine, nous dit-on, le régime de Poutine va s’effondrer et il y aura le chaos. Qu’arrivera-t-il alors aux nombreuses armes nucléaires stockées sur le territoire de la Russie? Cette phobie est aussi infondée qu'elle l'était en 1991, lorsqu'elle avait été exploitée avec succès par Moscou pour inciter les Occidentaux à décourager les nations de l'URSS à revendiquer leur indépendance.La désintégration de la Russie a très peu de chances de se produire (la seule région instable est le Caucase du Nord). La population russe a atteint un tel degré d’inertie et de fatalisme qu’on la voit mal se lancer dans une guerre civile. En cas de disparition de Poutine, on peut s’attendre à une guerre des gangs, «une grande redistribution criminelle de la propriété», comme le dit l’économiste Igor Lipsits.  Mais dès que les élites se seront mises d’accord sur un nouveau chef, les Russes se mettront au garde-à-vous devant lui. Et même à supposer que la Russie sombre dans le chaos, rien ne nous empêcherait de revenir à la politique de cordon sanitaire  préconisée par Foch et Clemenceau en 1920: «entourer la Russie de fils de fer barbelés» afin de l’empêcher de nuire à l’extérieur, «et attendre». Le meilleur moyen de remédier à la «paranoïa anti-occidentale qui est depuis longtemps la tentation des dirigeants russes» (dixit Sarkozy) n’est pas d'«engager» le Kremlin. C’est de laisser la Russie cuire dans son jus en maintenant les sanctions. Isoler le malade et le mettre à la diète est souvent la meilleure thérapie. 

Aveuglés par les phobies habilement manipulées par le Kremlin, les Occidentaux ne voient pas les vrais dangers émanant de la Russie. Ceux-ci sont politiques et non militaires. Ils tiennent à l'action dissolvante exercée par Moscou dans les pays occidentaux (et ailleurs). Le principal ressort de la propagande russe est l'appel à l'égoïsme national. Le Kremlin orchestre tous les thèmes incitant chaque pays à vouloir faire cavalier seul. Sa cible est la cohésion du monde occidental et la coopération entre les peuples. Pour cela il exploite savamment les rivalités économiques, les vieux griefs historiques, les ressentiments, etc... Pourquoi aider l'Ukraine alors que chez nous les difficultés économiques s'accumulent, nous dit-on. Le nationalisme à courte vue est le levier par lequel la Russie compte gagner la guerre et faire sauter l'ordre mondial détesté. Cette politique survivra à Poutine. S’il est une leçon que les dirigeants du Kremlin ont retirée de ce qui s’est passé après le 24 février 2022, c’est que sans l’Occident et sans l’Ukraine, la Russie sombre dans l’insignifiance. L'affrontement avec l'Occident est en train de détruire tout ce qui faisait sa puissance: finances, armements, dépendance gazière. L'entourage de Poutine en est éminemment conscient. C'est pourquoi les successeurs prévisibles ne seront nullement des adeptes du modèle nord-coréen, mais des «libéraux réformateurs» avant tout soucieux de réamorcer la pompe de la «coopération» avec l'Occident, en réalité de coopter à nouveau l'Europe et les Etats-Unis à la réalisation du projet de puissance russe compromis par la sottise de Poutine, alors que tout avait si bien commencé. Or la réalisation de ce projet n'est possible qu'en l'absence d'un front occidental solidaire et uni, quand la Russie n'aura en face d'elle que des démocraties divisées et querelleuses, oublieuses du bien commun. C'est cette action dissolvante émanant du Kremlin que nous devons craindre.

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