Agression de Bordeaux : face aux défis de la récidive et des troubles psychiatriques, que faire pour reprendre le contrôle de la situation ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Sur les 4 millions et demi d'infractions relevées par la police chaque année, seules 77 000 peines de prison ferme sont exécutées.
Sur les 4 millions et demi d'infractions relevées par la police chaque année, seules 77 000 peines de prison ferme sont exécutées.
©GERARD JULIEN / AFP

Une politique pénale critiquée

L’agression de Bordeaux a fait beaucoup réagir. Elle serait le fait d’un multirécidiviste.

Pierre-Marie Sève

Pierre-Marie Sève

Pierre-Marie Sève est délégué général de l'Institut pour la Justice. 

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Béatrice Brugère

Béatrice Brugère

Béatrice Brugère est Vice-Procureure de la République au TGI de Paris et secrétaire générale du syndicat FO magistrats. 

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Atlantico : L’agression de Bordeaux a fait beaucoup réagir. Elle serait le fait d’un multirécidiviste. Qui sont en France les multirécidivistes ?

Pierre-Marie Sève : Malheureusement, le ministère de la Justice est très avare en statistiques, surtout celles qui pourraient nuire à la réputation gouvernementale. En revanche, c'est un fait criminologique connu qu'environ 5% des délinquants commettent environ 50% des délits. Cette loi de Pareto a été maintes fois démontrée, notamment par le criminologue québécois Maurice Cusson lorsqu'il démontrait par exemple, 5% des jeunes délinquants de Montréal dans les années 1960 étaient responsables de la moitié des délits. Mais l'expérience fût renouvelée dans des écoles en France ou parmi les appelés du contingent en Suisse.

Les multirécidivistes ne sont pas des délinquants comme les autres. Toujours selon les travaux de Maurice Cusson, ils ont un profil bien précis. Il les appelle les délinquants suractifs ou polymorphes. Il est intéressant de noter que ceux-ci ont une tendance à ne pas se spécialiser dans un type de crime ou de délit. Un criminel endurci va peut-être tuer ou agresser, mais il ne paiera pas non plus son ticket de métro. C'est ainsi, par exemple, que lorsque la régie du métro de New York a demandé à s'assurer que les fraudeurs soient tous arrêtés, le crime a dramatiquement baissé à l'intérieur du métro. C'est parce que les criminels sont aussi des fraudeurs. En ce sens également, une étude a prouvé que sur 11 catégories différentes de crimes et délits, seuls 12% des accusés d'un tribunal de la jeunesse n'ont commis qu'une seule catégorie de ces infractions.
L'autre aspect sur lequel Maurice Cusson s'attarde, c'est le mode de vie de ces multirécidivistes. Dans son ouvrage "La délinquance : une vie choisie", il décrit comment ces délinquants aiment la vie facile, ils passent le plus clair de leur temps au bar. Lors de ses entretiens avec ces personnes, en prison, Cusson décrit : "d'abord l'horreur de la routine, des tâches fastidieuses, du joug du petit chef, du petit salaire". Il continue : "Quand les délinquants parlent de la vie qu'ils mènent, ils aiment la contraster avec celle que subissent les travailleurs qu'ils écrasent de leur mépris."
Mais cela va beaucoup plus loin. Plusieurs études ont même remarqué un comportement sexuel déviant : ils se "démarquent par une activité sexuelle précoce, un nombre élevé de partenaires (6 ou plus à 18-19 ans parmi les délinquants de Londres dans les 1970s)." Idem pour le lien avec la drogue, l'alcool, la vie la nuit, etc.

Béatrice Brugère : Le terme multirécidive est en droit beaucoup plus restrictif que la notion de réitération. Il faut pour être considéré comme récidiviste, commettre une infraction de nature similaire à une autre infraction pour laquelle on a été condamné dans les 5 années précédentes. En l’espèce s’agissant de l’affaire de Bordeaux, il n’est pas sûr que l’ auteur soit récidiviste au sens juridique du terme, puisqu’il semble qu’il était connu surtout pour des délits routiers et des infractions à la législation sur les stupéfiants, selon le communiqué du procureur. On peut observer cependant qu’il était multiréitérant et très connu des services de la police.

La question n'est pas tant de savoir qui sont les multi récidivistes, mais que fait notre système judiciaire pour prévenir ces phénomènes de multi récidives ?  En effet, il résulte des statistiques du ministère de l’intérieur pour l’année 2022 une hausse significative des délits et notamment ceux de violences.

Il y a plusieurs facteurs qui peuvent pousser des délinquants à récidiver. L'un d'eux est le sentiment d'impunité, et l'incertitude d'une peine claire, prévisible et effectivement exécutée (selon la théorie de Beccaria).

Notre système judiciaire ne semble pas assez dissuasif pour une certaine frange de délinquants multi réitérants pour lesquels il faut peut-être interroger notre réponse judiciaire.

