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ADP, Française des Jeux, Engie & cie : faut-il automatiquement être en faveur de n’importe quelle privatisation quand on est libéral ?
©JOEL SAGET / AFP

Fausses évidences

Alors que la question de la privatisation des Aéroports de Paris - au travers de la loi Pacte - devient politiquement problématique pour le gouvernement, les opposants au projet dénoncent tour à tour les excès du "libéralisme".

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Charles Dennery

Charles Dennery

Chercheur, Docteur en économie

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Atlantico: Dans un contexte de rejet des privatisations et du libéralisme, pourrait-on réellement affirmer qu'être "libéral" suppose nécessairement d'être favorable aux privatisations ? 

Charles Dennery : Tout dépend de quel libéralisme on parle. Pour des libéraux comme Milton Friedman, Ronald Reagan ou Margaret Thatcher, « l’Etat n’est pas la solution au problème, l’Etat est le problème ». Si Friedman admet que le Marché puisse parfois échouer, pour lui c’est l’exception à la règle des échecs de l’Etat. Ils prônent alors, presque toujours le démantèlement/privatisation des monopoles d’Etat, avec en parallèle une ouverture à la concurrence. On peut néanmoins noter que Mme Thatcher a toujours refusé de privatiser les trains. C’est sous son successeur John Major que cela se fera en 1993.

Mais les libéraux plus modérés – et notamment de nombreux économistes – sont moins dogmatiques. Depuis Ronald Coase (the Nature of the Firm, 1937), l’économie industrielle et la théorie des jeux ont cherché à modéliser le comportement des acteurs au sein d’une firme, et d’une firme sur un marché. Avec ces outils, il est possible d’analyser non seulement les limites d’un monopole public, mais aussi celles d’un monopole privé : faible incitation aux gains de productivité, capture du régulateur, dangers d’une intégration verticale. Le soutien aux privatisations est alors plus prudent, au cas par cas.

Michel Ruimy : Au plan théorique et de manière succincte, pour une meilleure efficience économique, les tenants de la thèse keynésienne accordent à l’Etat un rôle moteur dans la vie économique par la prise en charge d’activités industrielles, commerciales ou de services, jusque-là dévolues au secteur concurrentiel. Les tenants de l’école libérale, quant à eux, font reposer le bon fonctionnement de l’économie sur l’initiative individuelle, l’Etat se contentant d’édicter les règles du jeu et de poser en arbitre. Ils contestent les excès d’un interventionnisme étatique au motif qu’il entraverait, voire « évincerait » le secteur privé de certaines de ses possibilités d’action.

En réalité, cette dichotomie idéologique n’est pas aussi nette. L’économie ne peut minimiser le rôle de l’Etat, - et donc s’en passer - du fait du pouvoir coercitif de celui-ci et de sa puissance financière qui s’appuie notamment sur son budget. En d’autres termes, les gouvernements ne peuvent mener, au plan économique, une politique « noir » ou « blanc » mais plutôt « gris clair » ou « gris foncé » c’est-à-dire, selon leur vision, un keynésianisme libéral ou un libéralisme keynésien. On voit donc bien que, de nos jours, nos dirigeants doivent moins chercher à être idéologues.

L’objectif de la loi Pacte est de « donner aux entreprises les moyens d’innover et de grandir ». Dans ce cadre, les privatisations d’ADP, mais aussi de La Française des jeux et d’Engie, sont destinées à alimenter un « fonds pour l’innovation de rupture » de 10 milliards d’euros, qui servira à financer des projets technologiques (intelligence artificielle, nanoélectronique, etc.). Mais ces 10 milliards d’euros ne seront pas distribués directement aux entreprises : l’argent sera placé en obligations d’Etat, dont les dividendes (à un rendement de 2,5%), rapporteront 250 millions d’euros chaque année. C’est cette somme qui financera l’innovation.

Un autre intérêt de la vente est moins mis en avant : il s’agit simplement de réduire l’endettement de l’Etat. Les cessions des participations de l’Etat doivent faire baisser la dette publique de 0,5 point alors qu’elle devrait atteindre 98,6% du Produit intérieur brut en 2019, selon la loi de finances.

