Ces autres conflits qui font plus de morts que la guerre entre Israël et Gaza dans l’indifférence générale<!-- --> | Atlantico.fr
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Des habitants de Bambo, dans le territoire de Rutshuru, à 60 kilomètres au nord de Goma, capitale du Nord-Kivu, dans l'est de la République démocratique du Congo, fuient lors de l'attaque de la ville par le M23, le 26 octobre 2023.
Des habitants de Bambo, dans le territoire de Rutshuru, à 60 kilomètres au nord de Goma, capitale du Nord-Kivu, dans l'est de la République démocratique du Congo, fuient lors de l'attaque de la ville par le M23, le 26 octobre 2023.
©ALEXIS HUGUET / AFP

Aux quatre coins du monde

De nombreux conflits ont lieu aux quatre coins du monde dans l'indifférence générale, depuis même plusieurs dizaines d'années pour certains d'entre eux.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Atlantico : Quels sont les plus importants conflits qui font plus de morts que le conflit israélo-palestinien et qui perdurent ?

Alexandre Del Valle : Proportionnellement, la situation de l’Arménie et des Arméniens massacrés et poussés à l’exil en Azerbaïdjan devrait frapper l’Occident qui a une relation particulière avec cette nation. Une épuration ethnique a eu lieu dans le Haut Karabakh, territoire arménien depuis des millénaires donné par Staline à l’Azerbaïdjan, un conflit qui a été perdu par les Arméniens en 2020 mais qui a ressurgi à nouveau en septembre dernier après des années de blocus et de menaces. Résultat, au début du mois d’octobre - avec l’offensive azérie appuyée par plusieurs pays et dans l’indifférence de l’Occident et de la Russie pourtant officiellement proches des Arméniens, l’Azerbaïdjan a « terminé » le travail initié en 2020 et il n’y a plus d’Arméniens ou presque en Azerbaidjan... L’Occident a montré son indifférence totale face à cette situation. Les Arméniens du Haut-Karabakh ont été épurés d’Azerbaïdjan.  Le nombre de morts, par rapport à la population du Haut-Karabakh, est beaucoup plus élevé comparativement à la situation en Israël, rapporté au chiffre de la population globale de l’Etat hébreu : 700 morts pour la situation récente du Haut-Karabakh sur 120.000 personnes au total dans cette région, cela représente beaucoup plus proportionnellement par rapport à près de 2.000 morts dans les attaques du Hamas sur plusieurs millions d’habitants en Israël. Mais il est vrai que l’Azerbaidjan est en mauvais termes avec l’Iran, ennemi de l’Occident, et Mme Von der Leyen ainsi que M. Biden courtisent ce pays depuis le début de la guerre en Ukraine dont le dictateur (de pères en fils) Aliev au pouvoir à Bakou est loué par tous les chefs d’Etat occidentaux ou presque pour nous fournir du gaz afin de contrebalancer celui des Russes, officiellement banni, mais en réalité qui nous est revendu encore plus cher sous « marque » turque ou azérie via des intermédiaires et ou des gazoducs communs… Une immense hypocrisie géostratégique et géoéconomique. Les Arméniens sont par exemple stratégiquement alliés à un Etat ennemi paria, la Russie. L’Arménie reste un ancien pays soviétique qui a passé des accords politiques et militaires avec Moscou. Les morts arméniens ne préoccupent pas tant que cela les Occidentaux.

Les autres conflits qui ne mobilisent pas l’opinion internationale concernent notamment le Mozambique : Des milliers de personnes ont été tuées dans ce pays depuis deux ans, par des groupes islamistes croissants venus du nord (shabbabs proches de Daech). Il s’agit d’une nouvelle zone de djihad récente dont personne ne parle. Près de 700 000 personnes ont été déplacées à l'intérieur du pays dans le nord du Mozambique depuis le début des violences en octobre 2017.

Il y a également les éternels conflits inter-ethniques et politiques au Congo qui ont fait des dizaines de milliers de morts. Le conflit d’Ituri est le plus mortel, avec plus de 60 000 morts. Celui-ci oppose des milices lendu (la Force de résistance patriotique de l’Ituri) et hema dans le district de l’Ituri situé dans la province Orientale au nord-est de la République du Congo. Il est notamment lié à des intérêts criminels et à la géopolitique des Grands Lacs. La guerre du Kivu, à l’est, a fait quant à elle plus de 20 000 morts depuis 2004.