Mais on ne peut pas parler de récidive de manière générale, il y a trop de profils différenciés et de facteurs qui mériteraient une analyse plus précise sur ces causes de réitération, c’est la raison pour laquelle nous pensons que la criminologie serait un outil précieux pour affiner nos réponses et évaluer notre système.

Il serait intéressant de savoir si au regard de son passé pénal, B. a été incarcéré et si cette réponse aurait été adaptée pour enrayer une dynamique de délinquance. Il semblerait toutefois qu’au regard des éléments que nous possédons il y ait une problématique psychiatrique lourde qui interroge nos capacités de prise en charge.

Le suspect a, après son arrestation, été hospitalisé en psychiatrie. Quelle est la part de troubles psychiatriques plus ou moins graves chez les gens qui ne respectent pas le système judiciaire ?

Pierre-Marie Sève : Encore une fois, c'est difficile de donner des chiffres tranchés car il n'existe pas de statistiques officielles. Un chiffre circule beaucoup, et il avait été notamment repris par un rapport du Sénat, c'est celui de 25% des détenus qui souffriraient de troubles mentaux. Mais ce chiffre ne compte pas les auteurs d'infractions qui sont donc envoyés en unité médicale. Le chiffre monte probablement donc à un tiers.
Béatrice Brugère : C’est un phénomène qui semble en progression et qu’il faudrait évaluer finement car il y a différents degrés de troubles psychiatriques. Cette évaluation n’existe pas à ma connaissance. Pourtant elle est cruciale car elle permettrait de redélimiter le champs de compétence et d’intervention entre la psychiatrie et le judiciaire. En l’état notre système n’est pas adapté pour faire face à des prises en charge massives en lieu et place de la psychiatrie, ce qui pose la question cruciale de ces profils qui sont dangereux pour l’ordre public.

La difficulté pour ces personnes est qu’elles ne sont pas considérées comme « assez atteintes » pour être internées sous contrainte en hôpital psychiatrique, mais présentent néanmoins de lourds troubles psychiatriques.  Les très nombreuses fermetures de lits en hôpitaux psychiatriques depuis les années 90, conduisent les médecins psychiatres à n’interner que les cas les plus « graves ». Les autres sont laissés dehors, avec les risques que cela comporte pour eux-mêmes et pour la société. La difficulté est que les malades (notamment schizophrènes, bi polaires….) ne prennent la plupart du temps leurs traitements, que bien encadrés dans le cadre d’une hospitalisation.  Sans un encadrement strict les contraignant à prendre un traitement, ils peuvent alors présenter des troubles du comportement.

En l’occurrence s’agissant de l’agresseur de Bordeaux, il était diagnostiqué schizophrène et ne prenait plus son traitement. Il a été orienté en hôpital psychiatrique à l’occasion de sa garde à vue.

Notre syndicat est très intéressé par ces questions, nous avons fait récemment un colloque à ce sujet, sur la prison et les problématiques psychiatriques, et préconisons la création d’établissements spécialisés et adaptés.

Concrètement, que faudrait-il faire pour relever la situation ? Comment s’atteler à cette double problématique ?

Pierre-Marie Sève : Il me semble que la loi actuelle a un trou dans sa raquette : aujourd'hui, si vous êtes reconnu irresponsable pénalement, vous ne savez pas combien de temps vous irez en unité médicale spécialisée. En gros, vous serez libéré quand des psychiatres estimeront que vous n'êtes plus dangereux, cela peut être dans 40 ans, mais cela peut surtout être demain matin. Cette incertitude devrait être résorbée, avec, je pense, un minimum d'enfermement proportionné à l'infraction. C'est juridiquement difficile à organiser, mais c'est dans l'intérêt clair du public...

Béatrice Brugère : Il y a un lien entre la faiblesse du système de santé en matière psychiatrique et l’augmentation des profils délinquants souffrant de troubles psychiatriques, ce qui est aussi constaté par ailleurs en milieu carcéral. Sur le plan psychiatrique, cela relève d’une politique volontariste en matière de santé publique.

Faudrait-il revoir la politique pénale française pour l’adapter à ces enjeux ?

Pierre-Marie Sève : A l'évidence, oui. La politique pénale actuelle est toute entière orientée vers la réinsertion et surtout l'évitement de la prison. Sur les 4 millions et demi d'infractions relevées par la police chaque année, seules 77 000 peines de prison ferme sont exécutées, c'est bien trop peu !
C'est une véritable révolution pénale qu'il faut lancer, avec probablement une refonte du code pénal, pour y inclure des peines planchers et une claire limitation des réductions de peines. Le tout devra bien entendu être soutenu par un vaste programme de construction de places de prison. Tout cela pour dire que nous ne sommes pas rendus !

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