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Appel à la loyauté de la communauté turque en Allemagne : quand l’approche politique d’Angela Merkel bascule totalement sur le thème de l’immigration
©Reuters

Il n'y a pas que le burkini

La déclaration d'Angela Merkel demandant de la loyauté à la communauté turque allemande peut poser question, surtout après l'accueil massif de réfugiés ces derniers temps. Tous les indicateurs montrent que la tension politique ne devrait pas retomber en Allemagne, au porte d'une vraie crise interne.

Dominik Grillmayer

Dominik Grillmayer

Dominik Grillmayer est un politologue allemand, il travaille à la DFI (un institut franco-allemand).

 

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Mardi 23 août, Angela Merkel a déclaré "Nous attendons des personnes d’origine turque qui vivent en Allemagne depuis longtemps qu’elles développent un niveau élevé de loyauté vis-à-vis de notre pays. En échange, nous essayons d’avoir une oreille ouverte à leurs problèmes et de les comprendre". Peut-on parler de réel changement de ton dans l'attitude de la Chancelière ? Quelle est la signification politique de cette phrase ? Quel est son objectif réel ?

Edouard HussonSi l'on se concentre sur la personne d'Angela Merkel, il lui est reproché par une partie de l’opinion– à tort ou à raison – d'avoir trop vite accueilli un million de migrants et donc d'avoir déstabilisé la société allemande. La déclaration de Madame Merkel est évidemment d'ordre politique et montre la situation délicate dans laquelle la chancelière se trouve aujourd'hui. Des critiques émergent au sein de son parti, la CDU, et plus à droite, comme à l'AfD (Alternative für Deutschland), parti populiste hostile à l’euro, opposé à la politique d’ouverture des frontières. Madame Merkel, qui avait fait évoluer son parti du centre-droit au centre-gauche, veut soudain inverser, droitiser son discours.

Mais ce n’est pas seulement une personnalité politique en difficulté (relative) qui est en cause. Sur le fond, la société allemande a toujours été rétive à l'idée de double nationalité. Les lois de la période Schröder avaient permis à des gens d'origine étrangère ayant grandi en Allemagne de choisir à l'âge de 18 ans entre la nationalité allemande et leur nationalité d'origine. Angela Merkel ne remet pas en cause les progrès législatifs de l'ère Schröder mais, pour des raisons tacticiennes, en appelle à ce que l'on peut appeler l'inconscient de la société allemande, qui a toujours le sentiment qu'il pourrait y avoir une ambiguïté dans le comportement d'individus vivant en Allemagne mais n'ayant pas la nationalité allemande, ou bien l'ayant acquise récemment.

Dominik Grillmayer A mon avis, il n’y a pas de réel changement de ton dans l’attitude de Mme Merkel. Cette phrase est certes à interpréter dans le contexte d’une phase difficile dans les relations germano-turques. La Turquie est un partenaire important dans la gestion de la crise des réfugiés et la lutte contre l’EI, mais en même temps, les mesures récentes prises par le président Erdogan et les manifestations pro-Erdogan ont provoqué des irritations en Allemagne. 

En même temps, la discussion autour de l’identification des immigrés avec la République fédérale d’Allemagne n’est pas nouvelle, elle resurgit de temps en temps dans le camp conservateur. Mme Merkel s’est également prononcée à plusieurs reprises sur cette question. Je rappelle ici ses propos de 2010, ou elle avait jugé que le modèle multiculturel - l’idée que différentes cultures cohabitent harmonieusement - ait totalement échoué. Pour elle, cette sorte de laisser-faire ne favorise pas l’identification des immigrés avec le pays qui les a accueillis, ce qu’elle estime pourtant nécessaire. 

Que révèle cette déclaration de la société allemande ? En parlant de loyauté à des citoyens allemands d'origine turque, peut-on dire qu'Angela Merkel a construit cette déclaration sur la base du droit du sang ? 

Edouard Husson : C'est ce que je disais à l'instant : elle puise dans un héritage ethnocentré, ce qui n'est pas sans danger. Car après avoir poussé le balancier trop fort à gauche, elle prend le risque qu'il aille trop fort à droite.

Dans les divers médias allemands ont été rapportées de fortes critiques adressées à Angela Merkel, et ce y compris dans son propre parti. Pourtant, il ne faut pas se faire d'illusions, la chancelière s’est condamnée elle-même à osciller entre des protestations humanistes ("l’Allemagne, terre d’accueil") et des formules populistes comme elle vient de le faire en jetant le soupçon sur la communauté (d’origine) turque. C’est dangereux et vain à la fois : une ou plusieurs déclarations de Madame Merkel ne détourneront pas, de l'AfD par exemple, une partie des électeurs chrétiens-démocrates qui se sentent de moins en moins représentés par la chancelière. On ne défait pas par les mots une décision politique irréversible : Angela Merkel a fait le choix politique, il y a un an, d'accueillir un million de réfugiés avec la certitude qu'ils bénéficieraient de l’énergie intégratrice d’une société qui a relevé naguère le défi de la réunification. L’effet bénéfique majeur, selon la chancelière, serait de pallier le déficit démographique de l'Allemagne. Un an plus tard, Angela Merkel paye l'addition politique parce que la société allemande devient sceptique sinon hostile envers le projet de "Mutti". La chancelière se demande de plus en plus comment elle va pouvoir gérer cela avant les prochaines élections générales.