Pour vous donner une idée de l’indifférence de l’Occident vis-à-vis des morts non-Ukrainiens ou non-Israéliens (ce qui n’enlève rien à ces derniers bien sûr), nous rappelons dans notre livre Vers le Choc global que depuis 1995, les conflits armés en Afrique ont fait 6 millions de victimes infantiles collatérales, plus de 3 millions de morts, et pas seulement dans les génocides au Soudan et au Rwanda, mais dans le cadre de 15441 conflits armés dénombrés en Afrique depuis cette date  dont nous expliquons et énumérons les plus importants dans notre livre. La zone de l’Érythrée, de la Somalie et de l’Ethiopie est aussi le théâtre d’affrontements et de conflits inter-religieux, politiques, tribaux et inter-ethniques qui ont fait des dizaines de milliers de morts sans oublier la zone du Sahel où il y a eu beaucoup plus de morts sur plusieurs années par rapport au conflit entre Israël et le Hamas. Au Sahel, les attentats terroristes qui font des centaines de morts se sont multipliés. Au Sahel, il y a plus d’une dizaine de milliers de morts, victimes du terrorisme. Rien qu’au Nigeria, le bilan du djihadisme est de 15 à 20.000 morts en l’espace de quelques années. L’Afrique noire paye le tribut le plus lourd du djihadisme. Tout cela n’est pas trop commenté dans les médias. Hélas, la haine anti-française au Mali, au Burkina Fasso ou au Niger est beaucoup plus médiatisée que les morts au Niger dans ces affrontements et ces attaques terroristes. Tout cela est assez gênant...

La haine anti-française au Mali ou au Niger est beaucoup plus médiatisée que les morts au Niger dans ces affrontements et ces attaques terroristes. Tout cela est assez gênant.

Pour revenir en Europe, les 11 000 morts russes d’Ukraine (Donbass) tués par les bombardements sur les zones civiles par le gouvernement pro-occidental de Kiev entre 2014 et 2022 et qui sont l’une des causes de l’invasion russe (qui ne justifie pas cette invasion pour autant), n’ont pas plus suscité de solidarité occidentale que les morts arméniens : dans les deux cas, ces populations victimes des nationalistes ukrainiens de l’Ouest et turco-azéris panturquistes sont réputés « pro-russes » donc pas victimisables et inexcusables, puisque liés au méchant, donc leur éradication ou persécution ne compte pas. Idem pour les chrétiens du Centre-Afrique, du Nigéria ou du Soudan pris pour cibles par milliers depuis des années : le Pape lui-même en parle peu et les gouvernements occidentaux ont peur de vexer les gouvernements musulmans en en faisant état, alors que ces derniers ne ratent aucune occasion pour fustiger la soi-disant islamophobie de l’Occident… 

Emmanuel Dupuy : J’ajouterai le Soudan. C'est un conflit larvé qui existe quasiment depuis la guerre du Darfour, depuis 2003 et la guerre civile qui aboutit au référendum sur l'indépendance du Soudan du Sud en 2011. Les coups d’état militaires d’avril 2019 et avril 2021, qui ont permis de chasser Omar el-Béchir, au pouvoir depuis 1989 et installer à Khartoum, le général Abdel Fattah al-Burhan se déclinent désormais dans une sanglante guerre civile, peu médiatisée, du moins par les médias occidentaux. Il s’agit d'une guerre intérieure qui oppose, d'un côté le camp « légitimiste » du général Abdel Fattah al-Burhan et Mohamed Hamdan Dogolo, chef des Forces de soutien rapide (FSR), qui revendique le contrôle de la plupart des sites gouvernementaux, notamment le siège de la télévision d'État, le palais présidentiel. Plus de 9 000 civils ont été tués, mais c’est surtout le nombre de déplacés qui interpelle : plus de 4 millions de personnes déplacées et si on l'inscrit dans le temps long, ce sont près de 300 000 morts au Darfour et deux millions de victimes issues des différentes phases de luttes armées entre le Nord et le Sud du Soudan depuis le début des années 1970.

