À quoi pourrait ressembler la gilet-jaunisation du mouvement agricole ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"Si les présidents de syndicats se gardent de lancer ce genre d’appel, beaucoup parmi les manifestants ressentent le besoin d’un soutien populaire", estime Antoine Jeandey.
"Si les présidents de syndicats se gardent de lancer ce genre d’appel, beaucoup parmi les manifestants ressentent le besoin d’un soutien populaire", estime Antoine Jeandey.
©Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Colère populaire

Qui pourrait grossir les rangs des agriculteurs ? Dans quel but ? Pour aller jusqu’où ? Focus sur cette « gilet-jaunisation » du mouvement que craint tant notre exécutif... alors que sous certains angles, elle pourrait se révéler positive pour notre société.

@agric15 est un jeune éleveur en Aubrac, et se présente lui-même sur X (ex Twitter) comme « grande gueule, grognard, défenseur de nos traditions ». Dans l’une des vidéos publiées sur ce compte très suivi, il espère franchement une mobilisation en faveur des agriculteurs : « On va avoir besoin du soutien de tout le monde, dit-il en substance. N’oubliez pas, nous sommes le premier maillon de la chaine ! »

Nous y voilà. Si les présidents de syndicats se gardent de lancer ce genre d’appel, beaucoup parmi les manifestants ressentent le besoin d’un soutien populaire. Les sondages, favorables, sont une chose, les marques ostensibles d’amitié une autre. 

En revanche, les syndicats agricoles qui encadrent ce mouvement redoutent la récupération. Quand des écologistes disent vouloir manifester avec eux, ils les rejettent. Et contrairement à d’autres manifestations du passé, qui « naturellement » ratissaient large, celle-ci démarre avec des revendications agricolo-agricoles. C’est donc par rapport à ce monde agricole que se positionnent les soutiens. 

La sénatrice Sylvie Goy-Chavent siège à la commission des Affaires étrangères et de la Défense, elle n’est aujourd’hui intéressée directement à aucun dossier agricole au Sénat. Pourtant, sans chercher à faire parler d’elle (elle n’est pas allée se faire filmer sur un barrage par exemple), elle a mis à l’envers la photo de couverture de son compte Facebook. Elle a même réalisé un petit montage, inscrivant le nom de son département d’élection (l’Ain) à l’intérieur d’un panneau de commune, le retournant ensuite donc, pour répondre au slogan des manifestants « on marche sur la tête ».

« Un modèle de société à repenser »

Alors pourquoi ce soutien spontané ? « Déjà, parce que je suis fille de paysans et que je sais combien ce métier est difficile. Ensuite, je ne comprends pas pourquoi les rémunérations sont aussi faibles pour des gens qui travaillent, beaucoup, tous les jours, car les bêtes dont ils s’occupent ne s’arrêtent pas de respirer le week-end. Je constate que les bénéfices des grandes surfaces augmentent au fil des années, et parallèlement le revenu agricole baisse. Il y a eu une loi pour ça, je ne fais pas partie de la commission Économie, je ne l’ai donc pas discutée, en revanche je l’ai votée en hémicycle. Or j’apprends que cette loi Egalim est détournée avec des importations de l’étranger... Derrière, les effets sont dramatiques. Je ne sais pas si le chiffre de deux suicides d’agriculteurs par jour est encore valable aujourd’hui, mais le fait est qu’il y en a toujours trop. Il existe aujourd’hui en France un énorme sentiment d’injustice et d’inégalité. Prenons le sujet des phytosanitaires. Je ne suis pas scientifique, je ne vais pas vous dire que je suis pour ou contre, en revanche comment accepter que nous ne respections pas les mêmes règles que nos voisins européens en la matière ? Soit on considère qu’ils sont mauvais pour la santé, dans ce cas on les interdit dans tous les pays européens d’une part, et on interdit toute importation d’aliments issus de cultures avec leur utilisation d’autre part. Soit on les accepte chez nous de la même manière que chez nos voisins européens. »

À travers l’exemple cité, on comprend que la sénatrice veut aussi élargir le débat au-delà de l’agricole. « Il n’y a pas qu’en agriculture que nous manquons de cohérence. C’est tout un modèle de société qu’il nous faudrait repenser. Ne plus avoir de distorsions de concurrence entre pays voisins, c’est à cela que doit servir l’Europe. Également à protéger de concurrences déloyales lorsque les règles ne sont pas respectées. »

« L’agriculteur est le pivot du repeuplement des territoires ruraux »

Les manifestations d’agriculteurs sont donc le préliminaire à une réflexion d’ensemble sur notre société. C’est également dans cette logique que s’exprime Agnès Le Brun, ancienne députée européenne puis maire de Morlaix (Finistère), aujourd’hui conseillère régionale d’opposition. Si sa photo de profil Facebook figure également à l’envers, c’est parce qu’elle positionne les agriculteurs au centre d’un grand projet qu’elle aimerait voir émerger en faveur de la ruralité : « Je suis dans une région, la Bretagne, qui va devoir accueillir 500 000 nouveaux habitants d’ici à 2040 (Ndlr : il s’agit de prévisions de mouvements de populations, pas de natalité). Est-ce qu’on va accueillir tous ces gens en les entassant dans des tours aux périphéries des villes, ou va-t-on plutôt les répartir sur l’ensemble du territoire, dans toutes les communes rurales ? Si l’on choisit la deuxième option, on se doit d’avoir tout ce qu’il faut pour les accueillir. Et les agriculteurs sont évidemment un moteur essentiel de la ruralité. Au-delà du fait qu’ils nous nourrissent, ils entretiennent et façonnent les paysages. Ensuite, un choix stratégique politique doit autoriser le développement de ces territoires, grâce à la fibre, la dématérialisation qui l’accompagne, en réintroduisant des services publics... Mais tout cela commence déjà par conserver nos agriculteurs, d’abord en les considérant comme des chefs d’entreprise responsables, ensuite parce que sans eux la ruralité perdra toute attractivité. On n’accueille pas avec des friches. L’agriculteur est le pivot du repeuplement des territoires ruraux, et l’agriculture bretonne la corne d’abondance de la souveraineté alimentaire de notre pays. »

Le précédent des Bonnets rouges

Également dans le Finistère, Thierry Merret est un peu plus qu’un maraicher avec le souci, à sa retraite, de transmettre son exploitation, fruit d’une vie de travail, alors qu’aucun repreneur ne s’y intéresse... Il est plus qu’un ancien cadre de la Fnsea, toujours impliqué dans sa chambre d’agriculture. En 2013, il avait fait trembler le gouvernement Valls en étant à l’origine (avec quelques autres instigateurs) des Bonnets Rouges. Toute la Bretagne se souvient du démontage des portiques sur les routes et autoroutes, des slogans contre l’Ecotaxe, de l’ampleur de ce mouvement alors sévèrement réprimé par les forces de l’ordre (plusieurs blessés graves). « Ce n’était pas la même chose qu’aujourd’hui, se souvient le rebelle. J’étais Fnsea, il y avait des syndicalistes FO ou CGT, des non syndiqués... Mais nous avions tous abandonné l’idée de promouvoir ces appartenances, nous étions tous, chefs d’entreprise, salariés, sympathisants de tous bords, des Bonnets rouges, avec une revendication commune : éviter de rendre les routes bretonnes payantes, ce qui aurait eu pour effet de mettre à mal l’emploi en Bretagne. »

