Arnhem, cette dernière victoire que les Alliés ont "offerte" aux nazis en 1944<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Histoire
Arnhem, cette dernière victoire que les Alliés ont "offerte" aux nazis en 1944
©Jerry Lampen / ANP / AFP

Bataille presque finale

Le dernier livre de l'historien britannique Antony Beevor, "Arnhem", se penche sur l'échec de l'opération Market-Garden en septembre 1944.

Antony Beevor

Antony Beevor

Sir Antony Beevor a commencé sa carrière comme officier dans l’armée britannique, puis, après s’être essayé au roman, s’est spécialisé dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, dont il est devenu un expert incontesté. Ses livres les plus récents sont D-Day et la bataille de Normandie, La Seconde Guerre mondiale, et Ardennes 1944, tous trois chez Calmann-Lévy. Il a reçu de nombreux prix et a vendu plus de six millions d’exemplaires de ses œuvres en trente langues.

Voir la bio »

Atlantico : Ce qui frappe dans "Arnhem" (éditions Calmann-Levy), comme dans vos autres œuvres, c'est la diversité des sources. L'échelle stratégique se combine à l'échelle humaine. À quelles nouvelles sources avez-vous eu accès pour ce livre ?

Antony Beevor : Il est capital d'avoir des sources diverses pour une bataille comme Arnhem, particulièrement du fait des cinq nationalités présentes sur place : les Hollandais, les Allemands, les Américains, les Britanniques mais aussi les Polonais. J'ai toujours été fasciné par cette idée : est-ce qu'un "caractère national" peut exister ?  Bien sûr la réponse est : non, non et non ! Mais d'un autre côté, on remarque qu'il y a une certaine "auto-image" nationale qui se met en place. C'est-à-dire que les gens jouent le rôle de leur nationalité, surtout les Britanniques, ce qui a réellement  exaspéré les Américains mais également les Polonais.

Mais pour comprendre cela, il faut vraiment étudier les archives des différents pays. J'ai eu la chance d'avoir une interprète polonaise qui avait déjà travaillé avec moi et qui est venue m'aider à Londres, là où sont toutes les archives polonaises pour cette bataille.

Concernant les Hollandais, certaines archives sont véritablement extraordinaires. Un ministre du gouvernement en exil à Londres possédait une émission sur la BBC dans laquelle il annonçait la libération prochaine de la Hollande et il écrivait aussi dans un journal. On trouve à Amsterdam, à Eindhoven ou à Nimègue des journaux privés fantastiques, en particulier ceux des femmes. J'ai toujours trouvé que les journaux les plus importants de la Seconde Guerre Mondiale étaient écrits par des femmes, notamment en Allemagne.

Le point important est de faire des recherches non seulement en profondeur mais aussi en largeur. C'est là que vous trouverez des choses tout à fait inattendues. Aux Etats-Unis, un de mes amis historiens m'avait expliqué plusieurs fois  que je devais impérativement aller à "Athens Ohio" où se trouvent toutes les archives de Cornelius Ryan (célèbre historien, auteur du "Jour le plus long"). Je n'avais pas compris que Ryan était en train de mourir d'un cancer quand il écrivait son livre. Mais il avait une équipe de chercheurs invraisemblable, de tous les pays. Et il n'avait pas utilisé la majorité de leurs trouvailles ! J'ai ainsi pu photographier 8000 pages de ces archives. Dans les autres archives américaines, notamment celles de l'Ecole de Guerre, il y a aussi bien des journaux privés que des lettres, des collections et des papiers officiels.

En Angleterre, il existe des conversations entre des officiers allemands qui ont été enregistrés en secret par des juifs allemands travaillant pour les Britanniques pendant la guerre. C'est une ressource incroyable car nous avons là les vraies paroles utilisées et en deux versions : allemande etanglaise.

Avant même mon livre "Stalingrad", j'avais travaillé sur la nécessité de mettre ensemble l'Histoire d'en haut avec l'Histoire d'en bas. Les grandes décisions des chefs et les expériences des soldats ainsi que la parole des civils qui étaient écrasés entre les deux camps.

Dans la préparation de Market-Garden telle que vous la décrivez, le mot qui vient à l'esprit c'est "insouciance", insouciance à tous les niveaux. Une phrase frappe notamment, c'est celle d'un officier qui déclare laconiquement pendant la préparation : "Mais les Allemands ?"