Dominik Grillmayer :  D’abord, il faut bien comprendre de qui on parle. Actuellement, l’Allemagne compte environ 2,9 millions de personnes d’origine turque, dont seulement la moitié à peu près possède un passeport allemand. 1,5 millions de ces personnes sont nées en Allemagne, 1,4 millions sont des immigrés. Mme Merkel a demandé la loyauté aux Turcs qui vivent déjà longtemps en Allemagne, sans évoquer leur nationalité. Cela n’a donc rien à voir avec une certaine conception de citoyenneté. Tout de même, on peut certes critiquer ces propos puisqu’il s’agit d’une demande assez globale qui tend à supposer un conflit de loyauté au sein d’un groupe assez hétérogène.

Inversement, comment expliquer les manifestations pro-Erdogan en Allemagne ? Que révèlent-elles du niveau d'intégration réel de cette communauté au sein du pays ?

Edouard Husson : C’est le côté pervers de la déclaration de Madame Merkel. Elle utilise une réalité, les ratés de l’intégration des Turcs à la société allemande. Alors même que la communauté turque et d'origine turque est ancienne en Allemagne – elle remonte de fait aux années 1960 – cette communauté est la moins bien intégrée de tous les groupes et communautés qui se sont installées ces dernières décennies. C'est un fait bien repéré par les sociologues ou les politistes. La mobilisation en soutien d'Erdogan est limitée à quelques dizaines de milliers de personnes mais elle est vécue comme le symptôme d’un problème d'intégration par une partie de la société allemande. On peut aussi citer des affrontements assez violents de Turcs avec des immigrés d'origine kurde il y a quelques années. Et on a vu se développer un islam plus radical dans la communauté turque d'Allemagne depuis une bonne quinzaine d'année. Ce sont des symptômes différents les uns des autres, mais qui convainquent les observateurs que la communauté turque éprouve un malaise– et que ses ressortissants ont plus de mal à s'intégrer que les autres communautés étrangères.  En fait, on a une montée réciproque de l’incompréhension : récemment un chansonnier allemand a produit à la télévision allemand un sketch insultant pour Erdogan, qui a entraîné une protestation violente d’Ankara ; Madame Merkel a cru bon de présenter des excuses à Erdogan mais, quelques semaines plus tard, elle explique que les personnes d’origine turque vivant en Allemagne sont soumises à des critères plus exigeants que d’autres composantes de la société allemande.

Dominik Grillmayer Comme je viens de le dire, la communauté turque en Allemagne n’est pas un bloc homogène. Il y a des supporters de M. Erdogan, il y a ses critiques, et il y a ceux qui ne s’intéressent pas à ces conflits de la politique intérieure en Turquie et ne veulent choisir aucun camp. Mais ce que l’on peut constater, c’est que le président turc s’intéresse beaucoup à eux. Lors de ses visites en Allemagne, M. Erdogan participe souvent à de grands rassemblements organisés pour ses supporters à cette occasion, où il demande régulièrement la loyauté des Turcs en Allemagne vis-à-vis de la Turquie (voir de son gouvernement). Cette sorte d’ingérence déplaise à tous les représentants politiques allemands puisqu’elle risque de provoquer des conflits de loyauté. La phrase de Mme Merkel doit aussi être interprétée dans ce contexte.

D’ailleurs, on peut bel et bien s’interroger sur les efforts d’intégration d’une partie de la communauté turque, mais il faut également thématiser la position et les offres de l’Etat allemand vis-à-vis des immigrés turcs. Si l’Allemagne, à l’heure actuelle, investit beaucoup pour intégrer les nouveaux arrivés dans la société allemande, ce n’était longtemps pas le cas. A l’époque où les premiers immigrés turcs sont arrivés, on parlait de "travailleurs invités", en suggérant un séjour temporel. Par conséquent, on s’occupait peu de leur intégration. 

N'y a-t-il pas un décalage paradoxal entre la politique intérieure et la politique extérieure allemande ces dernières années ? Par exemple dans la façon de traiter l'immigration turque résidant en Allemagne et la Turquie de M. Erdogan ?

Edouard Husson : Il s'agit de la question majeure à aborder quand on s'interroge sur la crise politique allemande qui est en train de couver. Pour le dire de façon rapide, la société allemande aspire à la stabilité économique, à l'intégrationdes étrangers, à la cohésion sociale et à un équilibre géopolitique en Europe. Au fond, sans être pour autant une grande Suisse au cœur de l'Europe, l'Allemagne ou plutôt toute la société allemande depuis la réunification rêve de tranquillité.