Même si l’Etat n’en détient qu’à peine plus de la moitié, le groupe ADP constitue, en valeur, sa deuxième participation dans les entreprises cotées au CAC 40, après EDF. Cette entreprise pèse environ 10 milliards d’euros, soit près de 12% du portefeuille boursier des participations de l’Etat. Le groupe ADP verse aussi des dividendes, qui s’élevaient à près de 175 millions d’euros en 2018 et qui augmentent proportionnellement à la hausse du résultat net (qui a doublé en cinq ans). Mais pourquoi, alors, vendre le groupe ADP, qui rapporte déjà à lui seul les deux tiers de cette somme, et ne pas se contenter d’utiliser directement une partie des dividendes actuels du portefeuille de l’Etat pour financer l’innovation ?

S’il se considère comme social-libéral, le gouvernement ne doit pas faire systématiquement des privatisations pour « libérer les forces de marché », et encore moins, face à un Etat impécunieux, obtenir des recettes pour répondre aux engagements européens concernant la gestion des finances publiques. Il lui convient d’avoir une vision plus pragmatique.

Quels sont les exemples passés, que cela soit en France, dans le monde anglo-saxon, ou ailleurs, ou les privatisations ont pu montrer leurs limites, même d'un point de vue libéral ? 

Charles Dennery : Les privatisations ratées, en général, ont plutôt concerné les entreprises en monopole naturel. Au Royaume-Uni, les usagers sont mécontents des entreprises privées d’eau (Thames Water) et de trains. Le Financial Times citait par exemple une étude du NAO (la Cour des Comptes britannique) selon laquelle la facture d’eau annuelle a augmenté 30% plus vite que l’inflation sur 30 ans – surtout à cause des dividendes et des taux d’intérêt élevés payés par le privé. Etant en situation de monopole local, et avec une régulation défaillante, les compagnies d’eau n’ont pas fait de gains de productivité.

Les trains sont aussi un domaine particulièrement difficile à privatiser. Le Royaume-Uni, de nouveau, avait privatisé séparément les lignes, l’infrastructure ferroviaire et le matériel roulant. Cela s’est avéré être un désastre, car cela dilue les responsabilités entre les acteurs en cas de problèmes. En 2017, le gouvernement conservateur a également dû interrompre la concession de Virgin Train East Coast. L’entreprise avait enchéri trop cher pour la concession et n’était pas profitable. Le fait que le secteur privé puisse prendre ses gains quand tout va bien et laisser ses pertes à l’Etat en cas de soucis a choqué.

Le Japon est l’exception d’une privatisation des trains parfaitement réussie : certaines lignes n’ont pas augmenté leurs prix en 30 ans (l’inflation étant certes faible au Japon), sans la moindre subvention publique ! Parmi les raisons de ce succès, des concessions d’une durée raisonnable qui favorise l’investissement (30 ans), une régulation efficace des prix, et l’intégration ligne-rails-matériel.

Michel Ruimy : Je prendrai comme exemple la privatisation du rail en Grande-Bretagne et au Japon.

La privatisation en Grande-Bretagne date de 1994. Aujourd'hui, 25 ans plus tard, il y a une vingtaine de sociétés privées pour faire circuler les trains. La maintenance est assurée une société publique-privée.

Ce fractionnement du réseau n’a pas amené de rationalisation, bien au contraire. Les investissements ont été insuffisants pendant des années et on cite souvent le terrible accident de Hatfield, près de Londres, en l’an 2000 causé par le mauvais état des rails. Moins dramatique, mais tout aussi révélateur du manque d’investissement, il n’existe pas de ligne à grande vitesse en Grande-Bretagne, sauf pour l’Eurostar entre Londres et le tunnel sous la Manche. Au plan tarifaire, les billets sont environ 30% plus chers qu’en France. Le coût de fonctionnement du réseau du chemin de fer britannique est 40% plus élevé que celui du reste de l’Europe.

Pour quels résultats ? L’Etat britannique - donc le contribuable - est obligé de subventionner le train privé. Le service est souvent défaillant. Près du quart des personnes qui se déplacent quotidiennement en train pour aller travailler, sont debout, sans compter les nombreux retards et les annulations de trains à la dernière minute. Récemment, un sondage révélait que près de 60% des Britanniques souhaiteraient une renationalisation.