Effectivement, c'est Sosabowski, le commandant des forces aéroportées polonaises qui déclare ça, dès le début de la préparation de l'opération. Il explique que tout le monde sous-estime les Allemands, leur capacité à se réorganiser après une défaite. Ce problème de vision biaisée est très instructif car c'est aussi une leçon pour aujourd'hui, surtout avec les problèmes de la culture militaire. C'est ce qu'on appelle le "biais de confirmation" : si vous avez une idée, vous allez rejeter tous les faits qui la contredisent.

Par exemple, le complot du 20 juillet pour assassiner Hitler est symptomatique. Les Alliés en ont tiré les parfaites mauvaises conclusions. Ils ont imaginé qu'une armée tentant de faire sauter son commandant en chef est une armée en voie de désintégration. Mais le résultat était en fait l'exact opposé de cette analyse. Cela signifiait qu'Hitler, les SS et le parti nazi avaient désormais un contrôle total sur la Wehrmacht, et que la Guerre continuerait jusqu'à la mort d'Hitler. Le salut nazi avait déjà été instauré dans l'armée suite au Débarquement de Normandie et les nazis ont pu implanter des commissaires politiques au sein de la Wehrmacht.

Pour mes recherches, il y a de nombreuses choses que j'ai eu de la chance de retrouver. Je ne savais pas par exemple que le général Urquhart (commandant de la 1ère division aéroportée britannique) était allé voir Browning vers la fin en lui disant : "J'ai accepté vos ordres mon général, mais je dois vous prévenir ça sera une mission-suicide". Et aussi bien le général Gale, qui avait commandé les troupes aéroportées britanniques en Normandie, avait dit que c'était de la folie. Et Browning leur avait fait jurer de ne rien dire parce qu'il ne fallait pas "démoraliser" les soldats et les officiers.

Même le chef du Renseignement de Montgomery, le général Bill Williams, disait que cette euphorie de victoire signifiait qu'ils ne travaillaient pas avec la même rigueur intellectuelle qu'avant le Débarquement. Bien sûr, Market Garden disposait de très peu de temps de préparation mais tout de même, elle était loin d'être impressionnante.

A quoi peut-on attribuer cette résilience, cette capacité de l'armée allemande à se régénérer ? A Model ?

C'est une question importante. L'armée allemande avait une structure très flexible, à l'inverse de l'armée britannique, très conservatrice et  avec une chaîne de commandement très rigide. Cela signifiait que les officiers et les sous-officiers agissaient peu jusqu'au moment où ils recevaient un ordre direct.

Du côté allemand, le chef, qu'il s'agisse d'un simple caporal ou d'un colonel, devait réagir tout de suite face à l'ennemi. C'était leur idée de donner des ordres vagues et les soldats sur place décidaient de la manière de les suivre. L'armée américaine était sur ce point plus similaire aux Allemands qu'aux Britanniques, ils étaient beaucoup plus souples et réagissaient plus rapidement.

On remarque cette régénération au moment de la contre-offensive des Ardennes menée là aussi par Model, où les Allemands sont capables de lancer une contre-attaque majeure alors qu'on les pensait anéantis.

C'est encore une fois une grande faute du renseignement allié. Model n'en est pas particulièrement responsable, c'était le système de l'état-major allemand qui était très supérieur, très professionnel. Ils possédaient par exemple une grande flexibilité grâce à leurs corps d'armée et pouvaient échanger leurs différentes divisions en quelques heures et disposer leurs unités dans la région de façon fluide. Les résultats étaient rapides et impressionnants. Les Anglais étaient beaucoup plus lourds et longs à réagir.

En fait, tel que vous la décrivez, Market Garden est à la base même mal pensée et mal conçue.

Oui, totalement et la faute en incombre principalement au Maréchal Montgomery. Dans mon dernier livre (Ardennes 1944: le va-tout de Hitler, ed. Calmann Levy), j'ai avancé la possibilité que Montgomery souffrait d'un syndrome d'Asperger. J'avais seulement évoqué comme une éventualité mais lors d'un débat organisé par la BBC, son petit-fils qui avait vécu avec lui avait dit que c'était sans doute la seule explication à son excentricité. Il était incapable de voir certaines choses expliquées par d'autres personnes. Un mois après cet entretien, on m'a écrit pour me dire qu'il y avait un article écrit par un professeur de psychologie qui avait quasiment prouvé qu'il était "Asperger". Et c'était il y a 20 ans.

Je pense que c'était le vrai problème de Montgomery : il refusait d'écouter les conseils des gens qui n'étaient pas de son avis. Il était convaincu que les forces aériennes étaient presque lâches… Et ce préjugé était seulement basé sur un officier, l'Air Marshall Trafford Leigh-Mallory, qui craignait un désastre avec l'opération aéroportée en Normandie. Montgomery a voulu contourner ça et imposer son propre plan.

