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Arbitrage privé du TAFTA : ce double jeu du gouvernement qui accrédite la thèse du "consensus de Paris" (et fait du PS français une force motrice du néolibéralisme au niveau mondial)
©wikipédia

Mon ennemi c’est la finance

Alors que dans le cadre des négociations sur le TAFTA, le gouvernement français pointe les abus de l'arbitrage privé, la France a proposé l'instauration d'une juridiction d'exception européenne pour les entreprises souhaitant attaquer les décisions des Etats. La duplicité du gouvernement socialiste à l'égard du libéralisme s'inscrit dans la lignée de l'exercice du pouvoir de François Mitterrand et du tournant de la rigueur de 1983.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : D'après un document confidentiel auquel aurait eu accès Le Monde, dans le cadre des négociations sur le TTIP, "un groupe de cinq pays européens, dont la France, propose l’instauration d’une juridiction d’exception européenne au service des entreprises souhaitant attaquer les décisions des Etats" alors même que le gouvernement français pointait les abus de l'arbitrage privé au cours des dernières semaines. Dans quelle mesure cela illustre-t-il la duplicité du gouvernement français vis-à-vis du "libéralisme" ? 

Christophe Bouillaud : Cette demande de la part des négociateurs français me parait, tout de même, bien étonnante dans un cadre européen, où, en principe, l’égalité de traitement juridique entre entreprises étrangères et entreprises nationales est déjà très largement garantie par tout le droit européen transcrit dans celui de tous les Etat membres. Pourquoi faudrait-il d’autres procédures ? Si les informations recueillies par Le Monde sont exactes, cela correspondrait surtout au fait que l’Etat français voudrait conserver pour les grandes entreprises françaises certains avantages liés à l’arbitrage privé inclus dans des traités bilatéraux entre Etats européens devenus de fait obsolètes avec l’élargissement. Cela n’explique donc pas tant la duplicité du gouvernement français vis-à-vis du ‘libéralisme’ que la présente symbiose entre grandes entreprises françaises et Etat. Il n’est pas sûr en effet que se ranger du côté des grands groupes qui disposent déjà d’un pouvoir de marché exorbitant soit très libéral. 

Pour autant, est-ce le propre du gouvernement actuel ? Dans quelle mesure du tournant de la rigueur de François Mitterrand en 1983 à aujourd'hui, le parti socialiste français, lorsqu'il est au pouvoir, promeut le néolibéralisme ? Sous quelles formes ?

Le PS, sous ses oripeaux parfois révolutionnaires pour concurrencer le PCF dans les années 1970, n’a jamais été hostile aux grands courants intellectuels qui ont marqué le capitalisme. Le "tournant de la rigueur" de 1983 ne marque du coup pas tant une rupture qu’une constante. Dans les années 1980, le néo-libéralisme l’a emporté partout en Occident. En France, la majorité de la direction du PS s’est inscrit sans grande difficulté dans ce courant, mais sans en informer clairement les militants et les sympathisants. C’est pourtant Mitterrand qui organisera même la propagande en sa faveur, avec la célèbre émission "Vive la Crise !" et la promotion de Bernard Tapie comme modèle économique puis comme allié politique. Plus généralement, ce sont les socialistes qui géreront la montée en charge du chômage,  la désindexation des salaires et des prix, la poursuite de la flexibilisation du marché du travail, et la poursuite de la déprise industrielle dans les régions de vieille industrialisation, pour assurer la "désinflation compétitive" qui devait enfin permettre la création de la monnaie unique européenne. Ajoutons, pour achever de rassurer les militants de gauche, qu’avec la CSG, M. Rocard invente à la fin des années 1980 en une sorte de "flat tax" (impôt proportionnel) parfaitement néo-libérale dans son esprit, mais sans le dire bien sûr, et qu’avec le RMI, il pose les bases d’un fonctionnement de l’économie où le taux de chômage peut augmenter autant que de besoin pour discipliner les salariés sans que les exclus (du marché du travail) aient trop lieu de se plaindre de leur sort. 

En allant plus loin, peut-on considérer à l'instar de Rawi Abdelal, professeur à Harvard, que "c’est le 'consensus de Paris' et non celui de Washington, qui est avant tout responsable de l’organisation financière mondiale telle que nous la connaissons aujourd’hui, c'est-à-dire centrée sur des économies donc les codes libéraux constituent le socle institutionnel de la mobilité des capitaux" ? Comment les Français ont-ils façonné l'orthodoxie néolibérale ? 

