Alerte à l’italienne : cette erreur historique majeure que les Européens "raisonnables" sont en train de commettre<!-- --> | Atlantico.fr
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A gauche, Luigi Di Maio, chef de file du Mouvement 5 étoiles, le 7 mai 2018. A droite, Matteo Salvini, à la tête du parti d'extrême droite la Ligue, le 12 avril 2018, à Rome.
A gauche, Luigi Di Maio, chef de file du Mouvement 5 étoiles, le 7 mai 2018. A droite, Matteo Salvini, à la tête du parti d'extrême droite la Ligue, le 12 avril 2018, à Rome.
©TIZIANA FABI / AFP

Polarisation

Le dernier épisode de la crise politique italienne offre un exemple des blocages qui affectent désormais la plupart des scènes politiques nationales en Europe.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Tandis que les derniers événements politiques italiens semblent produire leurs premiers effets au travers d'une polarisation de l'électorat, notamment sur la question de l'appartenance - ou non - à la zone euro, ne peut-on pas voir justement ce phénomène comme le risque majeur actuel ? Dans une interview donnée au Figaro, un "proche du chef de l'Etat" (Emmanuel Macron) -  avançait l'idée "Dans quatre ans Ruffin sera neuf" laissant ici transparaître une forme de choix concernant l'opposant". Dans quelle mesure peut-on voir ici -ou non - une volonté délibérée, en Europe de repousser toute opposition, aussi raisonnable soit-elle, vers les candidats populistes ou extrémistes ? 

Remi Bourgeot : Le dernier épisode de la crise politique italienne offre un exemple des blocages qui affectent désormais la plupart des scènes politiques nationales en Europe. Au moment de la crise grecque, l’intransigeance allemande avait été souvent pointée du doigt, en particulier au sujet du désastreux manque de réalisme des mesures imposées au gouvernement grec. Nous avons aujourd’hui une situation différente. Les commentaires allemands des dernières semaines ont largement consisté à dire que le cas italien ne pouvait en rien être traité comme le cas grec, du fait de la taille et de l’importance politique du pays. Ainsi le gouvernement allemand a fait preuve d’une prudence certaine sur le sujet, en évitant ce qui aurait pu être dénoncé comme une forme d’interférence comparable au fiasco qu’a été la gestion de la crise grecque. Une fois que Wolfgang Schäuble a quitté le ministère des Finances, la ligne de la maigre coalition en place à Berlin consiste avant tout à rejeter l’idée d’une solidarité accrue vis-à-vis du sud de la zone euro, mais pas tellement à vouloir contrôler au jour le jour l’établissement des budgets nationaux ni la constitution de coalitions gouvernementales dans ces pays. 
En Italie comme en France, l’Europe apparait avant tout comme un enjeu politique de nature en fait très nationale. D’un côté, les défenseurs d’une Europe qu’ils voudraient fédérale ont tendance à vanter un modèle allemand qu’ils ne connaissent souvent pas, en s’imaginant de plus que l’élite allemande a un projet pour l’Europe. De l’autre, les populistes croient aussi que l’Allemagne a un projet pour l’Europe, ce qu’il dénonce pour leur part, et ont tendance à voir en toute chose l’œuvre de Berlin. En vérité le débat allemand, soumis à sa propre crise politique nationale, ne s’intéresse que peu aux enjeux européens, dans un sens comme dans l’autre. 
Le Président italien Sergio Mattarella a choisi d’empêcher une coalition populiste au motif du positionnement sur l’euro et sur l’Allemagne de l’économiste Paolo Savona, qui avait été proposé comme ministre de l’Economie. Les architectes de la coalition s’étaient pourtant faits on ne peut plus discret sur la question de la remise en cause de l’euro. Et le programme de la coalition populiste donnait des gages de préservation du statu quo économique européen, en ne proposant qu’un plan de relance en réalité plutôt banal au moment où le soutien de la BCE s’amenuise. Malgré la superposition de crises politiques partout en Europe, qui naissent de causes au moins en partie communes, ces crises se déroulent selon un jeu avant tout national. La question européenne joue surtout le rôle de catalyseur. L’Allemagne a certes largement profité de la monnaie unique, au moyen notamment de politiques économiques déséquilibrées qui ont nui au reste de la zone. Cependant l’idée de la création de la monnaie unique a essentiellement germé dans l’esprit des élites française et italienne, et tout indiquait au cours des années 1980 et du début des années 1990 que l’Allemagne ne souhait pas s’engager sur cette voie.
Le remplacement du débat démocratique en France et en Italie par une opposition entre centrisme et populisme, focalisée sur le sujet européen, est une impasse reposant sur une illusion autant économique que politique. La tentation est grande pour les dirigeants centristes de développer une stratégie qui repose essentiellement sur les failles ou l’incompétence de leurs adversaires populistes, face à l’éloignement du rêve d’une Europe fédérale. La présidentielle française de l’an passé en a offert une illustration à peu près parfaite. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir les dirigeants tentés de mettre en avant l’un de leurs adversaires comme s’il s’agissait d’un élément de leur stratégie politique. On peut même voir une finesse politique certaine dans l’évocation récente par Emmanuel Macron d’un adversaire comme François Ruffin, a priori capable de mener campagne, cela permettant au passage de neutraliser le parfum de grotesque qui avait caractérisé les débats du second tour en 2017.