Mais aussi bien Eisenhower, son chef en Europe, et le War Office, le ministère de la Guerre, avaient explicitement exigé que toute planification devait être faite conjointement entre les forces aériennes et l'armée. Le problème est que Montgomery avait totalement ignoré ça et avait conçu sa propre stratégie.

Le 10 septembre, Browning (commandant du corps aéroporté britannique) est rentré pour donner un briefing à la Première Armée Aéroportée alliée qui a expliqué tous les soucis posés par ce plan. A ce moment là Browning aurait du aller en Belgique pour aller dire à Montgomery qu'il fallait repenser toute l'opération. Il ne l'avait pas fait pour une question de vanité et parce qu'il était obsédé par l'idée qu'il devait aller commander le corps en action. La guerre se terminait et c'était l'occasion ou jamais.

Il y a toujours des éléments, des fautes humaines qui jouent un rôle dans ce type de cas.

Malgré sa médiocrité, la stratégie proposée par Market Garden aurait-elle pu réussir ?

Non, aucune chance. Si elle n'a pas été tuée dans l'œuf même, c'est en raison de l'énorme erreur de Model qui a refusé de faire sauter le pont de Nimègue. C'est ce qui a donné l'illusion d'une faible chance de réussite. Si Model, comme il aurait dû le faire en toute logique, avait fait sauter le pont (le plus grand sur le Rhin), il n'y aurait pas eu une chance sur un million d'arriver à Arnhem avec les forces terrestres.

Vous citez un officier américain expliquant que si une division américaine avait été annihilée au cours d'une opération sous commandement anglais, le scandale aurait été énorme. Le choix d'envoyer les parachutistes britanniques à Arnhem, soit la zone la plus risquée, plutôt que les Américains est-il politique autant que militaire ?

Je ne pense pas que c'était une décision politique. Les Britanniques avaient déjà planifié l'attaque sur Arnhem et se l'étaient réservé via l'opération Comet (prototype de Market-Garden). Et Arnhem était le plus important des ponts, car sans lui, les autres ponts comme celui de Nimègue n'avaient aucune valeur. Mais c'était bien une pensée à posteriori que le général Beetle Smith, le chef d'état-major d'Eisenhower avait eu. Il avait déclaré que si une division américaine avait été anéantie sous commandement anglais, c'eut été un désastre politique à Washington.

Est-ce que l'idée de lancer une offensive en Hollande, malgré les risques, valait le coup ? La guerre aurait-elle pu être terminée plus tôt en cas de réussite ?

Comme le disaient Patton et tous les généraux allemands, l'idée de Montgomery selon laquelle la Hollande était la meilleure route pour l'invasion de l'Allemagne était fausse. Les fleuves y étaient les plus grands larges, il y avait des canaux absolument partout. Même les généraux allemands prisonniers, dans le camp où ils étaient espionnés, disaient que c'était absurde d'attaquer là. La priorité aurait dû être dans la zone où Patton commandait (la Lorraine).

Les problèmes étaient politiques tout autant que militaires, Eisenhower voulait respecter un équilibre entre Américains et Britanniques, malgré la puissance bien supérieure des Etats-Unis.  Mais Montgomery était bien trop ingérable comme chef d'armée et Eisenhower a beaucoup trop généreux envers lui.

Une attaque sur un autre secteur aurait-elle eu plus de chances d'être couronnée de succès et de mettre fin à la guerre ?

Je ne pense pas que la fin de la guerre soit liée au Front de l'Ouest. Ce sont les Soviétiques qui font de toute façon la différence, pas les Alliés. Le Rhin était une grande ligne de défense, une forteresse pour les Allemands, tant militaire que psychologique.

Après l'opération Bagration (offensive majeure à l'été 1944 sur le Front de l'Est ayant mené à la destruction de trois armées allemandes) les Soviétiques étaient déjà sur la ligne de la Vistule après une percée impressionnante, donc la décision viendra bien de l'Est. Je ne pense pas qu'on puisse penser la fin de la guerre en parlant uniquement des Américains et des Britanniques.

Concernant Market Garden il y a eu de nombreuses erreurs impardonnables mais la vraie absurdité de ce plan est que sa seule condition de réussite était qu'absolument tout devait bien se dérouler. Et ça n'arrive jamais dans la guerre. Les Anglais disent toujours: "Il n'y a aucun plan qui survit à l'action de l'ennemi". C'est un peu le concept de "friction" décrit par Clausewitz. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !