Ce concept majeur de la psychologie sociale qui vient de s’effondrer et laisse le monde de la science en plein désarroi<!-- --> | Atlantico.fr
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Pour leur expérience, Baumeister et Tice empilèrent leurs cookies tout chauds dans une assiette, à côté d’un saladier rempli de radis rouges et blancs, et firent entrer un cortège d’étudiants volontaires.
Pour leur expérience, Baumeister et Tice empilèrent leurs cookies tout chauds dans une assiette, à côté d’un saladier rempli de radis rouges et blancs, et firent entrer un cortège d’étudiants volontaires.
©wikipédia

Epuisement de l’ego

Le concept psychologique fondateur de "l'égo depletion" (épuisement de l'égo), mis au point en 1998 par les chercheurs Baumeister et Tice, vérifié par des centaines d’expériences et dont découle des dizaines d'études, est en train d'être remis en cause, bouleversant le monde de la recherche et questionnant son mode de fonctionnement.

Bernard Cadet

Bernard Cadet

Bernard Cadet est professeur de psychologie cognitive et responsable, à l'université de Caen Basse-Normandie, d'un groupe de recherches dont les travaux portent sur les modalités de traitement des informations dans les contextes, de toute nature, pour lesquels une évaluation, un diagnostic, un jugement ou une prise de décision doivent être élaborés.

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Atlantico : Pouvez-vous m'expliquer en quoi consiste la théorie de "l'égo depletion", appelée en France "la théorie de l'égo" ?

Bernard Cadet : La définition « officielle » de « l’ego depletion » (Baumeister et Tice, 1998°) est la suivante : « a temporary reduction in self capacity of willingness to engage in volitional action ».

En d’autres termes « l’ego depletion » terme mal traduit en Français par l’expression « épuisement de l’ego » (la définition parle d’une réduction temporaire et l’ego est un terme connoté), est un concept psychologique qui désigne tout ce qui peut diminuer l’exercice volontaire des fonctions (cognitives de nos jours) qui amènent l’être humain à s’engager dans des tâches définies en fonction d’un objectif bien défini. Parmi elles figure la prise de décision mais c’est loin d’être la seule compte tenu du caractère très extensif, voire passe partout, de la définition.

Il serait donc réducteur de limiter les effets de « l’ego depletion » à la prise de décision et à une fatigue décisionnelle. En effet les facteurs limitant les effets de toutes nos capacités cognitives sont non seulement nombreux mais très variés : le stress , la motivation négative, la fatigue, le burn out, les traitements en parallèle de plusieurs sources d’information, ou le fait d’effectuer simultanément  plusieurs activités, etc….

Pourquoi cette étude est-elle aujourd'hui remise en cause ? Quelles sont ses faiblesses ?

Les premières études (fin des années 90) présentent, de mon point de vue, trois faiblesses qui se « cumulent » :

1) le concept (« l’ego depletion ») est défini de façon insuffisamment précise. C’est un terme devenu fourre-tout car le concept de base est très général et va se trouver utilisé dans des acceptions différentes. En règle générale, plus une théorie est définie de façon précise, plus il est difficile de la confirmer ; plus une théorie est vague et imprécise et plus il est difficile de la rejeter.

2) l’opérationnalisation, c'est-à-dire la traduction en terme de situation concrète des grandeurs étudiées ou si l’on préfère les tâches que concrètement les sujets auront à effectuer, est pour le moins discutable et ne serait probablement plus pratiquée aujourd’hui sous cette forme. Des sujets répartis en deux groupes sont mis en présence ou de cookies ou de radis (ce qui représente la variable indépendante) censée activer ce que les chercheurs veulent produire. La variable dépendante est la mesure du temps (chronométrage) avant que les sujets n’abandonnent  une tâche à effectuer. Mais deux biais me paraissent évidents. Le premier est que les sujets qui sont dans le groupe « radis » subissent une première frustration (disons « culinaire » !) par rapport à ceux du groupe cookies qui peuvent être plus satisfaits du traitement qui leur est réservé. Ensuite la tâche à effectuer est insoluble, ce qui fait que le groupe « radis » connait là une seconde frustration qui n’est que la première pour le groupe cookies. Il paraît alors évident que le groupe radis ne va pas être enclin à chercher une solution très longtemps en tous cas moins longtemps que le groupe des cookies. Pour parler plus simplement le peu de satisfaction voire le stress du groupe « radis » va limiter leur participation sans que nécessairement cela renvoie à « l’ego depletion ».Ainsi pour moi, cette opérationnalisation mesurerait plutôt la résistance à la frustration que la capacité de prise de décision. Si vous imposez deux frustrations à un groupe, il sera moins participant qu’un groupe qui n’en connaît qu’une en fin de tâche.