Christophe Bouillaud : En l’occurrence sur le cas italien, les réactions sont effectivement pour le moins polarisées. Certains voient dans Mattarella le dernier rempart démocratique du pays contre les barbares incompétents de la Ligue et du M5S, et inversement, ces deux partis et leurs partisans crient au déni de démocratie, au coup d’Etat, etc. En plus, il parait certain que, par son refus de l’économiste Paolo Savona comme Ministre de l’économie du possible gouvernement Ligue/M5S, Mattarella oriente le débat des futures élections vers un dilemme simpliste : rester dans l’Euro au prix d’une austérité perpétuelle et d’une renonciation à l’autonomie démocratique des Italiens en matière économique et sociale, ou le quitter dans un chaos  a priori sans limites pour récupérer la démocratie perdue. Or, sauf à leur faire un procès d’intention, le M5S et la Ligue voulaient surtout appliquer une politique économique plus expansive, négocier ensuite, montrer qu’il existe des marges de liberté, faire un bilan de l’Euro en somme. On verra au soir des prochaines élections si cette simplification profite aux partisans autoproclamés de la pérennité de l’Italie dans la zone Euro, ou si cela ne provoque pas une radicalisation de l’électorat.

En tout cas, sur la question de la gestion de la zone Euro et plus généralement de l’organisation de l’économie européenne, il ne semble pas y avoir moyen terme pour les dirigeants européens. Soit on soutient le statu quo, soit on fait partie des dangereux apprentis sorciers. Il ne faut rien toucher, sauf de manière pour le moins cosmétique. Angela Merkel semble l’avoir rappelé ce soir aux Italiens.

Ce refus de tout débat réel ne peut qu’effectivement exaspérer les esprits et favoriser des positions les plus radicales. Si la réforme n’est pas possible, il ne reste plus que la sécession – comme on l’a vu avec le Brexit. Bien sûr, il y a là une forme de stratégie à repousser l’adversaire vers la radicalité pour le rendre peu crédible aux yeux des électeurs médians, et ce n’est pas nouveau du tout comme stratégie. Par contre, dans le passé, les dirigeants qui usaient de cette stratégie – contre les sociaux-démocrates en RFA dans les années 1960, contre les socialistes en France avant 1981, contre les communistes en Italie dans les années 1950-1970 - pouvaient tout de même s’appuyer sur des résultats tangibles, valables pour des majorités d’électeurs. Aujourd’hui, ce qui est frappant, c’est l’écart entre les prétentions à avoir des bons résultats de la part des  tenants du statu quo et le ressenti du gros de la population. Le Brexit constitue là un terrible exemple : à la fin l’opinion portée par l’UKIP – un parti marginal et bien mal organisé - l’emporte, parce que la majorité des Britanniques ne voient pas les bons côtés du statu quo, bons côtés qui n’existent pas pour eux. Et en plus, cet exemple n’apprend rien à personne parmi nos dirigeants qui continuent imperturbablement à faire la même chose, alors même que des tombereaux d’études savantes montrent l’insatisfaction d’une part croissante des classes populaires et moyennes, partout en Europe en plus.

