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Casse-tête de la reprise : les entreprises face à la destruction de confiance massive générée par les pouvoirs publics
©ludovic MARIN / AFP / POOL

Crise de défiance

Face à l'urgence de la crise sanitaire, les différentes stratégies de lutte contre le Covid-19 et la communication du gouvernement peuvent-elles accentuer le manque de confiance des citoyens envers l'exécutif ?

Olivier Rouquan

Olivier Rouquan

Olivier Rouquan est docteur en science politique. Il est chargé de cours au Centre National de la Fonction Publique Territoriale, et à l’Institut Supérieur de Management Public et Politique.  Il a publié en 2010 Culture Territoriale chez Gualino Editeur,  Droit constitutionnel et gouvernances politiques, chez Gualino, septembre 2014, Développement durable des territoires, (Gualino) en 2016, Culture territoriale, (Gualino) 2016 et En finir avec le Président, (Editions François Bourin) en 2017.

 

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Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Atlantico.fr :  Ces dernières semaines, le gouvernement a annoncé plusieurs mesures - comme le masque fortement conseillé alors qu'il n'était pas indispensable au début du confinement -... Peut-on parler d'une crise de confiance des salariés liée aux changements de stratégie et de communication du gouvernement ? La reprise s'annonce-t-elle  particulièrement difficile pour les entreprises ?  

Loïk Le Floch-Prigent : Ce qui frappe la communication gouvernementale depuis le début de l’épidémie c’est l’incohérence, on  semble n’écouter que le dernier qui a parlé  et on peut dire que cela continue, mais en ce qui concerne l’industrie c’est aussi la méconnaissance profonde de l’appareil productif. On peut prendre deux exemples, celui de l’utilisation d’un concept creux celui de « travail indispensable » et celui de l’appel au « télétravail » qui répond à une idée d’un travail de bureau et non d’atelier, de laboratoire ou d’usine. On pourrait multiplier les dérives verbales qui ont fait rapidement comprendre aux professionnels de la production qu’ils n’étaient pas pris en compte dans les plans de la politique sanitaire nationale. 

Il n’y a donc pas eu  ni cohérence , ni stratégie et surtout il y a eu  ignorance des conditions dans lesquelles la production industrielle du pays se réalise . L’imbrication des fournisseurs, des producteurs, des clients , des logisticiens, des distributeurs est telle qu’avant de décréter ce qui est « indispensable » ou ce qui ne l’est pas il faut réfléchir et avoir un peu d’humilité. Mais surtout l’acte de production ne se fait pas devant son ordinateur mais à l’usine ou l’atelier et les conditions de propagation du virus rendaient nécessaires dès le départ que l’on élabore les conditions d’exercice de l’activité. Se réfugier à grand renfort de communication dans le chômage partiel indifférencié est une sorte d’aveu d’impuissance qui a eu du mal à passer chez ceux à qui l’on demandait, par ailleurs, de poursuivre leur activité « indispensable ». 

Il y a donc eu deux attitudes, celle de certaines grandes entreprises, comme dans le secteur automobile, déjà en difficulté à cause de la politique environnementale qui pesait sur les marchés : elles ont sauté sur l’aubaine du chômage partiel, et celle des « indispensables » -énergie, eau, plasturgie, mécanique, métallurgie, emballage…petites ou grandes qui ont tenté de poursuivre l’activité avec les moyens du bord et des règles admises par les salariés eux-mêmes, volontaires en tous les cas de revenir sur le lieu de travail. Car même l’automatisation ne fait pas l’économie d’une politique de maintenance et de surveillance physique ! L’absence de protection a profondément heurté les salariés qui ont souvent demandé leurs droits de retrait mais dans l’ensemble le patriotisme d’entreprise a joué et on a trouvé dans beaucoup d’ateliers un mode de fonctionnement respectant les gestes barrières et la distanciation justement réclamée par les publications gouvernementales. La confiscation systématique des masques pour « plus indispensables qu’eux » a été mal vécue puisque certains métiers industriels exigent le port du masque, et la « chasse aux masques » effectuée sans discernement a conduit également à une chute de la confiance en la parole publique si l’on a encore besoin de tirer sur les ambulances. 

En conséquence la reprise industrielle va être difficile car les conditions dans lesquelles a eu lieu l’arrêt d’activité sont disparates et contestées par les principaux acteurs. C’est atelier par atelier, usine par usine que doit se faire l’effort de reprise et le désordre de la communication gouvernementale n’arrange rien. La « sortie » du Chef de l’Etat en Seine Saint-Denis sans masque avec un bain de foule, et le même jour l’interdiction du jogging à Paris et le port du masque obligatoire dans certaines villes a de quoi rendre perplexes les chefs d’entreprises persuadés de la nécessité de reprise d’activité comme leurs salariés volontaires pour reprendre le chemin du travail physique. Par ailleurs pour la plupart des productions il faut que les fournisseurs et les clients soient au rendez-vous et c’est l’ensemble de la chaine « de valeur » qui doit être remobilisée, les grandes entreprises ayant fermé conduisant des dizaines de milliers d’autres à attendre tandis que le manque de protection individuelle chez les transporteurs et distributeurs va conduire à des blocages. Il n’y a pas de solution miracle. 