Autre conflit qu'on viendrait presque à oublier, mais qui est en lien finalement avec ce qui se passe au Proche-Orient, c'est le conflit au Yémen. C’est un conflit armé qui oppose depuis juillet 2014 principalement les rebelles chiites Houthis et, jusqu'en 2017, les forces fidèles à l'ex-président Ali Abdallah Saleh au gouvernement d'Abdrabbo Mansour Hadi, au pouvoir depuis 2012 à la suite de la révolution yéménite et du renversement de Saleh. Conflit qui s’est internationalisé en 2015 avec l’intervention saoudienne et émirienne pour éliminer les Houthis. Si l'on prend en compte également les morts liés à la malnutrition notamment ou aux conditions de vie, l'on atteint plus de 350 000 décès, selon les derniers recensement des Nations Unies.

Il y a également des minorités qui sont ciblées en Asie. Le bilan du terrorisme, en Inde, aux Philippines ou encore en Indonésie est ainsi très lourd. L'insurrection moro aux Philippines est, à la base, un conflit irrédentiste armé opposant, depuis 1969, les forces gouvernementales des Philippines à des groupes armés moros indépendantistes devenus islamistes ou djihadistes, au gré de l’allégeance à Al Qaeda puis l’Etat Islamique, des groupes armés devenus terroristes (Front moro islamique de libération, Abou Sayyaf et Jemaah Islamyiah). Plus de 150 000 personnes ont ainsi péri à ce jour. Aux Philippines, des dizaines de milliers de morts ont été également recensés dans la guerre engagée contre la drogue.

Il y a bien d’autres conflits irrédentistes et séparatistes « oubliés » en Asie du Sud-Est, je pense à un pays en particulier, la Birmanie, devenu le Myanmar, en 2010. Les rébellions des ethnies Rohingya, Karen et Shan contre l’État birman ont fait près de 500 000 morts depuis l'indépendance de la Birmanie en 1948, avec une recrudescence des conflits dans ce pays depuis 1964 et le coup d’état militaire de 1988 et la prise de pouvoir par la junte militaire et ce malgré un frèle cessez-le-feu en 2012

Au Mexique, la guerre contre les cartels au Mexique fait près de 15 000 morts par an. Les insurrections des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) d’un côté et de l’Armée de Libération nationale (ELN) auront provoqué, depuis le milieu des années 1960, plus de 450 000 victimes. 

Il y a également de nombreux meurtres et des assassinats de chrétiens et de musulmans en Inde, qui en fait un des foyers le plus actifs de la violence politique et du terrorisme, quoique peu documenté, du moins par le truchement des médias occidentaux. Les quatre bombes ayant visé la réunion religieuse chrétienne dans l’état du Kerala, il y a quelques jours, sur fond de manifestations en faveur du Hamas, à l’aune d’un entretien en ligne entre le chef du Hamas, Khaled Meshaal et les Islamistes du Jamaat-e-Islami tendent à prouver la poudrière identitaire que constitue le sous-continent indien...

Comme par le passé des 75 dernières années, une crise en chasse une autre, au gré des audiences médiatiques. L’émergence de la guerre civile du Biafra au Nigéria (entre 1967 et 1970), pourtant très médiatiquement suivie en Europe, notamment quant aux conséquences humanitaires, aura été quelque peu éclipsé et marginalisé, par l’enkystement du conflit opposant les Etats-Unis au Viêt Minh jusqu’en 1975. Les guerres dans les Balkans Occidentaux, sur les restes de l’ex-Yougoslavie, entre 1990 et 2000 seront éclipsés par les guerres en Afghanistan, à l’automne 2001, puis en Irak, à partir de 2004. Ces dernières s’éclipsant mutuellement, du reste, aussi, jusqu’à la chute de Kaboul, en août 2021. La guerre civile en Syrie, en Libye et au Yémen, à partir de 2011, préfigure, ainsi, une re-focalisation médiatique, notamment française, vers les instabilités chroniques sur le continent africain, eu égard à l'intensification de notre projection militaire au Sahel, à partir de 2013, marqué par le sacrifice des 58 militaires français tombés dans la lutte contre les groupes armés terroristes… Désormais, le conflit ukrainien est ainsi en passe devenir le conflit « bis » de la mediasphère, alors même que l’intensité des combats ne retombe pas. 

Quels sont les responsables face à cette indifférence ? Que pourrait faire l’ONU ou l’Occident ? Y a-t-il un désintérêt pour ces conflits et envers les populations concernées ?     

Alexandre Del Valle : La loi de la distance s’applique malheureusement. Lorsque ces événements sont assez éloigné géographiquement, cela touche moins l’opinion publique. La distance culturelle et politique a aussi son importance, sans oublier la « distance stratégique » : plus un pays et ses populations sont associés à des Etats rivaux, ennemis ou diabolisés, comme les Russes du Donbass protégés par les Moscou, les Arméniens du Haut Karabakh, ou encore les chiites zaïdites du Yémen appuyés par l’Iran,  plus leur sort même dramatique n’émeut pas grand monde et ne déclenche pas de solidarités militaires contrairement à l’Ukraine candidate zélée à l’entrée dans l’OTAN et proxy de Washington pour contenir la Russie...

En Occident, l’attention s’est beaucoup portée sur les conflits qui touchent les pays amis des Occidentaux que des nations qui sont critiquées par l’Occident, et cela est politiquement et stratégiquement logique, je ne juge même pas cela moralement, je le constate. Les morts de maints conflits et massacres en Afrique ou ailleurs n’intéressent pas l’Occident. Il ne s’agit pas d’une accusation. Cela est presque humain. En Occident, nous avons plus tendance à nous intéresser aux morts de notre propre camp ou des alliés que des morts du camp d’en face. L’exemple du conflit au Yémen, avec des centaines de milliers de morts, le démontre. Cette guerre a presque égalé le nombre de morts en Syrie. Du côté syrien, les morts des opposants au régime étaient souvent cités, mais les personnes décédées du côté du régime (y compris des minorités chrétiennes, druzes, kurdes, alaouites et chiites victimes de la théocratie violente des jihadistes sunnites) n’ont pas été médiatisées. Il y a « naturellement » une tendance à grossir le nombre de morts du camp que l’on soutient pour se victimiser et légitimer sa cause (« mobilisation des troupes») et à minimiser le nombre de morts de l’ennemi ou dire que ces morts ne comptent pas (diabolisation- délégitimation des ennemis).

Il y a même des situations pires avec le cas de la guerre en Ukraine par exemple : l’Occident semble se réjouir chaque jour du nombre de morts chez les Russes, même quand il s’agit de dommages collatéraux civils, alors que la mort des russophones dans le Donbass n’est jamais mentionné par les médias occidentaux, même ceux massacrés avant l’invasion russe. Ces différents conflits montrent que les pays occidentaux sont très sélectifs dans l’indignation. Les morts du Congo, du Sahel, d’Ethiopie, du Soudan, du Mozambique, etc, sont « neutres »…. Il y a aussi le massacre des Ouïghours en Chine, les musulmans et chrétiens tués en Inde, les bouddhistes, hindouistes et chrétiens persécutés dans les pays musulmans asiatiques, ou encore les chrétiens pris pour cibles dans de nombreux pays musulmans ou en Chine, etc. Cela ne fait pas déplacer les montagnes.

Emmanuel Dupuy : Le choix éditorial qui détermine la prégnance médiatique d’un conflit dépend, en large partie, de l’écho que celui-ci va avoir vis-à-vis des opinions publiques. Ces dernières sont ainsi davantage impactées par la proximité géographique,  la perception identitaire et les répercutions économiques du conflit que par l’ampleur ou l’ancienneté du drame lié aux nombreuses crises récurrentes et résurgentes qui traverse notre planète. Prenons deux exemples caractéristiques : la guerre contre le terrorisme et les conflits de « longue »  intensité.

Dans le premier cas, alors que 81 pays ont été la cible d’actions terroristes depuis 1979 et que ceux-ci ont principalement touché les pays musulmans (plus de 91% des attentats), les opinions publiques européennes sont davantage préoccupés par le 1% de ses attaques qui les visent que les 45% de la zone Afrique du Nord - Moyen-Orient, comme nous l’indique l’étude de la Fondation pour l’Innovation Politique, sur la période 1979-2019. Ainsi, si l’on a beaucoup focalisé l’attention médiatique sur les attentats du 13 novembre 2015 qui ont touché Paris et provoqué le décès de 130 personnes, les attentats de Bombay advenus, sur quasiment le même mode opératoire, en novembre 2008, ont nettement moins retenu l’attention. Il en va de même avec les attentats de Casablanca du 16 mai 2003, bien moins exposés médiatiquement que ceux ayant touchés Madrid, le 11 mars 2004, alors que la causalité semble évidemment liée.
Dans le second cas, le plus long conflit sur le continent africain, dans la région des grands lacs, à l’est de la République Démocratique du Congo (RDC) dans les provinces de l’Ituri, du Nord et Sud Kivu et Kasaï, en lien avec les instabilités frontalières nées des guerres civiles au Soudan du Sud, Burundi, Ouganda et ce depuis les années 1980-1990, sans oublier le génocide rwandais en 1994 a certes, occasionné le décès de près d’un million de personnes et provoqué, l’année dernière, le déplacement de plus de 6 millions de personnes, mais dans la quasi indifférence générale. Du reste, ce n’est qu’avec l’apparition d’un groupe armé ayant prêté allégeance à Daesh, en l’espèce les Forces démocratiques alliées (ADF) que l’attention occidentale aura été plus manifeste !
L’organisation des Nations Unies créée par la Charte de San Francisco, en juin 1945 - et notamment son Conseil de Sécurité créée en janvier 1946 - pour prévenir, résoudre et mettre fin au conflit, notamment au regard de son article 24, n’aura réussi cette tâche titanesque, et ce depuis ses débuts, avec le conflit israélo-arabe, sur fond de revendication palestinienne à un état indépendant (résolutions 181 de 1947 et 242 de 1967). Il suffit d’avoir à l’esprit que la plus ancienne des opérations de maintien de la paix est l’Organisme des Nations Unies chargé de la surveillance de la trêve (ONUST) activée par la résolution 50 du 29 mai 1948, pour mettre fin à la guerre israélo-arabe de mai 1948 ! Plus de 200 résolutions onusiennes et 44 vétos américains plus tard, la situation est toujours aussi crisogène, comme l’attaque sordide du 7 octobre dernier est venu nous le rappeler.

Tous ces conflits, qui ne bénéficient pas de la même couverture médiatique que la guerre entre Israël et le Hamas, sont-ils des guerres classiques ou est-ce lié au djihadisme ?

Alexandre Del Valle : J’évoque le cas de ces différents conflits dans mon dernier livre, « Vers le choc global ?  Ces conflits sont souvent très localisés et intraétatiques à 99 %. Il n’y a que deux conflits actuellement qui sont vraiment inter-étatiques : l’Arménie, de manière indirecte avec la situation du Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan, et le second concerne le conflit entre l’Ukraine et la Russie, réellement interétatique. Les autres conflits à travers le monde sont intraétatiques boostés par des implications multiétatiques. Par exemple, le Yémen est un conflit inter-étatique entre un pouvoir arrivé avec le Printemps arabe, pro-Frères musulmans, reconnu par certains pays du Golfe, et les rebelles houthistes, chiites-zaydites, en conflit avec le pouvoir central, sans oublier les séparatistes sudistes récemment appuyés par les Emirats. Le conflit du Yémen est l’un des plus sanglants de ces vingt dernières années avec la Syrie, mais comme les « bombardeurs » aériens issus des armées des pays du Golfe sont des pays « amis » de l’Occident, et que les bombardés sont des populations dirigées par les séparatistes chiites dits « houthistes » liés à Téhéran, leur sort horrible n’émeut pas les médias depuis le début des années 2010, 400 000 morts après…

Le fait que ces conflits se déroulent dans l’indifférence apparaît presque comme quelque chose de logique car il n’y a pas de sentiments en géopolitique. Il y a beaucoup de manipulations et d'intérêts en jeu. Il est clair également que de nombreux pays intraétatiques sont instrumentalisés par les puissances extérieures, comme nous l’expliquons dans notre ouvrage qui est à la fois un essai et un manuel avec 14 entrées ou chapitres thématiques, sur l’islamisme, les conflits arméno-azéris et russo-ukrainien, l’Afrique, les mafias, le terrorisme, la Chine, sans oublier Taïwan et l’Asie en général, marquée, avec l’Iran, le Moyen-Orient et l’Eurasie, par une dangereuse course aux armements, à la dissémination et à prolifération nucléaire…

Pour revenir aux conflits intraétatiques instrumentalisés par des puissances régionales et internationales, nous rappelons en détails comment en Syrie, le Qatar et la Turquie et d’autres pays du Golfe liés à l’Occident ont aidé les rebelles affiliés aux Frères musulmans, et donc également, indirectement, les jihadistes… Ces derniers ont effet récupéré des armes occidentales  lorsque des rebelles sunnites anti-Assad frères musulmans et pro-turcs ont été absorbés par des légions de Al-Qaïda (Al Nosra, alias HTS Hayat Tahrir al Sham) ou de l’Etat islamique. De leur côtés, la Russie et l’Iran ont soutenu le régime de Bachar al-Assad et combattu des islamistes sunnites que nous aidions… L’Occident entretient depuis la guerre froide, lorsque Carter et Reagan ont armé les jihadistes en Afghanistan contre les Russes, d’énormes contradictions, comme d’ailleurs Israël qui a souvent laissé prospéré à Gaza le Hamas pour affaiblir l’OLP puis l’Autorité palestinienne… On ne joue pas impunément avec le feu… Certes, le Hamas est aidé par l’Iran chiite des Mollahs et des Pasdarans, mais aussi par trois « amis » de l’Occident : le Koweït, que nous avons secouru contre Saddam Hussein en 1990, la Turquie, membre de l’OTAN, et le Qatar, qui a pignon sur rue dans nos démocraties et des avantages fiscaux et des chaires universitaires en plus des investissements, et qui abrite des bases militaires américaines... Rappelons que les membres dirigeants du Hamas et son bureau politique habitent à Doha, y lancent leurs appels mondiaux au jihad contre les juifs, et que le Qatar, qui finance les Frères musulmans d’Occident et du monde entier mais qui investit dans le foot, le tourisme et nos industries, demeure largement épargné et courtisé par nos gouvernements… 

Comme le Liban jadis, depuis des siècles et des décennies, lorsque des conflits éclatent ici ou là, au lieu d’œuvrer en faveur de la paix, fragile, comme dans la chanson de Guy Béart, chaque pays attise et arme un camp contre un autre, et doit donc choisir un camp, comme on l’a vu en Syrie, en Ukraine ou en Azerbaïdjan, au nom d’intérêts propres mais toujours sous couvert de belles intentions qui légitiment et cachent les ventes d’armes : les principaux producteurs et vendeurs d’armes sont les Etats-Unis, la Russie, la Grande Bretagne, la France, l’Italie, Israël, et depuis quelques temps, la Turquie. Personne n’est totalement innocent des guerres qui ensanglantent les 138 conflits ouverts, majoritairement intraétatiques. Prenons l’exemple du petit pays ami de la France et intercommunautaire qu’est le Liban : durant la guerre froide, la France et l’Allemagne ont aidé et soutenu un peu les chrétiens du Liban (l’Irak aussi et Israël les ont aidés un temps également), les Anglais ont toujours été proches des druzes et des sunnites, l’Union soviétique était derrière l’OLP à Beyrouth, et l’Iran a aidé les chiites jadis communistes et devenus depuis les obligés du Hezbollah pro-iranien. La Guerre froide se prolongeait au Liban, de même qu’elle s’est continuée en Angola, au Nicaragua. Aujourd’hui, des blocs presque semblables se partagent des zones d’influence un peu partout, comme on l’a vu en Syrie, quoi que de façon plus multipolaire, avec des ententes cyniques et ultra-pragmatiques entre acteurs aux vues différentes mais qui convergent contre celles des Occidentaux : Turquie du côté des rebelles anti-Assad sunnites et donc de Frères musulmans mais parfois aussi du côté des Jihadistes d’Al-Qaida qu’ils protègent encore dans le nord-est syrien (HTS) voire un temps de DAECH, contre les Kurdes ; pays du Golfe avec les légions combattantes et parfois jihadistes sunnites ; Russie et Iran du côté de Bachar al Assad face aux proxys de l’Occident et des puissances sunnites…. En Syrie, nous constatons dans notre livre que l’Occident a été totalement déclassé diplomatiquement, par les puissances du monde non-occidental multipolaristes dépourvus de toute vision libérale : des accords très pragmatiques ont été passés entre 2015 et 2018 entre les Turcs, les Iraniens et les Russes (Astana et Sotchi, Istanbul et Téhéran) qui ont permis de partager les zones d’influence en Syrie et de mettre fin à la guerre civile, non pas avec l’ONU et ses positions de principe rigides et moralistes soufflées par les Etats-Unis et sa suiviste UE, mais avec des pays adeptes de la Realpolitik la plus cynique. Certes, la victoire sur Daech a été obtenue par le camp pro-Russe pro-Assad pro-Iran et avec le double jeu habile d’Erdogan, mais parallèlement au travail de la coalition internationale occidentale aidés des combattants kurdes, contre Daech. Quoi que les Kurdes ont été lâchement et subitement abandonnés juste après par les Etats-Unis dans le cadre de « négo » avec Erdogan pour traquer le calife de Daech… On est loin de la morale. De la même manière, les Ukrainiens courageux, utilisés par Washington comme de la chair à canon pour affaiblir l’empire russe dans le cadre de la stratégie US de « blood letting » et de « cordon sanitaire » contre Moscou (Cf Georges Friedman/Stratfor 2015 et Rand Corporation 2019) via les révolutions de couleurs, l’Euromaïdan, les logiques d’ingérence anti-Moscou et l’extension de l’OTAN qui ont permis cette guerre depuis 2005-2014, finiront par être sacrifiés si des impératifs de politique intérieure ou d’autres fronts incompatibles poussent les dirigeants américains à lâcher leurs proxys. 

Les BRICS, l’alliance économique entre différents pays qui veulent un monde multipolaire, via la Chine, ont réussi à réconcilier l’Arabie saoudite et l’Iran récemment, ce que personne n’avait réussi à faire.

Les Etats puissants ont plus de poids que les organisations internationales.

Ces conflits qui durent depuis de nombreuses années ont-ils des chances de se résoudre grâce à l’intervention de la communauté internationale, de l’Union africaine, de l’ONU, d’entités, d’organismes ou de blocs de pays comme les BRICS ? Pourrait-il y avoir un chemin vers la paix pour ces conflits qui durent depuis trop longtemps et qui sont tombés dans l’oubli ?

Alexandre Del Valle : L’ONU n’a jamais rien résolu, comme je l’explique dans mon ouvrage, ce qui scelle hélas l’échec total de ce que l’on appelle le « multilatéralisme ». Les casques bleus ne sont déployés que lorsque les grandes puissances nucléaires du Conseil permanent de sécurité sont d’accord ou ne se neutralisent pas mutuellement par des vétos L’ONU n’arrive en général qu’après les massacres. L’Onu demeure le reflet totalement anachronique des rapports de forces des vainqueurs de la Seconde guerre mondiale face aux forces de l’Axe et cette institution ne parvient pas à se réformer, elle ne peut pas, à cause des véros des 5 grands, faire intégrer dans le Conseil de Sécurité permanent d’autres puissances régionales émergentes comme l’Union indienne, le Brésil ou l’Afrique du Sud. L’échec et le discrédit est quasi-total. Nous rappelons dans notre livre, avec maints exemples concrets, que les conflits ne sont jamais résolus par des organisations internationales : que ce soit l’Occident avec la coalition contre Daech ou que ce soit les pays qui se sont partagés les zones d’influence en Syrie, cela concernait des accords et coopérations entre Etats souverains.

