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Jean-Pierre Bacri : ce qui meurt en nous quand meurt un grand acteur
©Jack GUEZ / AFP

Hommage à Jean-Pierre Bacri

Texte tiré d’Antoine Blondin (en 1961) à l’occasion de la mort de Garry Cooper. Il a, je crois, toutes les raisons d’être réactualisé aujourd’hui en mémoire de Jean-Pierre Bacri.

Ulysse Manhes

Ulysse Manhes

Ulysse Manhes est journaliste.

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La rue s’est un peu assombrie depuis la disparition de Jean-Pierre Bacri. On a vu des dames baisser les yeux, des messieurs hocher la tête, les regards qui se croisaient amorçaient des condoléances. Il y avait moins de lavande dans l’air et davantage de solidarité. Une vague tristesse donne facilement aux êtres humains un petit air de famille.

Il se trouve que nous étions tous de cette famille-là, souvent sans le savoir. La famille des tendres boudeurs, des joyeux exaspérés, des élégants râleurs. L’héritage que nous lègue Bacri est précieux, aussi parce qu’il est en voie de disparition : un fond de râlerie chronique agrémenté d’un parfum d’humour grinçant, et la rareté d’un cœur tendre et intelligent.

Au sein des pires calamités, la sensibilité contemporaine attache un prix insolite à la mort des acteurs de cinéma, les seuls pourtant que nous soyons à peu près assurés de retrouver quand bon nous semble, puisqu’ils se survivent dans leurs films aussi intégralement que nous avons pu les connaître. La personne qui s’en va ne nous concernait pas, la convention exigeait même que nous oubliions qu’elle pût exister en dehors de son personnage. Or, celui-ci demeure et, apparemment, il ne nous échappe que lorsque le mot « fin » monte sur l’écran.

Il y a vraiment du mystère dans l’affliction réelle où se trouve plongée l’opinion qui pleure aujourd’hui Jean-Pierre Bacri, dans cette impression qu’éprouve le monde de compter quelques veuves et quelques orphelins de plus. La mort d’un écrivain, d’un savant ou même d’un général, est une perte, celle d’un acteur est un deuil. Elle ne se chiffre pas sous l’angle d’un manque à gagner, elle ne nous donne pas l’impression d’être frustrés prématurément d’un chapitre supplémentaire ou de quelque découverte, elle n’hypothèque pas l’avenir. Comme les plus profonds remous de l’âme, ceux qu’elle provoque sont essentiellement tournés vers le passé.

« Nous ne le verrons plus ». La lamentation qui se développe sur ce thème peut paraître se laisser abuser par un étrange transfert de sentiments. Car enfin, nous ne l’avons jamais vu et, si vous voulez parler du Georges atrabilaire vissé dans son siège de cuisine (Cuisine et dépendances), du si fragile Jean-Jacques Castella pris pour le plouc idéal d’un micro-cercle d’artistes pédants (Le goût des autres), ou d’Henri Ménard dans son tricot sans manches de fils raté (Un air de famille), il n’est pas impossible qu’ils se tiennent à votre disposition dans toutes les cinémathèques familiales. L’événement n’y change rien. Mais la vérité est que nous ne le verrons plus du même œil.

Il ne s’agit naturellement pas ici d’un coefficient de nostalgie, mais d’un phénomène beaucoup plus singulier. On imaginerait volontiers qu’en se détachant à jamais de la personnalité qui l’a incarné, le héros d’une histoire accède à une manière de vie autonome qui ajoute à sa vraisemblance. Il n’en est rien. Quelle que soit la prodigieuse puissance d’envoûtement du cinéma, nous ne parvenons pas à oublier que le rôle est tenu par un mort, et les ficelles de la fiction apparaissent.

Tout se passe comme si la création avait besoin de la caution apportée par l’existence, quelque part, de son créateur. Faute de quoi elle perd sa troisième dimension, elle n’est plus qu’une statue sans souffle, dont la présence réelle s’atténue considérablement. Comme si l’image avait besoin de l’homme.

Au « paradoxe du comédien », qui ne ressentirait en lui-même (selon Diderot) aucune des émotions qu’il communique au public, répond un paradoxe du spectateur, qui exige pour mieux croire d’être persuadé qu’il y a quelqu’un derrière en train de le tromper.

Le cinéma, qui isole le spectateur en face de l’acteur, est un art du tutoiement. Jean-Pierre Bacri magnifiait le visage que nous attendions de lui, qui lui prêtait un profil de chaleureux scrogneugneu, ironique, loyal, provocateur, détaché, amoureux, anti-moderne. Le véritable ami de la famille. Il faisait entrer ces vertus dans notre intimité, il était le mannequin de nos bons comme de nos mauvais sentiments.

Ce n’est pas un parent qui nous abandonne en route, c’est une véritable image de nous-même qui va désormais aller se flétrissant parce qu’elle n’est plus soutenue et c’est nous qui avons l’impression de partir avant la fin.

18 mai 1961 – 18 janvier 2021

Antoine Blondin – Ulysse Manhes

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