Il a donc l’expérience d’une mobilisation allant largement au-delà du monde agricole. En revanche, le contexte était différent : il ne s’agissait pas d’un mouvement uniquement agricole à la base, avec l’espoir de voir s’y agréger d’autres corporations ; dès le commencement, les revendications étaient d’ordre général. « Je ne sais pas comment peuvent évoluer les manifestations actuelles, analyse-t-il. Ceux qui viennent avec les agriculteurs le font localement, avec leurs propres revendications : les taxis veulent des remboursements des courses de santé plus rapides, le BTP vient ici et là avec ses propres objectifs... Après, comment dire, c’est bien d’être à plusieurs, mais il faut faire attention. Au niveau des agriculteurs, nous avons des différences de points de vue, mais nous pouvons manifester avec la Coordination rurale. Il y en avait parmi les Bonnets rouges. En revanche, pas avec la Confédération paysanne. Elle est trop proche des écolos et d’associations qui saccagent des exploitations agricoles. Trop proche de ceux qui rentrent dans des fermes pour tout casser. Et plus généralement, plus il y a de monde, plus c’est compliqué d’encadrer les manifestations. On risque d’avoir quelqu’un s’étant invité tout seul qui vienne pour de la casse, alors que la volonté des organisateurs aura été de l’éviter. » 

En fait, Thierry Merret pense, en premier lieu, à la satisfaction des agriculteurs. « Je n’entends pas parler des organisations de producteurs pour la future loi agricole. Alors que si nous étions organisés par productions, nous serions plus forts au moment des négociations avec les centrales d’achat des grandes surfaces... »

Les bottes de la solidarité

Dominique Pipet est un habitué des revendications agricoles. En son temps, cet éleveur avait écrit une lettre ouverte au Président Jacques Chirac pour l’interpeller sur la misère paysanne... En trempant la plume dans son sang en guise d’encre. Depuis, il est de toutes les manifestations de son syndicat, la Coordination Rurale. Le voilà aujourd’hui (lundi, Ndlr) sur un barrage d’autoroute, au niveau Poitiers Sud, alors qu’il est désormais âgé de 68 ans et retraité. Mais c’est plus fort que lui, le revoilà sur le pont. Et l’expérience parlant, tel un grognard qui a mené tant de campagnes pour finalement se sentir obligé d’y retourner faute de résultats, il pense de suite à grossir les rangs. 

Sur son mur Facebook, en lecture tous publics, il écrit : « En soutien à tous les agriculteurs Français je vous demande de mettre des bottes sur les plages arrière de vos voitures (merci) ». Cette petite phrase parue sur un compte qui ne figure pas parmi les plus suivis ne va pas changer la face du mouvement. Mais elle est significative du besoin ressenti de partager le combat avec d’autres, ou à tout le moins d’être soutenu au-delà de la profession. « Plusieurs sondages affirment que notre mouvement est populaire à plus de 80 %, alors que tout le monde nous montre sa solidarité ! », balance-t-il. Pour lui, la réussite du mouvement passe par un intérêt généralisé. « J’en ai marre de balancer du lisier sur les préfectures, on n’obtient jamais rien. C’est pour ça qu’il faut bloquer Rungis ; quelques jours, le temps que tout le monde se rende compte que la bouffe, c’est important. Qu’on ne peut pas s’en passer. Si on tue les paysans, il n’y aura plus rien à manger. On doit aider les gens à réfléchir à ce que nous subissons... » Jusqu’où espère-t-il un engouement populaire ? « Toutes les révolutions ont commencé par une jacquerie... » avance-t-il avec malice avant de rassurer : « Je ne lance pas d’appel à une mobilisation hors norme. Je ne veux pas une révolution dans le pays. Juste être payé dignement pour le travail fourni... »

Dans tous les cas, la mobilisation du monde agricole fait réfléchir. Ses participants, ceux qui les observent. Les uns se demandent comment obtenir le plus fort soutien extérieur possible, les autres comment les aider dans leur quête, et avec quel projet impliquant la société entière. Si cette forme de « gilet-jaunisation » devait avancer, elle pourrait aboutir à la demande d’un nouveau contrat sociétal d’ampleur, allant bien au-delà des demandes des manifestants d’aujourd’hui. Si les craintes du gouvernement concernent les violences qui avaient dénaturé la vocation initiale des Gilets jaunes, il se trompe probablement. L’encadrement syndical agricole reste un gage de tempérance dans l’action. En revanche, politiquement, il est demandé à ce gouvernement un regard bien différent que celui qu’il a adopté jusqu’alors. Une communication fine avec une sémantique adaptée ne suffira plus. La poussière entassée sous le tapis réclame un traitement plus en profondeur.

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