La société allemande est intégrationniste par rejet des années 1933-1945 . Elle veut préserver un niveau de vie acquis après la Seconde Guerre mondiale, et elle est plutôt pacifiste. Mais a contrario, les choix des dirigeants allemands, avec beaucoup d’hésitations sous Helmut Kohl et Gerard Schröder, et beaucoup moins de prudence sous Merkel ont été en faveur d'une adhésion à la mondialisation menée sur le modèle américain. C'est un choix qui éloigne de la stabilité financière (voir la Deutsche Bank) et qui déchire de plus en plus visiblement le tissu social allemand. En politique étrangère, on assiste, avec Angela Merkel, à une radicalisation en faveur de l'OTAN au détriment de la bonne entente avec la Russie et au risque d'être entrainé dans les conflits du Proche-Orient. Là où on avait observé chez Schröder une certaine réserve (refus d’attaquer l’Irak aux côtés des USA en 2003), Merkel n'a pas su éloigner totalement son pays des conflits initiés par les Américains au Proche-Orient. Avec un effet boomerang : aujourd'hui, la République Fédérale se trouve confrontée à un afflux massif de réfugiés, qui vont vers l'Allemagne car c'est le pays le plus riche d'Europe.

Il y a donc un décalage entre les aspirations profondes de la société allemande, qui a rejeté les horreurs du nazisme, et une politique étrangère de plus en plus teintée d’agressivité, qui contredit le "modèle allemand".

En 2015, Angela Merkel a été un moment présentée comme la favorite du Prix Nobel de la paix, en raison de sa position lors de la crise migratoire. La position allemande a-t-elle été mal évaluée sur cette question ? Quelle est la véritable position du pays, et de ses représentants, sur cette question migratoire ? Existe-t-il un décalage ?

Edouard Husson : Angela Merkel, lorsqu'elle a favorisé un afflux massif de réfugiés et souhaité leur intégration agissait au nom d'une rationalité typiquement occidentale, pour des motivations à la fois économiques et démographiques. Elle a réfléchi selon un homo economicus qui serait détaché de toutes les contingences culturelles, géopolitiques et autres. Comme les élites occidentales vivent largement dans un univers feutré où les sociétéssont considérées avec beaucoup de distance, loin de leur environnement, de leur contexte de vie, la chancelière a été tout particulièrement louée pour son action par les grands faiseurs d’opinion américains ou européens. D'où l'idée alors de lui accorder le prix Nobel. Aujourd'hui, c'est le retour du réel. Autant l'Allemagne avait les moyens d'intégrer un peu plus de réfugiés que d'autres pays en Europe, autant laquantité actuelle des réfugiés n'est pas intégrable sans un énorme effort économique, politique et social ; inévitablement, comme à l’époque de la réunification,  les gouvernements allemands vont se concentrer sur les problèmes intérieurs, au détriment d'autres dimensions et en particulier de la solidarité européenne. Tous les efforts que l'Allemagne effectuera et tous les investissements qu'elle consentira ne seront plus effectués niconsentis ailleurs en Europe.

Quand Angela Merkel a pris sa décision d'accueillir massivement des réfugiés l'année dernière, elle n'a pas consulté ses partenaires européens. Elle partait du principe que si l'Allemagne agissait ainsi, les autres suivraient. Ce ne fut pas le cas, et aujourd'hui cela crée beaucoup de tensions. Avec la France, pour des raisons sécuritaires. Avec les pays d'Europe centrale qui ont le sentiment d'avoir été mis devant le fait accompli par l'Allemagne. Et, ce qui est le plus marquant à mon avis, c'est que l'appel à la loyauté des citoyens allemands d'origine turque a été prononcé à la fin d'une rencontre avec Matteo Renzi et François Hollande. C'est très significatif du fait que l'Allemagne va avoir de moins en moins d'énergie à consacrer à la bonne entente européenne, car elle sera absorbée par sa politique intérieure. A mon avis, c'est un symptômetrès visible de la crise politique allemande qui couve sous nos yeux et qui éclatera au plus tard lors des élections parlementaires de l’automne 2017. Préparons-nous à vivre avec une Allemagne toujours plus auto-centrée, de plus en plus divisée politiquement et de moins en moins prête au compromis européen.

Dominik Grillmayer Les décisions prises par Angela Merkel en 2015 sont loin de faire l’unanimité en Allemagne. Mais sa position a été partagée et soutenue par la majorité des Allemands. Il y a jusqu’à ce jour un grand nombre de bénévoles apportant leur aide aux réfugiés. Mais la gestion de la crise des réfugiés par la chancelière suscite aussi de vives critiques outre-Rhin - même dans son propre camp, comme le montre la profonde dispute entre Angela Merkel et le ministre-président conservateur de la Bavière, M. Seehofer. La perception d’une partie des Allemands que l’Etat a perdu le contrôle suite à l’arrivée d’un million de réfugiés se traduit, entre autres, par l’essor des populistes de l’Alternative für Deutschland (AfD). Face à ces critiques, et notamment après les évènements de Cologne au jour du nouvel an, la grande coalition de Mme Merkel a durci les conditions du droit d’asile, et on discute actuellement des mesures sécuritaires, dont l’augmentation des forces de sécurité. L’objectif est de rassurer la population dont une partie non négligeable redoute aujourd’hui la fameuse parole de Mme Merkel, "on va y arriver".

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