Les travaux de Rawi Abdelal montrent en effet le rôle décisif des hauts fonctionnaires socialistes dans l’accentuation de la libéralisation financière au milieu des années 1980. D’après lui, ce sont les Français qui ont insisté pour aller encore plus loin que ne l’étaient prêts en la matière les Anglo-saxons à l’époque. Ces derniers étaient en fait plus conscients des risques de la libéralisation financière que les Français. Il s’agit à la fois de faire en sorte que l’Etat puisse se financer sur les marchés financiers, et aussi de permettre l’expansion internationale des entreprises financières françaises, en particulier des grandes banques nationalisées en 1981-82. Cela correspond au fait que, dès cette époque, les hauts fonctionnaires, fussent-ils socialistes, croient beaucoup plus dans les vertus du marché que dans ceux de l’Etat, mais aussi au fait qu’ils sont pris dans le lien pour le moins étroit entre une partie de la fonction publique et les grandes banques. Comme l’a rappelé le sociologue B. Lemoine dans un ouvrage récent,  les hauts fonctionnaires, ceux de l’Inspection des finances, ont milité depuis les années 1960 pour que l’Etat se soumette aux fourches caudines des marchés financiers. Ils ont toujours été du parti de la monnaie stable, du parti de la défense de l’épargnant contre l’inflation.Le plein emploi n’est pas  vraiment leur préoccupation première. On retrouve d’ailleurs cette même façon de penser chez Benoit Coeuré, l’actuel membre français du Directoire de la BCE.

A quelle ambition politique répond cette stratégie libérale de la gauche française ?

Plutôt que de gauche française en général, il vaudrait mieux parler de stratégie libérale de la haute fonction publique ralliée au socialisme dans les années 1970 /1980, dont F. Hollande et sa fameuse "promotion Voltaire" de l’ENA représentent bien l’image publique.  Plutôt que de stratégie libérale, il vaudrait mieux parler de stratégie néo-libérale, car, contrairement au libéralisme (ou même à l’ordo-libéralisme des origines), elle néglige sciemment les rapports de pouvoir entre agents économiques et tend plutôt à privilégier au nom du marché les acteurs déjà puissants, acteurs qui sont souvent des affidés (comme l’a montré l’exemple de la création de CANAL+ dans les années 1980 par exemple).  Il s’agit là d’une stratégie de défense de la puissance de l’Etat et des grandes entreprises typique du capitalisme français, qui correspond en plus à celle d’un milieu de "capitalistes sans capital". Quand F. Hollande va signer des "grands contrats" à l’étranger, on a là une illustration caricaturale de cette stratégie de symbiose Etat/grandes entreprises. Elle peut tourner fort mal quand la grande entreprise que l’Etat soutient de toute sa puissance politique commence à faire des erreurs de gestion énormes, comme avec Areva par exemple.

Le défaut de cette stratégie est en plus d’être souvent fort contradictoire avec les aspirations à l’égalité de la base militante du PS - et de la gauche en général. En effet, un des vrais mystères politiques des 30 dernières années n’est autre que cette propension des militants et cadres intermédiaires du PS à accepter des dirigeants qui sont pour le moins aussi proches du grand monde économique que ceux de la droite classique. Certes, il faudrait compter tous les départs du PS depuis 1981 pour avoir une idée de la désillusion des militants, et, en même temps, cette magie semble marcher toujours. "Mon ennemi, c’est la finance", c’est le propos de meeting, et puis ensuite, quelques temps plus tard,  je nomme à la tête de la Banque de France un ancien responsable de la plus grande banque privée française. Pourquoi y a-t-il toujours eu depuis 1983 des militants et cadres intermédiaires pour se laisser prendre à ce tour de passe-passe ? En tout cas, cette illusion a toujours permis au PS de se refaire une virginité "anti-capitaliste" dans l’opposition. On peut en avoir une illustration ces temps-ci sur les réseaux sociaux avec toutes les déclarations de F. Hollande et autres responsables socialistes que les facétieux militants anti-‘loi El Khomri’ ont retrouvé lorsque ces derniers s’opposaient aux odieuses réformes libérales de la droite au pouvoir.

Propos recueillis par Emilia Capitaine

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