Quant à l’Union africaine, elle n’a jamais rien réglé sur le continent africain ou presque. Le constat est le même pour la CEDEAO, en Afrique de l’Ouest. Aucune organisation internationale n’a jamais réglé un conflit, pas même l’Union européenne, qui est, par son action de solidarité totale et inédite en faveur de l’Ukraine et son expansion parallèle à celle de l’OTAN, en choc de plus en plus direct avec la Russie. Or si l’UE et l’OTAN étaient des organisations responsables mues par autre chose que la recherche de l’expansion permanente et maximale dans une logique de néo-guerre froide, nous aurions réformé l’OTAN quand la Russie ne lui était pas hostile, et nous aurions privilégié ce que l’on appelle « l’approfondissement de l’Union » plutôt que sa dilution via « l’élargissement » jusqu’aux portes problématiques et hautement sismiques de la Russie revancharde. J’expliquais ainsi dès mon premier ouvrage en 1997 préfacé par le grand stratège de De Gaulle Pierre Marie Gallois, que l’expansion sans fin de l’OTAN et d’une UE otanesque vers l’Est signifierait la guerre avec la Russie… Nous y sommes. Et Von der Leyen en a l’air très satisfaite, comme son « ministre » des affaires étrangères de facto, Borrel, qui défient les Russes en se moquant d’eux en signifiant que leur nation va s’écrouler et que ses dirigeants n’oseront jamais utiliser l’arme nucléaire sous peine d’être pulvérisé par l’OTAN. Ils sont irresponsables de défier un ours blessé, une nation dotée de 6000 têtes nucléaires et de missiles hypersoniques, et s’il est légitime d'aider les Ukrainiens, on pourrait le faire avec plus de prudence et moins d’arrogance, car il ne faut pas oublier que le théâtre de guerre OTAN-Etats-Unis / Russie est en grande partie l’Europe occidentale….

Emmanuel Dupuy : Alors que le multilatéralisme onusien montre des signes inquiétants de fatigue voire de léthargie, depuis sa création, il y a 78 ans, apparaissent, désormais, en effet, avec plus d’emphase, d’autres approches diplomatiques aux racines « civilisationnelles » radicalement différentes. Cette « dé-occidentalisation » des relations internationales, n’apparait que plus criante quand il s’agit d’envisager des alternatives en terme de médiation, facilitation et résolution des conflits. Ainsi, des organisation intergouvernementales (OIG) plus récemment créées proposent des approches alternatives à la diplomatie de la deuxième moitié du siècle dernier, à l’instar du G-20 (1999), de l’Organisation de Coopération de Shanghai (2001), du mouvement des BRICS (2009) notamment depuis son élargissement à 11 membres, lors du dernier Sommet de Johannesburg, en août dernier, ou encore du réveil du Mouvement des non alignés (créée en 1961, mais relancé et re-légitimé par la fin de l’URSS, en 1991 et la guerre global contre le terrorisme, à partir de 2001). 

Ainsi, la triple initiative chinoise pour la paix, la croissance et la civilisation, dont le succès du dialogue entre Ryiad et Téhéran, en mars dernier, en est la manifestation la plus ostensible pourrait offrir une approche radicalement différente de résolution des conflits que celle proposée par les Etats-Unis et les pays européens. Le règlement du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui obère les relations bilatérales entre Erevan et Bakou, depuis trente ans, dépend davantage du bon vouloir de Moscou et Ankara que de Washington, Paris, Berlin ou Bruxelles. 
Il en va de même avec les processus de négociations complémentaires dit « processus d’Astana » associant la Russie, l’Iran et la Turquie, dans le cadre d’une triangulation diplomatique qui aura davantage oeuvré, depuis mai 2017, pour la paix et la stabilité en Syrie que l’ONU !
Le réveil de plusieurs conflits gelés ou résurgents (Transnistrie, Ossétie-du-Sud, Abkhazie, Karabakh, Cachemire, Sahara occidental, Taïwan…) devrait voir la théorie clausewitzienne qui pose le principe de la guerre comme étant la continuation de la, politique par d’autres moyens confirmer ce que l’universitaire et ancien diplomate singapourien, Kishore Mahbubani, indiquait en 2021, à savoir que nous sommes à l’aune d’une marginalisation diplomatique nous sortant d’une parenthèse de quatre siècle de domination occidentale. Bref, la guerre et la diplomatie se réinventent et se nourrissent inévitablement, mais avec des critères et acteurs différents, nous excluant progressivement, minutieusement et sciemment par des partenaires, certes encore considérés comme stratégiques pour certains, mais de plus en plus mû par une adversité systémique, à l’instar de la Chine, de la Turquie et bien évidemment de la Russie.

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