Pensez-vous que l’État mesure suffisamment la difficulté de la future reprise de l'après covid-19  pour les entreprises  ?

Loïk Le Floch-Prigent : Pour l’instant l’organisation du confinement par l’administration a empêché et non favorisé les initiatives dans tous les domaines. Ce n’est que lorsque les hommes et les femmes de terrain se sont abstraits des règles que les choses ont pu avancer, c’est vrai à tous les échelons et on a pu constater que certains fonctionnaires de la préfectorale avaient plus d’agilité à cet égard que beaucoup d’autres. Il y a encore des fonctionnaires qui ne perdent pas la tête en période de crise, c’est réconfortant mais hélas trop rare. Le fait de vouloir homogénéiser sur l’ensemble du territoire national les mesures à prendre est un handicap fondamental, toutes les situations sont différentes et il faut retrouver une adaptabilité, une flexibilité et un esprit d’initiative qui a déserté notre pays depuis fin février alors que globalement nous sommes un peuple à la fois discipliné et indiscipliné et surtout râleur et inventif. On aurait dit début Mars qu’il était conseillé à tous les français de sortir de chez eux avec un masque et on aurait dit que pour ces masques il était inutile de respecter des normes, tout le monde porterait un masque à l’usine et se sentirait protégé, tandis que toutes les couturières locales auraient proposé leurs fabrications dans bon nombre d’ateliers. Notre pays est inventif et réactif, surtout dans le monde de la production, mais lui asséner tous les soirs que le masque était inutile a été une erreur dramatique et surtout une inexactitude. Le nombre d’entreprises qui estiment avoir des tests reproductibles est phénoménal, et ce n’est pas l’organisation des normes et procédures actuelles qui va permettre de prendre les bonnes décisions. Dans notre pays l’industrie est désormais dans des zones à faible densité, en dehors de Paris et des métropoles et les responsables ne prennent pas en compte cette réalité, ils n’ont plus connaissance du tissu industriel national. Faisons donc  confiance aux initiatives locales, aux responsables locaux, aux industriels locaux pour proposer des sorties du confinement en protégeant leurs salariés et leur environnement. La sortie du confinement sans masques « officiels » et sans tests « officiels » est impossible, elle ne peut être décidée de Paris où l’on observe dans tout le pays l’incapacité de réguler le comportement de la population dans la capitale même mais surtout en Seine Saint Denis et dans le Val d’Oise. L’organisation régionale de la Santé ayant plus que montré ses limites, il ne reste plus qu’à demander aux Préfets de reprendre la main et de favoriser toutes les initiatives locales, ainsi le pouvoir parisien aura montré qu’il a compris la difficulté qui attend le pays. Dans l’industrie tout se tient, on ne peut pas effectuer une reprise sectorielle.  

Récemment, divers internautes ont créé “Ma petite entreprise en crise", une page lancée sur les réseaux sociaux par des entrepreneurs qui recensent et remontent des informations au gouvernement et aux chambres consulaires pour que ces dernières les aident dans les différentes démarches actuelles et futures…  Ce regroupement est-il significatif d'un manque de soutien de la part du gouvernement?

Loïk Le Floch-Prigent : L’essentiel de la production nationale se réalise dans des PME qui ont la compétence et le savoir faire « indispensables » pour le consommateur final . On considère que la situation actuelle pourrait conduire à 60 000 dépôts de bilan et disparitions cette année. C’est, bien sûr, considérable,  et c’est la raison de la mobilisation gouvernementale pour des prêts garantis par l’Etat (PGE) plafonnés au quart du chiffre d’affaires pour soulager la trésorerie et échapper au désastre de notre économie. Mais les patrons de PME ont le souvenir eux aussi de la crise de 2008 qui a eu le même résultat, c’est-à-dire que des mesures indifférenciées et technocratiques ont conduit à ce qu’on appelle des « effets d’aubaines » , c’est-à-dire la satisfaction des malins et à la disparition d’innovateurs talentueux mais gestionnaires soucieux de la philosophie des règles et non des règles elles-mêmes. C’est ce qui explique les initiatives de type « ma petite entreprise en crise » qui voudraient avertir les pouvoirs publics sur les conséquences véritables des mesures qui sont prises aujourd’hui . « recenser et informer, faire remonter les réalités … » tout cela illustre bien la méfiance du secteur productif à l’égard d’une administration arrogante et sure d’elle incapable d’avoir l’humilité de faire quelques retours d’expériences pour savoir si ce qu’elles imaginent répond, ou non aux réalités. Il est clair que tout le secteur productif attend les actes au-delà des mots. Quand on lui dit que les masques commandés fin Mars vont arriver fin Juin, le secteur industriel comprend que ses gouvernants n’ont pas encore changé de siècle. 

