Ces faux procès (et vrais problèmes) qui abîment la confiance envers les sondeurs et les politiques<!-- --> | Atlantico.fr
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Roland Cayrol publie, avec Arnaud Mercier, « Mon voyage au coeur de la Ve République » aux éditions Calmann-Lévy.
Roland Cayrol publie, avec Arnaud Mercier, « Mon voyage au coeur de la Ve République » aux éditions Calmann-Lévy.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

Roland Cayrol publie, avec Arnaud Mercier, « Mon voyage au coeur de la Ve République » aux éditions Calmann-Lévy. De ses premiers engagements au début des années 1960 à ses interventions sur les plateaux de télévision pour analyser notre actualité politique, la vie de Roland Cayrol est étroitement liée à l’histoire de la Ve République. Roland Cayrol revient sur des décennies d’expérience et d’observation, entre portraits acérés des grands fauves, anecdotes sur les coulisses des pouvoirs et réflexions sur les transformations de nos sociétés politiques. Extrait 2/2.

Roland Cayrol

Roland Cayrol

Roland Cayrol est directeur de recherche associé au CEVIPOF. il est membre du Conseil de surveillance de l'institut de sondage CSA. 

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Arnaud Mercier

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier est professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Institut Français de Presse, à l'université Paris-Panthéon-Assas. Responsable de la Licence information communication de l'IFP et chercheur au CARISM, il est aussi président du site d'information The Conversation France.

Il est l'auteur de La communication politique (CNRS Editions, 2008) et Le journalisme(CNRS Editions, 2009), Médias et opinion publique (CNRS éditions, 2012).

Le journalisme, Arnaud Mercier

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Les sondages sont au cœur de beaucoup de controverses. Certains les soupçonnent d’être aux mains du pouvoir, des puissants ou, autre grief, imputent aux médias une mauvaise utilisation des résultats ; dans le monde de la recherche, il existe des courants théoriques qui dénigrent les sondages comme technique d’enquête.

Ce fut le cas du sociologue Pierre Bourdieu, qui a lancé une polémique dénonçant les sondages comme étant un artefact.

J’ai largement tenté, plus haut, d’expliquer nos discussions publiques avec Bourdieu et les « bourdivins ».

Comme sondeur, je suis enclin au débat car je suis devenu à mon corps défendant une sorte de porte-parole du monde des sondages, d’autant que j’étais en plus universitaire. Je me suis donc prêté à cette polémique permanente qui m’a aussi parfois, je dois le confesser, amusé. Notamment nos maints débats médiatiques avec Loïc Blondiaux, l’un des détracteurs les plus avisés des sondages.

J’ai pour ma part essayé constamment d’améliorer la technique des sondages pour que la méthode soit au-dessus de tout soupçon. Par exemple en renonçant, autant que possible, à ces batteries de questions où on propose aux personnes interrogées des phrases déjà formulées, en leur demandant si elles sont d’accord ou pas. Il y a évidemment un agrément a priori avec des phrases de type café du commerce chez des gens qui, au fond, ne savent souvent rien du sujet abordé.

Cela renvoie à ce que Bourdieu appelait fort justement une « imposition de problématique ». J’ai souhaité que mon institut mette toujours l’interviewé en position d’avoir une véritable opinion à exprimer, contre le risque de sembler accepter une réponse « poujadiste », sans opérer vraiment un choix.

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J’ai ainsi participé à la polémique, pour défendre la méthode des sondages. Qui en est sorti vainqueur, je ne sais pas – souvent on ne convainc que les déjà convaincus ! En tout cas, si les véritables études d’opinion sont toujours là, c’est sans doute parce qu’elles ont montré leur efficacité. Très souvent leur véracité.

L’autre salve d’accusations concerne la supposée manipulation des chiffres et les supposées accointances entre les sondeurs et les institutions, les puissants, qu’il s’agisse du pouvoir politique ou des médias.

Il est exact que les sondages sont une activité payante. Ne peuvent s’offrir des sondages que ceux qui ont les moyens d’en acquitter les factures. Parmi eux, l’État et ses différents organismes. J’ai d’ailleurs toujours plaidé pour qu’un sondage effectué sur fonds publics soit mis librement à la disposition du public. Qu’après un délai raisonnable dû à l’actualité, mettons une année au maximum, l’ensemble des sondages financés sur fonds publics soient reversés à une institution extérieure, comme la Bibliothèque nationale de France ou la Fondation nationale des sciences politiques, et mis à la disposition des centres de recherche ou des citoyens qui exprimeraient le besoin de connaître ces données. Jusqu’à maintenant je n’ai pas été suivi. C’est pourtant un problème du fonctionnement de notre démocratie. À fonds publics doit normalement répondre un contrôle par l’opinion publique, et il ne faut pas accepter que ces données puissent appartenir en propre, de manière pérenne, à des politiques, parce qu’ils étaient gouvernants au moment de la réalisation des enquêtes. Il serait par exemple très instructif d’avoir accès après coup à tous les sondages payés par les équipes de campagne présidentielle et qui font partie du budget donnant lieu à remboursement des frais de campagne. Les chercheurs, les journalistes, les citoyens pourraient découvrir ce que les équipes ont cherché à savoir, les informations sur l’opinion à leur disposition à  chaque étape de la campagne.