En quoi cette stratégie pourrait-elle avoir pour effet de condamner de toute forme d'opposition "raisonnable" ? Alors que certains partis revendiquent leurs liens avec la Russie (comme la signature d'un accord de collaboration entre la Ligue du Nord et Russie libre, parti de Vladimir Poutine qui pourrait voir ici une occasion de soutenir l'affaiblissement européen - une proximité qui a également pointée avec le Front national) ou, dans le cas de la France, le rôle que peut jouer le Venezuela pour la France Insoumise, ces partis "populistes ou extrémistes" ne garantissent-ils pas un rôle d'épouvantail politique permettant de neutraliser toute émergence d'une alternative ? 

Remi Bourgeot :Le débat en démocratie libérale nécessite l’existence d’échanges contradictoires au sein de l’élite sur des sujets cruciaux. La conformation à marche forcée de l’élite en France et en Italie à une idée fixe sur la construction européenne a d’autant plus nui au débat démocratique que cette idée repose sur des hypothèses erronées quant à l’adhésion des élites des autres pays, notamment d’Allemagne, à cet objectif. Le libéralisme, qu’il soit politique ou économique, nécessite certes des convictions mais aussi et surtout de pouvoir douter de toute idée présentée comme suprême. L’impératif idéologique qui pèse sur les conditions d’appartenance à l’élite en France et en Italie mène à une impasse sociologique. L’heure est à la reconstitution d’un débat politico-économique mesurée indispensable à la sortie de cette impasse. Les conditions de cette réorientation relèvent plus du partage d’une certaine décence commune, du goût pour des débats contradictoires vifs mais respectueux que de la recherche d’un absolu ou d’un modèle, que celui-ci soit vénézuélien, allemand, russe, norvégien ou bhoutanais. 
Christophe Bouillaud : Oui, il faut bien avouer que ces partis qualifiés de populistes ou extrémistes  y mettent aussi du leur. De fait, il y a toute une question de financement à examiner. C’était évident pendant la Guerre froide pour les Partis communistes qui recevaient de l’argent de Moscou. En fait, quand on se trouve occuper une position extrême au sens spatial dans son système politique national,  et que, donc par définition, on dispose de peu de soutiens dans sa propre société nationale, il est tentant de faire appel à des fonds étrangers, parce qu’il y a toujours un pouvoir étranger trop content d’y voir une source d’influence. Il n’est que trop fascinant de voir à quel point le Moscou de Poutine semble reprendre des habitudes du temps du Moscou de Brejnev, en ayant inversé entre temps le camp favorisé par ces largesses.

Ces liens  financiers ou humains tendent à leur bâtir une image – souvent méritée - d’épouvantail. Mais, en même temps, le fait que les dirigeants des partis centraux du champ politique les traitent à la fois par le mépris et par la surestimation de la menace qu’ils représentent tend à étouffer effectivement les cas intermédiaires d’opposition plus constructive quoique radicale. Il n’est que de voir en France le sort symétrique d’EELV à gauche et de DLF à droite, au regard de FI et du FN respectivement.