3) Les méthodes de traitement statistique des résultats (en 1997 et 1998) sont inadaptées (r de Bravais Pearson le plus souvent, coefficient qui permet de préciser dans quelle mesure deux variables sont liées, ce qui n’est probablement pas la question posée au niveau concret des comportements.

La remise en cause de cette étude décrédibilise-t-elle toutes les recherches qui se sont basées dessus ?

Oui , j’en ai peur mais je suis en même temps rassuré.

J’en ai peur en pensant au nombre considérable de recherches qui ont été entreprises sur ce concept ambigu dès son appellation (la notion d’ego renvoie à des courants bien spécifiques de la psychologie). Je sui rassuré car les livres de méthodologie de la recherche expérimentale expliquent que si vous trouvez 30 000 expériences qui viennent appuyer une théorie, elle sera considérée comme « vraie » mais qu’il suffit qu’une seule expérience bien menée qui la contredit pour que lea dite théorie soit remise en question. Toute théorie scientifique est temporaire. Ceci reflète la prévalence de la réalité du terrain sur les constructions abstraites. La théorie doit donc être révisée mais il y aura toujours des gens qui s’y accrocheront parce qu’ils y ont consacré leur carrière.

Comment expliquer que les chercheurs aient mis tant de temps à se rendre compte que le concept de base n'était pas assez solide pour en déduire des théories ?

D'abord parce que les concepts nouveaux suscitent plus de recherches que les anciens, ensuite parce qu'il y a des modes en recherche, comme il y a des modes vestimentaires. Il y a des concepts qui sont tout d'un coup amplifiés, sans doute comme celui de "l'ego depletion" l'a été, parce qu'ils sont plus porteurs que d'autres et que certains chercheurs cherchent surtout à publier et s'y engouffrent tête baissée selon l’adage bien connu « publish or perish ». Ceci déclenche un "effet de chaine" ou "un effet boule de neige", car si le concept est « validé » par un premier chercheur, puis un deuxième et un troisième cela va forcément conforter le quatrième chercheur dans le bien-fondé de son champ de recherche. C'est vrai en psychologie, mais c'est la même chose dans tous les domaines de recherche, que ce soit en physique, en chimie ou en sociologie.

Mais ce qui est très rassurant et salvateur, c’est le fait que ce concept ait finalement été remis en cause. Cela permet de rappeler tout simplement aux chercheurs qu'avant d'entreprendre une étude, ils doivent approfondir l'analyse conceptuelle et les méthodes à appliquer au lieu de prendre un concept flou et très daté pour argent comptant. Ces deux démarches essentielles sont, en général, sous-estimées aujourd’hui dans le travail de recherche en Sciences Humaines et Sociales.

(1) Voici comment fonctionnait l’expérience. Tout le laboratoire était empli du délicieux fumet du chocolat et des gâteaux tout juste cuits. Baumeister et Tice empilèrent leurs cookies tout chauds dans une assiette, à côté d’un saladier rempli de radis rouges et blancs, et firent entrer un cortège d’étudiants volontaires. Ils demandèrent à certains étudiants de rester là tout seuls et de ne manger que des radis, tandis que l’autre groupe ne mangeait que des cookies. Ensuite, chaque participant dut s’attaquer à une énigme conçue pour être impossible à résoudre.

Baumeister et Tice chronométrèrent les étudiants pendant qu’ils tentaient de résoudre le casse-tête pour voir combien de temps ils mettaient à abandonner. Ils découvrirent que ceux qui avaient mangé des cookies aux pépites de chocolat persistaient à chercher une solution pendant dix-neuf minutes en moyenne –c’est-à-dire à peu près aussi longtemps qu’un groupe témoin qui n’avait rien eu à manger du tout. Le groupe de jeunes qui n’avait eu que des radis à se mettre sous la dent rata le test du casse-tête. Ses membres ne tinrent que huit minutes avant de laisser tomber, frustrés. (source : slate.fr).

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