Les sondages ne sont pas très chers, contrairement à une idée répandue, en réalité tous les sondeurs ont travaillé pour des formations extrêmement minoritaires (j’ai personnellement effectué des sondages pour le Parti communiste français ou pour Lutte ouvrière, qui n’étaient pas bien riches). D’autres en ont fait pour le Front national dès ses débuts ; je m’y suis toujours refusé.

Bref, il n’y a pas eu de réelle impossibilité d’accès au monde magique des sondages pour des formations politiques, dans ce pays. Grâce au remboursement des dépenses de campagnes électorales, beaucoup de candidats ont pu être remboursés de leurs frais de sondages. Mais sans doute peut-on mieux faire. Peut-être en abaissant les seuils de résultats électoraux ouvrant droit à remboursement ? Rien n’empêcherait non plus, comme en Espagne, que l’État constitue un organisme commandant des sondages pour les partis politiques. Ou qu’il désigne sur appel d’offres des instituts privés qui seraient subventionnés pour cela, même en dehors de périodes électorales.

En ce qui concerne la prétendue manipulation des résultats, nous avons en France la chance d’avoir des instituts de sondage composés de professionnels authentiques, de qualité et fort bien formés, extrêmement attentifs aux questions d’éthique. Et si, dans certains pays, les sondeurs sont surtout des techniciens, chez nous le sondage a toujours été lié à l’activité universitaire, depuis la création du premier institut, l’Ifop, en 1938, par Jean Stoetzel, professeur de psychologie sociale à la Sorbonne. Ces professionnels veillent en permanence à la reprise la plus exacte de leurs résultats dans la presse.

L’histoire des sondages en France fait également qu’il n’y a pas d’instituts qui soient liés à une formation politique, contrairement au cas allemand ou britannique où l’habitude a fait que de grandes formations politiques ne traitent qu’avec un seul institut, qui devient leur partenaire. Dès lors, chez ces voisins, les habitudes de travail en commun sont synchrones avec un monde idéologique commun, ce qui se perçoit dans la façon même d’organiser les questionnements des enquêtes. Nous n’avons jamais connu cela en France. Tous les instituts ont toujours pratiqué le pluralisme de la clientèle. Et les différents clients politiques ont souvent eu l’intelligence, l’astuce, de ne pas mettre non plus tous leurs œufs dans le même panier ! Cela nous a protégé des risques possibles d’une manipulation, même non consciente, car chacun d’entre nous a toujours été garant du fait qu’il était un professionnel qui travaille avec un courant politique, mais aussi avec son adversaire et avec les différents concurrents sur le marché politique.

Donc je crois que cette histoire de manipulation des chiffres est un fantasme, que cela n’existe pas vraiment. Mais y a-t-il eu de temps en temps des essais de ce genre tout de même ? Oui ! Il y a longtemps, dans les années 1970 encore, des journaux ont publié des sondages émanant parfois d’officines inconnues jusqu’alors et donnant des résultats surprenants sur le résultat d’élections à venir. Les professionnels ont très vite identifié une volonté de manipulation, ce que c’était de fait. France-Soir s’y était prêté à l’époque. Depuis, une réglementation nouvelle est apparue, la Commission des sondages a été créée en 1977 avec l’obligation pour les instituts de lui communiquer, à chaque parution de sondages ayant trait aux élections, une notice technique complète comprenant le questionnaire administré, la structure de l’échantillon interrogé, les techniques de redressement utilisées, les résultats de chaque réponse en chiffres bruts et après redressements. La Commission des sondages a la charge de vérifier cette notice technique, d’intervenir publiquement pour faire connaître ses éventuelles critiques (ce qu’elle fait), voire de saisir la justice des excès ou fautes de tel ou tel professionnel (je ne crois pas qu’elle ait eu l’occasion de le faire). Si on additionne l’éthique des sondeurs, le pluralisme commercial des instituts et la stricte réglementation, nous sommes dans un pays où, si tout n’est pas parfait, on n’a certes pas à rougir de l’éthique de la fabrique des sondages.