Au Japon, la privatisation date de 1987, soit plus de 30 ans. La société nationale est scindée en sept compagnies, par zones géographiques. La privatisation a été décidée en raison du surendettement le la compagnie nationale plombée par le développement du train à grande vitesse, le Shinkansen.  

Côté positif, le train japonais n’est quasiment jamais en retard. Le niveau de service est resté élevé dans les sociétés privées de chemin de fer, les gares se sont modernisées et accueillent parfois des centres commerciaux.

Mais les sept compagnies ne sont pas logées à la même enseigne. Celle qui desservent des zones très urbanisées comme Tokyo, Nagoya, Kyoto ou Osaka, vont bien. En revanche, les autres compagnies sont en difficulté financière, car ces zones sont éloignées des centres économiques avec une population vieillissante. Pour s’en sortir financièrement, une de ces compagnies a diversifié ses activités, notamment avec des trains à thème pour touristes afin de faire découvrir le territoire.

Avec le recul, les excès du libéralisme en matière de privatisation d’entreprises ont montré leurs limites. Le consommateur n’a pas nécessairement profité de ses bienfaits. Outre le rail, ce constat peut être fait dans d’autres domaines. Ceci ne veut pas dire non plus, qu’une entreprise nationalisée enregistrerait de meilleures satisfactions. En toutes choses, il faut faire preuve de discernement. 

Quels seraient les fondamentaux d'une "privatisation réussie" ? Doit-on considérer qu'une concurrence excessive pourrait s'avérer néfaste dans certains cas, ou dans certains secteurs ? 

Charles Dennery : En général, une privatisation réussie doit s’accompagner d’une mise en concurrence. C’est la mise en concurrence qui force l’entreprise privatisée à être performante, à minimiser ses coûts et ses prix, et augmenter la qualité de ses produits ou de ses services. La concurrence est rarement mauvaise en soi. On peut vouloir ou non laisser deux concurrents fusionner (cf l’exemple Alsthom-Siemens) ; mais il y a peu de raisons valables à empêcher un nouvel acteur d’entrer sur un marché, s’il le souhaite.

ADP est aujourd’hui en situation de monopole pour les vols Paris-province et Paris-étranger. ADP est éventuellement en concurrence avec Londres ou Francfort pour les escales entre l’Amérique et l’Asie ou l’Afrique, mais ce n’est pas la majorité de son chiffre d’affaire. Une vraie concurrence supposerait de mettre en concurrence Orly et Roissy, voire de construire d’autres aéroports en Ile de France. Comme à Londres, avec 6 aéroports en périphérie, où il y a une réelle concurrence, au moins pour les courts et moyens courriers (les longs courriers passant surtout à Heathrow). Ce n’est pas près d’arriver.

Si l’on veut vraiment privatiser un monopole public, alors il faut faire extrêmement attention aux conditions de privatisation, et à la régulation ensuite. Si le concessionnaire est un groupe de BTP, il faut surveiller les prix facturés par la filiale BTP à la filiale « concession ». Si c’est un groupe financier, attention aux taux d’intérêt des prêts du groupe vers la filiale « concession ». Tout cela suppose, tant chez le législateur que chez le régulateur, une bonne connaissance économique et juridique pour permettre la traduction dans la loi et le contrat d’incitations économiques fines. Mais aussi un cadre juridique stable ou au moins prévisible, pour éviter tout litige futur entre l’Etat et le concessionnaire.

Michel Ruimy : Un des arguments souvent avancés pour une privatisation réussie réside dans un moindre prix du service rendu. C’est, en théorie, une condition sine qua non. Mais, on ne parle que rarement de la qualité de la prestation après la privatisation.

Une privatisation réussie n’est pas une simple question de transfert de propriété du public au privé, mais aussi un processus de transformation des entreprises pour une performance et une compétitivité accrues. Pour réaliser cet objectif, il convient d’assortir le transfert de propriété de conditions de marché. Le transfert de propriété de monopole public au monopole privé ne fera guère mieux.

Une mise en œuvre réussie d’une politique de privatisations suppose qu’elle ne heurte pas la conception prévalente de l’intérêt général, qu’elle trouve des marchés financiers capables de l’absorber sans compromettre l’équilibre entre l’Etat, la communauté financière et l’industrie et bien sûr, qu’elle offre une prestation de qualité équivalente voire supérieure tout en satisfaisant les actionnaires.

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