Face à une telle force centrifuge de la polarisation politique européenne, comment pourraient exister les personnalités ou forces politiques dont l'objectif serait de sortir de cette situation, et ainsi d'offrir une réelle alternative "raisonnable" tout en ne rejetant pas les partis présentés comme populistes ou extrémistes ? 

Remi Bourgeot : Les projets visant à une Europe fédérale connaissent aujourd’hui une crise existentielle, car il apparait que les conceptions des élites française et italienne sont rejetées par les élites des pays du nord de l’Europe, notamment d’Allemagne. Il s’agit donc d’élaborer un mode de coopération concret qui permette un rééquilibrage économique entre pays membres plutôt que de parachever une improbable construction institutionnelle qui nécessiterait le suicide électoral des élites politiques du nord de la zone euro face à la défiance de leurs opinions publiques respectives. Les évolutions mondiales appellent la réorientation de la coopération européenne vers un modèle plus inclusif socialement et plus haut de gamme sur le plan technologique. Cette réorientation nécessite de remettre les enjeux de développement au cœur du jeu politique. Tout en invoquant un dépassement idéologique, les léviathans institutionnels français, italien et espagnol ont sacrifié leurs efforts ces dernières décennies en vue d’imposer une idée fixe, dont il apparait qu’elle est assez largement rejetée de par le continent. On voit un peu partout désormais des appels à une forme de transe idéologique de la part aussi bien des partisans de cette vision que de ceux qui la rejettent. Cette dynamique croisée relève d’une périlleuse surenchère idéologique sur la base d’un climat intellectuel déjà délétère qui fait l’impasse sur le développement économique et social. Il est indispensable, à ce stade de la crise politique européenne, de revenir à un climat raisonnable qui favorise l’effort intellectuel et à des objectifs concrets de développement qui consistent à permettre à la multitude de gens compétents du pays de coopérer en bonne intelligence.
Christophe Bouillaud : Pour ce qui est du cadre européen, au sens des grands équilibres institutionnels, j’ai bien peur qu’il ne puisse pas y avoir de moyen terme entre la rigidité des uns sur le statu quo et la volonté de tout bouleverser des autres. Après tout, c’est ce moyen terme que Macron proposait en 2017, avec par exemple son idée de démocratiser la zone Euro et de la doter du budget capable de faire contrepoids à la politique monétaire de la BCE. Or on verra ce qu’il restera des intentions de 2017 lors du prochain sommet européen, mais, probablement, il n’en restera rien que quelques réformes minime sur le fond, destiné à rassurer le public français sans effrayer le public allemand. Il n’est que de voir les réactions des dirigeants allemands face à la perspective d’un débat ouvert sur l’Euro par les Italiens fainéants, endettés, etc. Le niveau de blocage est tel que rien ne peut vraiment bouger.

Par contre, pour ce qui est du cadre national, il peut y avoir des situations de ce type-là, comme avec le cas portugais, où le PS portugais fait une politique de rupture, certes très modérée, avec l’austérité en ayant le soutien de deux partis de la gauche de la gauche. Pour en revenir au cas italien, si le Parti démocrate avait accepté de devenir le partenaire de coalition du M5S, on se serait peut-être orienté vers une telle solution honorable d’alternative « raisonnable ». Il se trouve que la direction du PD ne voulait en aucun cas avoir  à travailler avec les gens du M5S et que le PD en plus aurait dû jouer le rôle du partenaire junior de coalition (et non pas le senior comme pour le PS portugais).

C’est donc là plaider pour du cas par cas national, où un parti traditionnel de gouvernement garantit la bonne exécution des obligations européennes auprès du centre européen, tout en se couvrant à sa droite ou à sa gauche en s’alliant avec un ou des partis plus radicaux que lui. Cette configuration suppose bien sûr que le dirigeant du parti central puisse parler aux dirigeants des partis périphériques. En France, cela voudrait dire que les Républicains parlent au FN et à DLF, et que le PS parle à FI et à Génération(s). On n’en est pas encore là.

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