La manière de poser les questions ou d’interpréter les résultats donne aussi prise à des polémiques ; on évoque le mode du questionnaire cousu de fil blanc pour orienter les réponses ou le tripatouillage dans les chiffres pour leur faire dire ce qu’ils ne disent pas vraiment. Ne tournons pas autour du pot, bien sûr que la formulation des questions peut inciter à certaines réponses, qui seront plus ou moins favorables à un courant d’opinion.

C’est du reste un problème compliqué pour les éventuels apprentis manipulateurs. Par exemple, dans un sondage électoral, si je voulais manipuler les chiffres pour aider un parti politique dont je me sens proche ou qui me paie bien pour avoir les résultats qu’il souhaite lire, dois-je amplifier artificiellement son score pour le contenter au risque de le laisser sombrer dans la suffisance ou de doper l’énergie de ses adversaires ou d’électeurs penchant pour lui mais pas décidés à voter, ou dois-je au contraire le mettre au-dessous de son score collecté, pour alerter ses électeurs potentiels, pour inciter le parti à maintenir son effort de mobilisation, et pour pouvoir dire in fine que son score final correspond à une belle dynamique de campagne ? On me concédera que les deux raisonnements se tiennent et que la manière de favoriser un camp en bidouillant les données est loin d’être évidente ! Avec une telle diversité d’effets contradictoires possibles, je souhaite bien du courage à celles et ceux qui voudraient se donner pour mission de manipuler l’opinion publique à coup de tripatouillages dans les données de sondage. Comment anticiper correctement les réactions politiques et psychologiques de tous les électeurs face aux résultats des sondages ? Personnellement, après des décennies de carrière, je ne saurais toujours pas le faire !

Il m’est bien sûr arrivé de me dire parfois, en lisant un sondage dans un journal ou en le voyant à la télévision, qu’une question était bizarrement posée et présentait un biais. Dans ce cas, le responsable de la levée de l’ambiguïté dans le questionnement, c’est l’institut, pas les médias. C’est l’institut qui administre le questionnaire donc c’est à lui de prendre ses responsabilités lors de son élaboration et de dire oui ou non à un client qui suggère (plus ou moins fortement) une formulation qui l’arrange.

Souvent l’élaboration du questionnaire se fait en commun, entre donneurs d’ordre et instituts. Le média se met d’accord avec le sondeur sur l’objet de l’étude et sur le contenu des questions mais les responsables de l’institut doivent avoir le dernier mot. De mon point de  vue, la pratique me paraît plutôt respecter ces règles de l’art, en France.

Je me rappelle tout de même, il n’y a pas si longtemps, avoir eu une mauvaise surprise en lisant les résultats d’une enquête dans un quotidien. Je me suis permis d’appeler le collègue responsable de l’institut et de lui demander : « Mais à quoi joues-tu ? Ta formulation de question ne va pas ! » Il m’interroge pour savoir si je me place d’un point de vue éthique, je le confirme, et il me rétorque : « Roland, tu m’emmerdes, la seule éthique que je connaisse, c’est la satisfaction client ! »

Qu’il y ait ici ou là, parfois, des moutons noirs, cela n’est évidemment pas exclu. En revanche, la profession est maintenant tellement bien représentée par des instituts divers, concurrents, qui travaillent eux-mêmes avec des médias divers et concurrents, qu’on ne voit pratiquement plus ce genre d’excès et que, si c’est le cas, tout le monde finit par s’en apercevoir.

Ce qui me paraît plus fâcheux, c’est l’interprétation et le titrage des résultats, parfois, dans certains journaux ou médias audiovisuels. Quand un candidat gagne ou perd un point dans un sondage, je me suis toujours escrimé à expliquer que cela ne veut rien dire, que l’évolution se situe dans la marge d’erreur. Je réexplique sans cesse à qui veut m’entendre que le point gagné est peut-être en réalité une stabilité, voire un point perdu. On ne peut pas interpréter un déplacement si faible avec un titre du type « Progression de X ou Y ». Cela, c’est évidemment inadmissible… Le sondeur ne peut plus faire grand-chose, une fois les résultats donnés au commanditaire. Il peut conseiller pour l’interprétation des données, très peu pour le titrage. Il n’a pas voix au chapitre, heureusement d’ailleurs, dans la politique rédactionnelle des médias.

Extrait du livre de Roland Cayrol et Arnaud Mercier, « Mon voyage au coeur de la Ve République », publié aux éditions Calmann-Lévy

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