Soyons clairs , la production va reprendre avec des volontaires, chefs d’entreprises et salariés, pour le bien de la Nation. Pour l’instant la plupart des mesures prises sont au niveau verbal. Il n’y a pas soutien à l’activité réelle mais on empêche les initiatives, c’est cela que l’on observe sur le terrain et c’est cela dont il faut tenir compte. Que ce soit dans la production ou la logistique ce qui est attendu c’est le bon de commande, tout le reste est littérature, cela semble facile à comprendre même si dans les cercles du pouvoir les industriels ont disparu.     

Une crise de défiance fracturait déjà la France avant la crise sanitaire… Les différentes stratégies de lutte contre le Covid-19 et la communication du gouvernement -comme le port du masque non obligatoire puis fortement conseillé- peuvent-elles accentuer ce manque de confiance ?

Olivier Rouquan : Il est déjà acquis que la communication gouvernementale est dépréciée par un certain nombre d’experts faiseurs d’opinion, et par la majorité de l’opinion telle que recensée par les sondages. Les critères de simplicité et de cohérence, nécessaires en temps de crise, ont été peu respectés, alors que la situation évolue sans arrêt. Ceci est compréhensible jusqu’à un certain point, qui a été franchi.

En effet, s’est installée l’idée que les gouvernants changent de position, non seulement du fait de l’incertitude due à l’inconnue que représente ce virus – ce qui est entendu -, mais aussi parce qu’ils cherchent à masquer les carences de l’Etat stratège. Ces dernières ne sont pas nouvelles, mais du fait de l’ampleur de la crise, elles se révèlent avec fracas.

Plutôt que de les assumer en tenant un discours clair complété par un volontarisme affiché pour l’avenir, les changements de messages - sans compter l’obscurité des positions sur  la chloroquine - entretiennent un flou et diffusent une impression de malaise sur le mode « il y a un loup »…

Ainsi, inefficace, cette communication paradoxale accroît la propension à la défiance chez les complotistes et laisse dans le doute une autre partie de l’opinion. Sur le fond, pendant cette crise comme en temps ordinaires, les Français sont lassés d’un Etat arc-bouté sur la rationalisation des moyens, et non plus sur la volonté de tenir des engagements fondamentaux de service public. Tout le monde a compris que le manque d’outils indispensables (gel, masques, respirateurs,…) est dû aux politiques de rationalisation entamées à partir de 2007 et prorogées depuis. L’une des raisons de la défiance des Français face aux gouvernants vient de là : les Gilets jaunes puis les grèves avant comme après, ciblent ce management étriqué et redondant de la pénurie.

Les sondages montrent une fluctuation des indices de confiance liés à la communication ou aux stratégies de l'exécutif. Le gouvernement pourra-t-il sortir "gagnant" de cette crise sanitaire ? 

Olivier Rouquan : Le Président a posé des jalons : investissements massifs, protection des intérêts vitaux, mutualisation européenne de la dette, etc. Il place à priori les politiques à venir sous les auspices de Keynes, rappelant l’après-guerre. Le Premier ministre est ici plus discret... La volonté de tenir compte des leçons de la crise est possible, mais elle dépendra beaucoup du contexte mondial ; les Allemands seront-ils sur la même longueur d’onde que les Français ? Par ailleurs, rétrospectivement, les évaluations indiquent combien sur l’efficience des services publics, le soi-disant Nouveau monde a en fait poursuivi et accentué les méthodes gestionnaires déjà décriées de l’Ancien... Il faudra donc en faire beaucoup pour susciter la confiance et obtenir une crédibilité.

De plus, lorsque la politique des temps ordinaires reprendra ses droits, le Gouvernement va devoir se justifier sur certaines décisions qui restent incomprises : les incohérences des premières semaines - conduisant par exemple l’Etat à sermonner les Français, alors que certains de ses représentants affichaient publiquement des comportements très dilettantes -… mais surtout, le maintien des élections municipales, la stratégie par rapport à la Chloroquine, feront débat. Pour vous répondre, le Gouvernement ne sortira pas « gagnant », mais il pourra user une marge de manœuvre, fondée sur la volonté du peuple de tourner la page et l’espoir de se projeter collectivement le plus favorablement possible dans l’avenir. Cela va demander au président de sortir des routines, de faire preuve d’audace politique et de frapper vite et fort.

L’exécutif cherche à "redresser la barre" notamment en dissociant le rôle du président et celui des ministres avec en tête le Premier ministre. Cette stratégie vise-t-elle à épargner Emmanuel Macron ? 

Olivier Rouquan : Le chef de l’Etat, en tant que tel, se positionne sur des terrains qu’il veut privilégier : enjeux structurant d’avenir et préalablement, message de réassurance et de protection des Français. Le Gouvernement est à la manœuvre ; il s’agit d’un Gouvernement resserré pour faire taire les « couacs » qui ont trop duré – que n’eut-on dit si cela s’était déroulé sous François Hollande (sic.).

Le Président sera-t-il pour autant épargné ? Nous savons bien qu’avec le quinquennat le jeu de rôles consubstantiel à la Ve République est détraqué : il n’y plus véritablement de fusible. Qui plus est, les problèmes à venir de relance économique, de stabilisation de la pauvreté et d’affrontement du défi écologique, enfin, de restauration d’un crédit politique sont suffisamment lourds pour imaginer que par fonction, le président de la République sera au premier plan…

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